Nobiliaire et armorial de Bretagne/Préface

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PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION

publiée en 1862.



L’accueil bienveillant qu’a reçu la première édition du Nobiliaire de Bretagne nous a engagé à reprendre notre travail, et pour rendre cette nouvelle édition moins imparfaite, nous avons adressé un appel aux intéressés. Cet appel a été entendu ; une vaste correspondance en a été la conséquence et un échange de deux mille lettres environ, prouve que nous n’avons épargné ni veilles ni soins, pour mettre en lumière tout ce qui est à l’honneur de la noblesse bretonne. Mais nous avons à signaler les modifications apportées à notre œuvre primitive et à expliquer l’extension donnée au titre de cette nouvelle édition qui, au lieu de 4,000 familles, en renferme environ 8,000.

En général, les auteurs héraldiques se divisent en deux classes bien distinctes : les austères et les complaisants. Les seconds, et ce sont de beaucoup les plus nombreux, se livrent à une spéculation que la vanité de certaines familles fait quelque fois réussir. Sous la baguette vénale de ces prestidigitateurs, des races, éteintes depuis des siècles, se trouvent merveilleusement ressuscitées, surtout lorsque l’homonymie prête au change. Les généalogistes austères, infiniment plus rares pèchent de leur côté par un autre défaut. Jaloux de l’illustration de la noblesse dont ils se sont constitués les gardiens, ils n’admettent dans leur livre d’or que les descendants bien authentiques de la chevalerie des croisades, rejetant dans la bourgeoisie de nombreuses familles qui ont la prétention, souvent fondée, d’en être sorties, et condamnent irrévocablement toutes celles qui n’ont pas établi leurs preuves à la Réformation de 1668-1671. Un procédé si exclusif ne tend à rien moins qu’à embaumer la noblesse, au lieu de la conserver, et à faire d’un nobiliaire un musée de momies. En effet, comme nous l’avons remarqué ailleurs, « combien reste-t-il de familles pouvant remonter authentiquement jusqu’à l’établissement des noms héréditaires au XIe et principalement au XIIe siècle ? — Des calculs basés sur des vérifications plusieurs fois renouvelées dans les chartes de notre histoire, font connaître que les familles qui y sont mentionnées, ont disparu à raison de deux cinquièmes par siècle. Aussi les familles patriciennes, décimées par les guerres et les révolutions, seraient bien clairsemées de nos jours, si la noblesse ne s’était pas recrutée au moyen des anoblissements, dans une proportion au moins égale aux extinctions[1]. »

Partisan avant tout de la vérité historique, sans transaction, comme sans favoritisme, mais sans parti pris d’exclusion, nous avons cherché à nous distinguer à la fois des austères et des complaisants ; nous n’avons d’ailleurs qualité ni pour réformer des jugements souverains, ni pour suppléer à ceux qui n’ont point été rendus ; notre rôle, beaucoup plus modeste, est celui de rapporteur impartial et en même temps bienveillant. Nous méprisons et les auteurs envieux et les auteurs faméliques, pamphlétaires ou adulateurs suivant le prix qu’ils trouvent de leur plume. — La vérité, rien que la vérité, mais pas toute la vérité, si elle a quelque chose de blessant pour des familles respectables. Dans cette mesure, nous avons pensé que le meilleur moyen de donner aujourd’hui de l’intérêt à une publication héraldique, était d’innover dans la forme et d’élargir son cadre en dehors des arrêts de la Réformation de 1668-1671, dont le dispositif a été tant de fois imprimé. Deux siècles se sont écoulés depuis cette époque, et les familles nobles ressemblent aux feuilles de la forêt : il en tombe et il en naît à chaque hiver et à chaque printemps. Que de printemps et que d’hivers, plusieurs terribles, se sont succédé depuis 1668 ! Si déjà, à la Réformation, on avait éliminé toutes les familles qui ne justifiaient pas de deux siècles de notoriété, combien auraient été déclarées nobles ? — Un bien petit nombre, puisqu’il aurait fallu défalquer toutes les familles anoblies par charges. Aujourd’hui, nous avons le produit de deux siècles à recueillir, sans compter les familles qui n’ont pas fait valoir leurs droits ou prétentions en 1668 et celles qui n’ont pas pu ou su en obtenir la consécration ; et, pour atteindre ce but, nous avons réuni, à l’instar des Anglais, la gentry à la nobility. Or, l’ancienne bourgeoisie de deux siècles au moins est la gentry française. Sa présence dans un ouvrage qui n’est plus seulement un Nobiliaire, mais aussi un Armorial, se justifie de plus en ce que les arrêts de maintenue, qui prouvent bien la noblesse des familles qu’ils mentionnent, ne prouvent pas absolument la roture des autres.

