Notes sur Macbeth, le roi Jean et Richard III/Traduction Hugo, 1866

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Notes sur Macbeth, le roi Jean et Richard III
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François-Victor HugoPagnerreTome III : Les Tyrans (p. 445-472).

NOTES
sur
MACBETH, LE ROI JEAN ET RICHARD III.




(1) Cette indication du lieu où se rencontrent les trois sorcières ne se trouve pas dans le texte primitif. Disons ici, une fois pour toutes, que l’endroit où l’action dramatique a lieu n’est jamais indiqué dans les éditions originales des pièces de Shakespeare. Dans les éditions faites du vivant de l’auteur, la division par scènes et par actes n’est pas indiquée. Ce ne fut qu’après la mort de Shakespeare qu’on s’avisa de faire au texte primitif toutes ces additions que renferment aujourd’hui les éditions modernes. Les comédiens Héminge et Condell, qui publièrent, en 1623, sept ans après la mort du poëte, la première édition in-folio du théâtre de Shakespeare, prirent sur eux de soumettre la plupart des pièces à la division classique en cinq actes. Mais cette innovation ne leur suffit pas ; ils allèrent jusqu’à modifier les paroles mêmes des personnages, et jusqu’à supprimer des passages entiers qui, sans doute, leur paraissaient trop longs. La division en actes et en scènes, imaginée par Héminge et Condell, fut adoptée aveuglément par tous les éditeurs modernes, qui ajoutèrent, en outre, de leur autorité privée, les indications des lieux où l’action se passe. — Pour donner plus de clarté à l’œuvre que nous traduisons, nous avons accepté dans notre édition la division par scènes faite par Héminge et Condell, tout en rejetant la division par actes qui, sans aucun avantage, a l’immense inconvénient de scinder arbitrairement l’action. Quant aux indications de lieux, faites par les éditeurs modernes, nous les avons acceptées lorsqu’elles étaient d’accord soit avec les paroles même des personnages, soit avec la tradition historique, soit avec la vraisemblance ; mais nous les avons mises entre parenthèses, pour montrer qu’elles ne font pas partie du texte original.

(2) Graymalkin est un chat ; Paddock, un crapaud.

(3) Cette désignation : un camp près de Fores, a été imaginée par les commentateurs, qui se sont autorisés de cette question adressée par Banquo à Macbeth dans la scène suivante : À quelle distance sommes-nous de Fores ? Fores est une petite ville située au nord de l’Écosse, au bord de l’Océan, en avant de la rivière Findhorn. L’armée de Duncan s’était établie au sud de la ville, de façon à arrêter la marche des rebelles sur les résidences royales du Nord.

(4) Ce sont les noms de peuplades irlandaises. Les kernes étaient des fantassins équipés à la légère, portant une cotte de mailles et ayant pour toute arme une hache particulière. Les gallowglasses étaient des troupes de réserve armées pesamment.

(5) L’Île de St-Colomban (en écossais, St-Colmes’inch), est située sur la côte de Fife, au-dessus du golfe d’Édimbourg.

(6) Une superstition populaire désigne la bruyère de Harmuir, sur la limite des comtés d’Elgin et de Nairn, comme le lieu où les sorcières ont apparu à Macbeth. Cette plaine est traversée par la grande route qui mène de Fores à Nairn. Il serait difficile de trouver dans toute l’Écosse un endroit plus désolé. Pas d’arbre, pas d’arbrisseau, pour reposer le regard ; çà et là quelques marécages ; rien qu’une végétation aride, des ajoncs, des genêts, des bruyères. Des dunes de sable et la ligne bleue de la mer, au delà de laquelle on aperçoit les montagnes de Ross et de Caithness, la bornent au nord ; à l’ouest, on distingue, au-dessus de quelques arbres, les ruines d’un château ; au sud, une forêt de sapins. Certes, la nature ne pouvait indiquer à Shakespeare une mise en scène plus sinistre.

(7) Glamis-castle, à cinq milles de Forfar, est un des quatre ou cinq endroits où les chroniques écossaises placent le meurtre de Duncan. Avant 1372, il y avait là un petit château, haut de deux étages, d’où l’on apercevait, d’un côté, les hauteurs de Dunsinane, de l’autre, la forêt de Birnam que Shakespeare fait marcher à la fin de son drame. C’est dans ce petit château que la tradition veut que Macbeth ait résidé quelque temps avant sa chute. Au quinzième siècle, la vieille construction a été agrandie considérablement et est devenue une colossale forteresse, dont les tours ont plus de cent pieds de hauteur, dont les murailles ont quinze pieds d’épaisseur, et qui contient plus de cent salles. On a conservé dans cette forteresse un lit où l’on prétend que Duncan a été assassiné.