Il n’y eut, en effet, à produire leurs preuves en 1668 que les familles qui furent appelées à les présenter. Un arrêt du Conseil d’État du 22 mars 1666 prescrivait à tous les notaires de donner communication de leurs registres, protocoles et minutes et d’envoyer aux préposés et commissaires départis pour la recherche des usurpateurs, les noms et demeures de tous les individus qui dans ces actes avaient pris la qualité d’écuyer ou de chevalier et s’étaient fait mettre, de leur autorité, au nombre des exempts dans les rôles des tailles des trois dernières années[2]. On n’imposait pas aux curés, détenteurs des actes de l’État civil, la même obligation qu’aux notaires ; aussi les actes d’église n’étaient reçus dans toutes les preuves que comme justificatifs de filiation et jamais de qualité. C’est donc à tort qu’on les invoque aujourd’hui en légitimation de titres nobiliaires. Remarquons aussi que, sous l’ancien régime, il n’a été exercé aucune poursuite pour adjonction à un nom patronymique d’une particule ou d’un nom de terre, lorsque ce nom n’appartenait légitimement à aucune autre famille. On réprimait seulement l’usurpation des qualités de chevalier ou d’écuyer caractéristiques de noblesse et emportant exemption des impôts roturiers, seule chose qui intéressât le fisc. Toujours est-il que les assignations n’atteignirent ni les absents ni les présents qui n’avaient pris aucune qualification, ni les mineurs, ni ceux dont la noblesse dormait et qui s’abstenaient temporairement, tandis qu’ils faisaient usage de bourse commune, c’est-à-dire de négoce, de s’attribuer une qualification avantageuse. La preuve de ce que nous avançons se trouve dans les arrêts obtenus postérieurement, qui renferment un grand nombre de réhabilitation de déboutés. Les condamnations, comme l’on voit, n’étaient pas absolues ; elles prouvaient plutôt l’insuffisance de preuves que l’usurpation. La Haute-Bretagne particulièrement abonde en familles de vieille bourgeoisie ayant un débouté pour auteur. Ces familles se considéraient comme supérieures à la petite noblesse et s’alliaient fréquemment à la meilleure. Les omettre dans un armorial, ce ne serait pas donner un tableau fidèle de la société bretonne, à une époque où l’aristocratie était comptée pour quelque chose. D’ailleurs, ainsi que nous l’avons fait observer, si l’on peut avec quelque certitude dire que telle famille est noble, il est beaucoup plus difficile d’affirmer que telle autre ne l’est pas ; et si, comme de bons auteurs le prétendent, nobilis vient de noscibilis, des articles un peu détaillés sur les familles sont ce qu’il y a de mieux pour établir les distinctions. La récapitulation des emplois peut même remplacer un arrêt, puisqu’elle donne directement la notoriété qui est le point capital.

C’est par ces motifs qu’on s’est résolu à donner dans cette nouvelle édition les noms et armes des familles regardées, il y a deux siècles, comme nobles, parce que dès lors et de temps immémorial elles vivaient noblement et tenaient terres et fiefs nobles, ce qui fait déjà présomption de noblesse en leur faveur. En effet, indépendamment de la noblesse de race, et de celle acquise par lettres-patentes ou par charge, la noblesse s’acquérait aussi par la tierce foi, c’est-à-dire qu’un roturier acquérant un fief, ses descendants étaient nobles au troisième hommage du même fief et partageaient noblement à la troisième génération. Aussi disait-on : la terre fait l’homme ; mais l’ordonnance de Blois, rendue par Henri III au mois de mai 1579, portant que « les non nobles ne seront pour ce anoblis, » révoqua ce privilège[3].

Plus une prétention est ancienne, plus elle est respectable : ne pourrions-nous pas rappeler, au profit de ces familles qui n’ont pas obtenu d’arrêt favorable à la Réformation, un mot de l’empereur d’Allemagne Joseph II ? Questionné, lors de son voyage en France sur les droits des seigneurs de Noailles à appartenir à la maison de Lorraine : « J’ignore s’ils sont effectivement de ma famille, répondit le prince, mais depuis huit cents ans ils le prétendent. »

Dans un manuel d’archéologie héraldique, les armes des familles déboutées ne sont pas moins à leur place que les autres, attendu qu’elles figurent tant sur des monuments de toute nature dont leurs ascendants ont été les fondateurs, donateurs ou possesseurs, qu’en alliance dans quantité d’écussons ou d’arbres généalogiques. Or, comment se rendre compte de l’origine de ces monuments, si aucun ouvrage ne contient la collection complète des armoiries des familles de Bretagne ? Nous avons vérifié que, lors des recherches de 1668-1696, 2084 familles bretonnes avaient été maintenues dans leur noblesse. De ces familles, il n’en reste plus aujourd’hui qu’environ 600 et il s’en éteint chaque jour. De là la nécessité d’ouvrir les pages de notre livre, non aux parvenus, mais aux arrivés, sous peine de voir disparaître dans un prochain avenir les derniers gentilshommes et privilégiés.

Nous avons encore extrait de l’Armorial général de France, de d’Hozier, créé par édit de novembre 1696[4], les noms, surnoms, armes et qualités de tous les officiers d’épée, de robe et de finance, qui jouissaient, à cause de leurs charges, états et emplois, de quelques exemptions et droits publics. De tout temps, les familles bourgeoises avaient pris d’elles-mêmes des armoiries ; le timbre seul marquait la qualité ; l’Armorial de 1696 ne leur conféra point un droit nouveau, mais il leur fit payer une finance, sous prétexte de les réglementer.

Ce serait donc une grande erreur de croire que le port d’armoiries constituât une marque de noblesse ; l’édit du Roi, de novembre 1696, en prescrivant l’enregistrement et délivrance des brevets d’armoiries, ne laisse subsister à cet égard aucune équivoque et spécifie formellement au contraire « que ces brevets ou lettres ne pourront en aucun cas être tirés à conséquence pour preuve de noblesse. » Aussi les provinces, les villes, les juridictions, les abbayes, les chapitres, les universités, aussi bien que les communautés laïques et séculières, les confréries et les corporations d’arts et métiers avaient des armoiries propres, qui, comme celles des personnes, furent soumises au droit d’enregistrement fixé par un tarif réglé au conseil royal des finances.

La pensée qui dicta la création de l’Armorial général fut donc exclusivement fiscale, quoique déguisée dans le principe sous le prétexte « de retrancher les abus qui s’étaient glissés dans le port des armoiries et de prévenir ceux qui s’y pourraient introduire dans la suite. »

Maître Adrien Vannier, bourgeois de Paris, traita du recouvrement des droits de finance pour l’enregistrement des armoiries, sur la proposition qu’il fit de verser au trésor royal la somme de 7,000,000 de livres, à la remise du sixième et des deux sols pour livre, soit net : 5,833,333 livres 13 sols 4 deniers. Il fournit des cautions, et un arrêt du conseil du 22 janvier 1697 prononça une amende de 300 livres contre ceux qui ne se conformeraient pas aux prescriptions de l’édit. Par arrêt postérieur, il fut enjoint aux femmes veuves ou mariées de faire enregistrer leurs armes propres et de payer 20 livres pour le droit de les porter séparément ou accolées. C’était donc une somme de 40 livres à acquitter pour l’enregistrement des blasons du mari et de la femme. Un nouvel arrêt du 5 mars 1697 étendit la mesure de l’enregistrement à toutes personnes qui, étant majeures et non mariées, prétendaient qu’il suffisait que leurs père et mère, encore vivants, eussent fait enregistrer leur blason. Plusieurs, pour se soustraire à cette obligation, effacèrent leurs armoiries sur leur maison, leurs meubles, leurs tableaux, leur vaisselle, leurs cachets ou autres ornements ; d’autres, surtout dans les familles déboutées en 1668, avaient négligé ou refusé de les faire enregistrer ; par un nouvel arrêt du 3 décembre 1697, le Roi ordonna d’autres mesures pour contraindre d’office les récalcitrants à fournir une description de leur blason et à payer le droit d’enregistrement, moyennant lequel ces armoiries seraient portées héréditairement. Mais il faut distinguer entre celles déclarées par les familles et portées avant et depuis la création de l’Armorial et celles données d’office, parce qu’on avait négligé de les fournir. Car après avoir battu monnaie, au moyen des armes déclarées et par les gentilshommes et par les bourgeois possesseurs de fiefs ou revêtus de quelques fonctions judiciaires ou de finance, les traitants, voulant rendre la mesure la plus productive possible, descendirent jusqu’aux marchands dans les villes. C’est dans les suppléments de l’Armorial que se trouvent les armes composées pour les personnes de condition inférieure qui n’en avaient pas déclaré, et qui, contraintes au droit d’enregistrement, ne retirèrent pas leurs brevets. Ces armes de fantaisie, où règnent un mauvais goût héraldique et une prétention d’armes parlantes ou de jeux de mots ridicules, ne méritent pas d’être tirées de l’oubli et nous n’en reproduisons quelques-unes que dans l’impossibilité d’en affecter d’autres aux familles qui, par la suite, exercèrent des charges anoblissantes. D’ailleurs beaucoup de familles notables, en possession d’armoiries qu’elles ne déclarèrent point, ont continué à les porter sans se préoccuper des armes arbitraires qui leur sont attribuées par d’Hozier[5]. Les familles dont les noms composent notre recueil, sont, comme l’on voit, bien loin de se valoir au point de vue nobiliaire. Il est évident que celles qui ont obtenu des arrêts de maintenue de noblesse, en 1668 ou postérieurement, sont hiérarchiquement supérieures à celles qui ont été déboutées ; que, parmi ces dernières, celles qui avaient été reconnues nobles, aux réformations antérieures des XVe et XVIe siècles, ont plutôt été condamnées pour insuffisance de preuves que pour usurpation de qualité ; enfin, que toute famille déboutée est encore supérieure à celle qui n’a à présenter qu’un brevet d’armoiries déclarées, délivré en 1696.