(8) Le château de Cawdor est situé au nord de l’Écosse, à six milles de Nairn, sur une éminence d’où il domine une grande partie du cours de la Calder. Cet édifice, commencé par l’architecture romane, a été achevé par l’architecture gothique ; le donjon, flanqué aux quatre coins de quatre tourelles, est du quatorzième siècle. Le château de Cawdor dispute au château de Glamis la triste gloire d’avoir vu tuer Duncan. On y montre un lambeau de la cotte de mailles de ce roi, la chambre même où il a été assassiné, et un réduit où se cacha son valet pendant que le meurtre était commis. La légende raconte que le premier seigneur de Cawdor, ne sachant pas au juste quel emplacement choisir pour y jeter les fondements de son château, chargea un âne de tout l’or qu’il destinait à sa construction, et suivit la bête, avec la résolution de bâtir l’édifice à l’endroit où elle s’arrêterait. L’âne s’arrêta devant une aubépine, au milieu d’une forêt. C’est là que le château a été construit, et l’on montre encore dans une de ses salles basses un petit pilier de bois qui fut, dit-on, la tige de cette aubépine.

(9) Une chronique écossaise raconte que c’est à Fores, en effet, que Macbeth plia le genou, après sa victoire, devant le roi qu’il allait assassiner. — On voit à l’ouest de la ville, sur une hauteur qui commande la rivière, les ruines d’un château qui servit, dit-on, de résidence à Duncan et ensuite à Macbeth.

(10) Boèce, qui écrivit en latin l’histoire d’Écosse, raconte que le château de Macbeth, où Duncan fut tué, est celui qui se trouve au sud-est de la ville d’Inverness. Il y avait, effectivement, du temps de Boèce, à l’endroit qu’il indiquait, un château qui fut démantelé pendant la guerre civile de 1745, et dont le docteur Johnson visita les ruines en 1773, en compagnie du commentateur Boswell. Les deux voyageurs crurent de bonne foi visiter le château même dont Duncan trouvait la position si charmante. Ils ignoraient, sans doute, que la forteresse qui vit le meurtre de Duncan fut rasée par son fils Malcolm ; ils ignoraient, en outre, que tous les monuments bâtis du temps de Macbeth étaient en bois et non en pierre. Ce qui, par parenthèse, donne un démenti à la tradition qui veut que Duncan ait péri, soit dans le château de Cawdor, soit dans celui de Glamis.

(11) On trouve cet adage dans les Proverbes de Heywood :

The cat would eat fish and would not wet her feet.

« Le chat voudrait bien manger du poisson, mais il craint de se mouiller les pattes. »

Ce qui est une traduction du vers latin :

Catus amat pisces, sed non vult tingere plantas.

(12) Cette potion du soir était une boisson qu’on prenait avant de se coucher, et qui était faite de lait et de vin.

(13) Il n’existe aucune indication précise sur la mise en scène de ce passage capital. Au moment où Macbeth crie : Qui est là ? le texte original le représente comme pénétrant sur la scène. Enter Macbeth, entre Macbeth : voilà ce que dit le texte. Les éditeurs modernes ont substitué à ces mots : Enter Macbeth, les mots Macbeth within, qui veulent dire : Macbeth derrière le théâtre. Le texte, après avoir dit : Enter Macbeth, répète encore quelques lignes plus bas : Enter Macbeth, sans indiquer qu’il soit sorti préalablement. Ne pouvant expliquer comment Macbeth pouvait ainsi entrer deux fois de suite sans être sorti dans l’intervalle, les éditeurs modernes ont cru que la première entrée était une indication erronée, et ont supposé que Macbeth prononçait à la cantonade ces mots : Qui est là ? — Nous croyons, avec Tieck, que les éditeurs modernes, lorsqu’ils ont fait cette altération, ne se sont pas rendu compte de la manière dont était disposé le théâtre de Shakespeare.