Avec ces variétés d’origine, il ne serait donc pas juste de les confondre entre elles. Toutefois, nous avons cru devoir établir pour les unes et pour les autres le même ordre alphabétique, craignant, en établissant des catégories, d’échouer dans la pratique, les nuances n’étant pas toujours assez tranchées pour être distinguées. Chaque classe se fond par degrés insensibles dans celle qui la suit, et nous ne pouvions, sans quelque arbitraire, fixer le point de séparation. Nous nous sommes donc spécialement attaché aux dates, aux faits et aux charges. La rédaction de l’article d’une famille fait connaître ce qu’elle est, indépendamment des arrêts intervenus à son égard. Ce n’est pas qu’il faille passer ceux-ci sous silence, mais ils ne doivent apparaître que comme une sorte de consécration de l’exposé.

Toutes les familles maintenues en 1668, conservant la mention de leur arrêt de simple ou d’ancienne extraction, de leur qualité de chevalier ou d’écuyer, il ne peut y avoir à leur égard aucune incertitude. Pas plus d’incertitude pour celles qui ont été maintenues ou anoblies depuis, leur titre étant cité. Pour la plupart des familles éteintes avant 1668, la mention des anciennes réformations est un titre positif, et nous laissons à la discussion ce qui est incertain, comme le soin de désigner, parmi les titulaires de certaines charges anoblissantes, ceux qui avaient accompli les conditions de l’anoblissement parfait, de ceux qui n’avaient qu’un commencement de noblesse, sans effet sur leur postérité.

Ainsi, s’il y a toujours présomption de noblesse en faveur de toute famille qui a été au parlement, à la chambre des comptes ou à la chancellerie, cette présomption est insuffisante pour les familles dont l’échevinage, non appuyé d’arrêts subséquents, est le seul titre. La raison en est que la noblesse provenant d’échevinage a été constamment contestée et même révoquée par Louis XIV en 1667 et 1669. Les traitants ne voulaient jamais la reconnaître, et les descendants des maires et échevins de Nantes ne furent en aucun temps reçus, ipso facto, à partager noblement. On comprend que l’échevinage, composé en grande partie de procureurs, de notaires et de marchands, eut de la peine à faire admettre ses prétentions, et l’ordonnance de 1669, qui limitait l’anoblissement aux maires seuls après trois ans d’exercice, était une mesure assez large. La mairie de Nantes, à six échevins par an, aurait doté l’État de 600 familles nobles par siècle, non compris les maires, ce qui eût été beaucoup, puisqu’on doit ajouter à ce chiffre les 33 offices de la chancellerie, les 85 offices de la chambre des comptes et les 120 offices du parlement de Bretagne, qui conféraient déjà la noblesse soit au premier degré, soit graduelle. Au reste, dès la seconde moitié du XVIe siècle, le mouvement d’accession de la bourgeoisie à la noblesse est prodigieux. Depuis lors, la noblesse a changé de forme et d’état. Des charges de judicature est issue une nombreuse noblesse qu’on pourrait appeler civile, en considérant son point de départ.

Avant cette époque, la noblesse s’acquérait principalement par le service habituel dans les armes, auquel tous les nobles étaient astreints et qui n’était pas toujours rétribué. « Admirable institution, que cette noblesse toute guerrière, qui pense qu’en quelque degré de richesse que l’on soit, il est honteux d’augmenter sa fortune, si on ne commence pas par la dissiper ; que cette partie de la nation qui sert toujours avec le capital de son bien, qui, quand elle est ruinée, donne sa place à un autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espère les honneurs, et lorsqu’elle ne les obtient pas, se console par ce qu’elle a acquis : l’honneur. »[6] La création des armées régulières et permanentes fut la véritable cause qui tarit cette source de noblesse. La robe prit alors une importance qu’elle n’avait jamais eue et devint à son tour une source nouvelle de distinction.

Une remarque que chacun fait, c’est la facilité exorbitante avec laquelle certaines gens, et même les défenseurs les plus chauds des principes égalitaires de 89, s’emparent aujourd’hui de titres nobiliaires sans le plus léger droit et sans se préoccuper du rétablissement de l’art 259 du Code pénal, vieille arme de panoplie qui ne blesse personne.

Ce n’est que ridicule, me dira-t-on. — J’en conviens, et même ce ridicule est porté au comble. Toutefois, je ne puis m’empêcher de trouver à cet abus un côté sérieux. En effet si chaque nouvelle prétention était admise, consentie et tolérée par l’usage, n’est-il pas évident qu’elle tendrait à tracer, dans un temps plus ou moins long, aux yeux de bien des gens, une ligne de démarcation entre des familles, au moins égales, dont cependant les unes seraient titrées et les autres ne le seraient pas, bien que ces dernières y eussent autant et peut-être même plus de droits[7] ?

On ne doit donc pas s’attendre à voir dans notre recueil la liste de ces néo-dignitaires, mais bien les terres érigées en dignité, leurs possesseurs successifs et les titres héréditaires régulièrement concédés. Il est, au reste, un moyen bien simple de n’avoir rien à redouter des effets de la loi de 1858, si par hasard il prenait fantaisie à la justice de l’appliquer. On prend carrément un titre, le plus habituellement celui de comte (le titre de baron, n’obtenant aujourd’hui qu’un succès d’estime, finira même par être mieux porté que l’autre, car personne ne se soucie plus de le ramasser), ensuite on présente à la commission du sceau une série d’actes de l’état-civil, actes notariés ou brevets militaires, constatant qu’au dernier siècle un curé, un tabellion ou un commis de la guerre avait eu la courtoisie d’accorder au seigneur de la paroisse ou à un officier d’un grade élevé, aïeul du demandeur, un titre qu’il s’était fait donner préalablement par ses tenanciers ou ses subordonnés. La prescription au titre est même acquise par la complaisance d’un secrétaire de mairie pendant deux ou même une seule génération. Sur le vu de semblables pièces, la commission émet un vœu favorable à la confirmation du titre en faveur de l’impétrant, lequel, s’il n’est pas hostile au gouvernement, sera mis en possession légale du titre dont il avait commencé par se parer de proprio motu. C’est toujours la reconnaissance des faits accomplis. Usurpez d’abord quelque titre que ce soit, même celui de Roi, et vous vous ferez reconnaître ensuite moyennant un petit sacrifice. Pour la reconnaissance d’un titre de Roi, il peut en coûter une province et peut-être davantage. Pour un simple comte, on ne peut se montrer aussi exigeant ; le tarif n’est que de 7,420 francs s’il s’agit de collation et du quart de cette somme s’il s’agit de reconnaissance[8]. Sur ces chiffres, on peut même obtenir assez arbitrairement des remises totales ou partielles. Mais un titre, quoiqu’à la vérité le nombre en soit illimité, a encore une certaine valeur sur la place ; il peut rapporter d’assez beaux bénéfices en commanditant des sociétés industrielles ; il sert encore fréquemment à redorer un blason en déterminant certaines alliances : c’est ce que Madame de Grignan, appelait fumer ses terres.

« Contentez-vous de ce quoy nos pères se sont contentez, dit Montaigne, et de ce que nous sommes ; nous sommes assez si nous le sçavons bien maintenir. Ne désavouons pas la fortune et condition de nos ayeulx, et ostons ces sottes imaginations qui ne peuvent faillir à quiconque a l’impudence de les alléguer. »

Nous suivrons, en cette matière, la jurisprudence qui n’a jamais varié, à savoir : que les qualifications nobiliaires, contenues dans une série d’actes anciens, sont insuffisantes à elles seules pour établir la noblesse de celui à qui elles étaient données, alors qu’il s’agit d’actes passés avec des personnes n’ayant aucun intérêt à contredire les qualifications énoncées. Les actes notariés et ceux de l’État-civil ne doivent donc être invoqués que comme justificatifs de filiation et jamais de qualité[9].

Parmi les nouveaux documents manuscrits d’une valeur inappréciable dans lesquels nous avons puisé, et qui seront soigneusement indiqués au bulletin bibliographique qui terminera notre ouvrage, nous devons mentionner particulièrement, aux Archives de la Loire-Inférieure, les Anoblissements et franchises faits par le Roi et Duc et ses prédécesseurs de 1421 à 1532 ; les Registres originaux des mandements adressés à la chambre des comptes de Nantes de 1506 à 1790 (Anoblissements, reconnaissances de noblesse et lettres de naturalité, rendues par le conseil du Roi), et l’inventaire des titres de la chambre des comptes de Nantes, dit de Turnus Brutus, rédigé en 1574.

Les archives de l’Empire nous ont fourni les chartes de ratification du traité de Guérande en 1380 et 1381, avec leurs sceaux originaux, et la nomenclature générale et officielle des personnes admises aux honneurs de la cour depuis 1731.