La scène où était joué le drame que nous traduisons était partagée en deux étages : la scène proprement dite formait le premier étage, et une plateforme, supportée par des colonnes et entourée d’un balcon, formait le second étage. Il est donc infiniment probable que Shakespeare supposait l’appartement de Duncan au second étage. En se rendant dans cet appartement, Macbeth montait du premier étage au second, et, avant d’entrer dans la chambre royale, il traversait le balcon au fond du théâtre. C’est cette apparition que mentionne sans doute le texte original, lorsqu’il dit pour la première fois : Entre Macbeth. — En passant sur ce balcon, Macbeth entendait du bruit au-dessous, dans la cour, que la scène, proprement dite était censée représenter, et il s’écriait : Qui est là ? holà ! — Puis après s’être assuré que c’était une fausse alerte, il disparaissait pour entrer dans l’appartement du roi, assassinait Duncan, et descendait ensuite pour aller retrouver sa femme dans la cour. — Cette explication, donnée par Tieck, nous a paru fort plausible, et nous l’avons adoptée, d’abord, parce qu’elle nous semblait parfaitement logique, et ensuite, parce qu’elle nous permettait de rester scrupuleusement fidèle au texte original.

(14) La ville de Scone, qu’on suppose avoir été jadis la capitale du royaume des Pictes, est à deux milles de Perth. C’est dans l’église de cette ville qu’était le fameux fauteuil qui servit longtemps au couronnement des rois d’Écosse et qui fut transporté à l’abbaye de Westminster par Édouard Ier. On voit encore, incrustée dans le fauteuil, la pierre qui servait, dit-on, d’oreiller à Jacob, lorsqu’il vit en rêve l’échelle des anges.

(15) Colmes kill (en anglais St Columban’s cell, la grotte de Saint-Colomban), est dans la petite île d’Iona, sur la côte occidentale du duché d’Argyle. Le cimetière, de la cathédrale d’Iona contient quarante-huit tombes de rois écossais, irlandais et norwégiens, parmi lesquelles se trouvent, dit-on, les tombeaux de Duncan et de Macbeth.

(16) Fléance se réfugia dans le pays de Galles, et il fut si bien reçu par la fille du roi de ce pays, que celle-ci, dit la chronique d’Holinshed, consentit par courtoisie à se laisser faire un enfant par lui. Cet enfant, qui fut nommé Walter, devint plus tard le grand sénéchal du roi d’Écosse, avec le titre de lord steward (d’où est venu le nom de Stuart), et fut le père d’une nombreuse postérité. Un de ses arrière-petits-fils épousa la fille de Robert Bruce, et en eut à son tour un fils qui fut roi d’Écosse sous le nom de Robert II — C’est ainsi que l’illustre maison de Stuart dut son origine aux complaisances d’une princesse hospitalière pour un proscrit.

(17) C’est en 1778 que fut publiée pour la première fois une pièce de Middleton, la Sorcière, où fut retrouvée tout entière la chanson dont on lit ici les deux premiers mots. Dans la pièce de Middleton, comme dans Macbeth, cette chanson est chantée par des sorcières qui dansent en rond autour d’un chaudron.

HÉCATE

Noirs esprits et esprits blancs, rouges esprits et esprits gris,
Mêlez, mêlez, mêlez, vous qui pouvez mêler.
Titty, Tiffin, épaississez la soupe ;
Firedrake, Puckey, faites-la propice ;
Liard, Robin, trémoussez-vous dedans.
En rond ! en rond ! en rond ! autour ! autour !
Que tout mal accoure dedans et tout bien s’en éloigne !

PREMIÈRE SORCIÈRE

Voici le sang d’une chauve-souris.

HÉCATE

Mets-le ! oh ! mets-le !

DEUXIÈME SORCIÈRE

Voici l’écume d’un léopard.

HÉCATE

Mets-la aussi.

PREMIÈRE SORCIÈRE

Le jus d’un crapaud, l’huile d’une couleuvre.

DEUXIÈME SORCIÈRE

Cela rendra plus fou notre jouvenceau.

TOUTES

En rond ! en rond ! en rond !

C’est dans la Sorcière de Middleton qu’on a découvert toute une autre chanson, dont les premiers mots sont dans la scène xiv de Macbeth, et qui commence par ces paroles : Venez, venez ! — Nous traduisons la scène où cette chanson se trouve, et dont Shakespeare s’est évidemment inspiré.

Entrent Hécate, Stadlin, Hoppo, et autres sorcières.
HÉCATE

La lune est une vaillante. Vois avec quelle rapidité elle chevauche !

STADLIN

Voici une riche soirée.

HÉCATE

Oui, toute propice, mes filles, pour faire un voyage de cinq mille milles.

HOPPO.

Notre voyage sera plus long que cela cette nuit.

HÉCATE.

Oh ! ce sera délicieux. Avez-vous déjà entendu le hibou ?

STADLIN.

Un instant, dans le taillis que nous avons traversé.