Nous avons compulsé à la bibliothèque de l’Arsenal les preuves de Malte du grand prieuré d’Aquitaine, et un recueil de 1800 écussons coloriés des principales familles de Bretagne, composé vers la première moitié du XVIIe siècle, et qui nous a fourni les armes de beaucoup de familles éteintes avant la réformation et omises par Guy le Borgne. Nous n’avons eu garde de négliger, à la Bibliothèque impériale, le précieux portefeuille de M. de Gaignières, gentilhomme de Mlle de Guise et précepteur des fils du grand Dauphin, célèbre antiquaire qui fit don en 1711 à la bibliothèque du Roi de ses manuscrits contenant la description et les dessins d’un grand nombre de monuments, de sceaux et de tombeaux ; enfin l’immense collection du portefeuille des Blancs-Manteaux, comprenant les éléments du IVe volume de preuves que D. Morice se proposait en 1746 de donner à la grande histoire de Bretagne des Bénédictins. Après avoir indiqué ces documents officiels, nous dirons deux mots des documents apocryphes que nous avons repoussés, malgré la faveur dont ils jouissent auprès des intéressés. Ainsi, dans les 90 volumes du fonds des Blancs-Manteaux, non plus que dans le fonds du cabinet du Saint-Esprit, on ne trouve l’original d’une célèbre charte fréquemment invoquée, relatant les noms et le rang assigné aux neuf évêques, aux neuf barons, aux bannerets et aux bacheliers de Bretagne, au soi-disant parlement assemblé à Nantes en 1057 par le très-excellent prince Endon ou Yvon. La raison en est fort simple, c’est que cette pièce est fausse, ce qui l’a fait rejeter par les Bénédictins. Elle a cependant été publiée en 1638 à la suite de l’Histoire de Pierre Le Baud, d’après une copie qui paraît écrite il y a plus de trois cents ans, dit d’Hozier.

Nous ferons observer aux défenseurs de cette charte que D. Morice remarque avec raison[10] que ce ne fut que depuis 1400 qu’on parla des neuf grandes baronnies de Bretagne, correspondant aux neuf évêchés. Avant cette époque, on ne possède aucun acte qui puisse servir à éclaircir cette question, car La très-ancienne Coutume, rédigée vers l’an 1330, ne s’explique ni sur la consistance, ni sur le nombre des baronnies. D. Morice ajoute que l’auteur de la Chronique de Saint-Brieuc, composée en 1400, admet pour la première fois l’existence des neuf barons, dont le rang aurait été réglé par le duc Alain Fergent en 1077, et non plus par un duc Yvon ou Eudon en 1057 ; mais que l’acte rapporté dans cette chronique n’est pas marqué au coin des véritables chartes de ce duc. On peut, en outre, se convaincre que la charte française attribuée au duc Yvon en 1057 n’est que la traduction littérale de la charte latine attribuée au duc Alain-Fergent en 1077. Seulement, la charte latine fabriquée en 1400[11] s’arrêtait aux noms des prélats et des barons ; le traducteur français y a interpolé vingt-deux noms de bannerets et trente-deux noms de bacheliers, mais sans désignation de prénoms, et termine ainsi sa liste :

« Et est à bien scavoir que les noms des simples chevaliers et écuyers de Bretagne ne sont ici compris. »

Cette lacune a été comblée au XVIIe ou même au XVIIIe siècle par l’interpolation de soixante-quatorze noms nouveaux appartenant tous à des familles existantes, où non seulement les prénoms sont donnés, mais souvent même les noms de seigneuries. Parmi ces seigneuries, nous en avons remarqué quelques-unes attribuées en 1057 à des familles qui ne les ont possédées que depuis 1600. On peut juger par là du degré de confiance que mérite cette pièce informe, citée toutefois sérieusement par les généalogistes modernes. L’un d’eux, qui florissait à la fin du dernier siècle, parcourait les châteaux de Bretagne, où il se présentait comme généalogiste agrégé de l’ordre du Saint-Esprit. Sous le couvert de cette enseigne, il délivrait des expéditions de la charte de 1057 certifiées conformes à l’original, et des généalogies aussi sérieuses, commençant invariablement à l’an 1000, généalogies que nos pères, plus occupés de guerre ou de chasse que du dépouillement de leurs archives, acceptaient de confiance et payaient sans marchander.

Le juge d’armes d’Hozier, Chérin, généalogiste des ordres du Roi, et Berthier, adjoint en survivance, seuls commissaires officiels pour délivrer les expéditions des jugements et les certificats de noblesse, arrêtaient les preuves les plus rigoureuses à l’année 1400, dans l’impossibilité où étaient et où sont encore la plupart des familles d’établir régulièrement une filiation suivie au-delà de cette époque. Mais le généalogiste agrégé ou officieux (car son nom est absent des almanachs royaux et de la cour, des États militaires et de la marine, et de la France ecclésiastique), n’était pas embarrassé pour remonter de l’an 1400 à l’an 1000, avec les noms et prénoms de toutes les mères, et les dates de naissance, de mariage et de décès des vingt générations qu’il accordait généreusement aux familles qui en avaient prouvé dix au plus à la Réformation. Il est donc superflu d’insister sur la valeur des généalogies signées Delvincourt.

En présence de la diminution incessante de la noblesse et de l’extinction si rapide des familles, on peut être surpris que sur 250 chevaliers bretons qui firent en 1248 le voyage de Damiette, il existe encore, après plus de six siècles, 75 familles de leur nom, c’est-à-dire plus d’un tiers. Aussi, n’est-ce pas avec une confiance absolue que nous avons admis l’authenticité de tous les titres du cabinet Courtois, produits pour l’inscription des croisés au musée de Versailles. Toutefois, comme ils ont été déclarés vrais par des archivistes-paléographes plus compétents que nous, nous avons maintenu les noms de ces croisés dans notre ouvrage, mais avec la réserve qui précède pour ceux qui n’ont d’autres titres, que ceux découverts si à propos en 1842, lors de la création du musée[12]. Certains articles de notre première édition avaient été trouvés trop succincts ; la présente édition complètera ce qui peut avoir manqué à la précédente, et lui sera de beaucoup supérieure par les pièces justificatives, les listes chronologiques et les dissertations qui l’accompagnent sur l’institution de la noblesse et des fiefs, et sur la formation et l’origine des noms de famille en Bretagne. Tous les noms ayant eu dans le principe une signification, c’est répondre à une question naturelle que de donner leur étymologie dans un travail qui traite particulièrement des noms, et cette explication, acquiert un plus haut prix lorsqu’elle est jointe à la description des armoiries parlantes, qui sont si nombreuses.

Il est facile de réunir contre un ouvrage d’une telle étendue des critiques de détail ; nous nous flattons que ses imperfections ne seront pas assez nombreuses pour défigurer l’ensemble de l’œuvre, et que le public, en nous tenant compte de la nature particulièrement délicate d’un sujet où, sans altérer la vérité, nous ne voulions pas davantage blesser les amours-propres, répètera avec Horace :

Verum ubi plura nitent.... non ego paucis
Offendar maculis....

  1. De la noblesse et de l’application de la loi contre les usurpations nobiliaires, — 3e édition, Paris, Aubry, 1859, page 60.
  2. Abrégé chronologique d’édits, déclarations, règlements, arrêts et lettres-patentes des rois de France de la troisième race, concernant le fait de noblesse, par Chérin, généalogiste des ordres du Roi, 1787. Une autre ordonnance du 4 septembre 1696 obligea les notaires à fournir la déclaration des noms, surnoms et demeures de tous ceux qui, dans des actes, depuis 1668, avaient pris les qualités de noble homme, écuyer, messire et chevalier.
  3. Chérin, Abrégé chronologique, etc.
  4. Chérin. Abrégé chronologique, etc.
  5. Les registres de la généralité de Bretagne renferment 9771 inscriptions d’armoiries, pour lesquelles on versa aux commis à la recette la somme de 211,010 livres. Sur ce nombre, 5,269 blasons ont été déclarés par des individus majeurs appartenant à des familles soit nobles, soit déboutées, ou vivant noblement. Les familles comprises dans ces deux dernières catégories sont les seules dont nous ayons mentionné l’enregistrement à l’Armorial de 1696. Des individus d’une même famille déclarèrent parfois des armes différentes, ce qui explique les doubles armes que nous relatons fréquemment : d’autres déclarèrent les armes de familles nobles homonymes, mais éteintes. Les 4,502 blasons restants, que nous avons négligés, furent octroyés d’office à des recteurs, des procureurs, des huissiers, des apothicaires, des marchands drapiers, merciers, orfèvres et autres. Il eût été sans intérêt de rapporter que les recteurs dont on ignore souvent les noms, laissés en blanc, mais qu’on fit signifier dans leurs paroisses au payement des 20 livres exigées, reçurent pour armes : des cloches, des calices, des couronnes d’épines et des croix de toute nature ; qu’on orna ou meubla l’écusson des chirurgiens, de pieds, de mains et d’oreilles coupées ; celui des arpenteurs, d’équerres ou de compas ; celui des perruquiers, de perruques ; celui des orfèvres, de couronnes d’or et de colliers de perles ; qu’on donna aux procureurs, aux huissiers et aux commis greffiers, des bourses d’argent, des rateaux et des écritoires ; aux potiers d’étain, des aiguières, et aux apothicaires, des seringues. Avec les noms qui prêtaient au calembourg, on composa aussi des armoiries parlantes, mais fort peu héraldiques. — Ainsi les Bizeul portèrent deux yeux ; les Boulomer, une boule posée sur la mer ; les Boulonnois, une boule et des noix ; les Guillaume, un guy de chêne et trois heaumes ; les Guillemin, un guy et une main ; les Guilloré, un guy et des lauriers ; les Guillou, un guy et un loup : les Moal, en français le Chauve, une tête chauve de vieillard ; les Nicollon, un nid et des cols de grue ; les Perrot, des perroquets ; les Raguideau, un rat d’eau nageant, etc. Au droit principal de 20 livres, le tarif ajoutait 40 sols, pour les 2 sols pour livre, et 30 sols pour les frais de blason, ensemble 23 livres 10 sols. Le brevet était délivré contre un récépissé de cette somme donné par les commis à la recette, mais on comprend le peu d’empressement montré pour aller retirer certains brevets, dont voici la rédaction uniforme :

    Par ordonnance rendue le … par MM. les commissaires généraux du conseil députes sur le fait des armoiries, celles de N., telles qu’elles sont ici peintes et figurées, après avoir été reçues, ont été enregistrées à l’Armorial général, dans le registre coté X., généralité de X., en conséquence du payement des droits réglés par les tarifs et arrêt du conseil du 20e de novembre de l’an 1696.

    En foy de quoi, le présent brevet a esté délivré à Paris, par nous Charles d’Hosier, conseiller du roy et garde de l’Armorial général de France, etc.

    Signé : d’Hozier.
  6. Montesquieu, Esprit des Lois, livre 21.
  7. « Ces prétendus titres ne distinguent ceux qui les portent que par de mauvais endroits et ne servent guère qu’à faire rechercher, découvrir et publier ensuite sans miséricorde ce qu’il peut y avoir de défectueux dans les familles. Une personne accoutumée à dire naturellement ce qu’elle pense, prétendait que ces messieurs s’appellent comtes ou marquis, comme un chien s’appelle Citron, quand on veut bien lui en donner le nom. »
    (Avertissement qui précède l’Abrégé du Nobiliaire de la province de Bretagne, suivant les arrêts de la Réformation, etc., par le Père du Perré, de la Compagnie de Jésus, 1769.)
  8. Dans ces sommes ne sont pas compris les honoraires des référendaires laissés à l’appréciation des parties.
    (De la Procédure en matière nobiliaire devant le conseil du sceau. — Paris, Dentu, 1861.)
  9. Cette jurisprudence, suivie pour toutes les preuves de noblesse aux derniers siècles, a de nouveau été consacrée par un arrêt de la cour d’Angers du 28 décembre 1857.

    Si en 1668 et en 1696 on a demandé aux notaires communication de leurs minutes, ce n’était pas pour reconnaître comme nobles les personnes qui y avaient pris cette qualité, mais pour poursuivre celles qui n’en justifieraient pas.

    « Les titres reposent sur une seule tête… et les fils d’un titulaire n’ont droit ni à un titre d’un degré inférieur, ni, à plus forte raison, au titre même porté par leur pire. » (Circulaire du garde des sceaux aux procureurs généraux du 22 juillet 1874.)

  10. D. Morice, Histoire de Bretagne, t. II, Preuves, préface, pages 24 et 25.
  11. Conférez le texte latin donné par D. Morice, t. II, préface, p. 25, avec la traduction française dans les mémoires publiés par d’Hozier a la suite de l’Histoire de Bretagne, de Pierre Le Baud, page 201.
  12. Ces documents provenant, dit-on, de la banque de Saint-Georges, à Gênes, consistent pour la plupart en petits parchemins de 17 centimètres de longueur, sur 7 centimètres de hauteur, renfermant les noms de quatre croisés, associés pour donner pouvoir à un marinier de Nantes, de traiter de leur passage de Chypre à Damiette, en 1249. En voici le texte uniforme : Universis præsentes litteras inspecturis, notum sit quod nos N… milites (aliàs : armigerii) ad communem custum transfretationis associati de prudencia Hervei marinarii, Nannetensis civis, plene confidentes dicto Herveo, plenam et omnimodam potestatem damus tractandi, ordinandi et conveniendi pro nobis et nostro nomine cum quibuscumque navium dominis, seu parcionariis super pretio passagii nostri ad Damyetam ; promittentes nos ratum habituros et completuros quidquid per dictum procuratorem nostum circa hunc actum fuerit conventum.

    Datum apud Nymocium sub sigillo mei N… supra dicti, anno Domini Mº. CCº, XLIXº, mense aprilis.