HÉCATE.

Alors il est grand temps de partir.

STADLIN.

Une chauve-souris s’est pendue trois fois à mes lèvres, quand nous traversions le bois, et y a bu tout son soûl. Le vieux Puckle l’a vue.

HÉCATE.

Vous avez toujours du bonheur. La chouette elle-même vient s’abattre sur votre épaule et vous becqueter comme un pigeon. Êtes-vous équipées ? Avez-vous vos onguents ?

STADLIN.

Tous.

HÉCATE.

Alors, préparez-vous à vous envoler. Je vous rattraperai rapidement.

STADLIN.

Alors, hâtez-vous, Hécate : nous serons en l’air bientôt.

HÉCATE.

Je vous rejoindrai vite.

Les sorcières s’envolent.
Entre Pierredefeu.
HÉCATE.

Ah ! Pierredefeu, notre suave fils !

PIERREDEFEU.

Un peu plus suave que plusieurs d’entre vous ; il en est pour qui le fumier serait trop bon.

HÉCATE.

Combien d’oiseaux as-tu ?

PIERREDEFEU.

Dix-neuf, et tous magnifiquement gras ; et, en outre, six lézards et trois œufs de serpent.

HÉCATE.

Cher et suave fils !… va vite chez nous avec tout cela. Veille bien sur la maison cette nuit ; car je vais en l’air.

PIERREDEFEU, à part.

En l’air ! Puisses-tu te casser le cou, que j’hérite de toi plus vite.

Haut.

— Écoutez, écoutez, mère ! Elles sont déjà au-dessus du clocher, planant au-dessus de votre tête avec un bruit de musiciens.

HÉCATE.

Oui, vraiment ; aide-moi ! aide-moi ! Autrement je serais trop en retard.

CHANSON dans le ciel.

Viens ! viens !
Hécate ! Hécate ! viens !

HÉCATE.

Je viens, je viens, je viens, je viens,
Aussi vite que je puis,
Aussi vite que je puis.
Où est Stadlin ?

VOIX dans le ciel.

Ici.

HÉCATE.

Où est Puckle ?

VOIX dans le ciel.

Ici.
Et Hoppo aussi ! et Hellwain aussi !
Il ne nous manque plus que vous ! que vous !
Venez ! complétez la troupe !

HÉCATE.

Je veux seulement m’oindre et puis je monte.

Un Esprit descend sous la forme d’un chat.
VOIX, dans le ciel.

Un de nous est descendu pour chercher son dû.
Un baiser ! une gorgée de sang !
Pourquoi restes-tu si longtemps ? pourquoi ? pourquoi ?
Quand l’air est si doux et si bon !

HÉCATE.

Oh ! te voilà !
Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?

L’ESPRIT.

Tout va pour nos délices.
Viens ! sinon,
Refusée ! refusée !

HÉCATE.

Maintenant je suis équipée pour l’essor.

PIERREDEFEU.

Écoutez ! écoutez ! Le chat chante dans sa langue
Une belle note en fausset !

HÉCATE, montant avec l’Esprit

Maintenant, je pars, je vole !
Malkin, mon doux esprit, et moi.
Oh ! quel plaisir friand c’est
De chevaucher dans l’air,
Quand la lune resplendit,
De chanter, de danser, de jouer, de se baiser !
Au-dessus des bois, des hauts rocs, des montagnes,
Des mers, des sources de notre maîtresse,
Des tours à pic et des tourelles,
Nous volons la nuit par troupes d’esprits !
Nous n’entendons plus le son des cloches,
Ni le hurlement des loups, ni le cri des limiers !
Non, le cri de la lame qui se brise,
Ni le rugissement du canon,
Ne peuvent atteindre notre hauteur !

(18) Sur la côte du Fifeshire, à environ trois milles de Dysart, on voit encore les tours quadrangulaires d’un château qu’on suppose avoir été celui de Macduff.

(19) Tout ce passage paraît avoir été inspiré par ce que dit Holinshed d’Édouard le Confesseur. « Il avait le don de prophétie, et aussi le don de guérir les infirmités et les maladies. Il avait coutume de soulager ceux qui étaient tourmentés par ce qu’on appelait le mal du roi, et il laissa cette vertu, comme une portion de son héritage, à ses successeurs les rois de son royaume. » Les rois de France avaient aussi, comme on sait, le don de guérir les écrouelles. Le ciel n’a pas voulu faire de jaloux.

(20) On ne sait pas au juste sur quelle montagne de la chaîne de Dunsinane, dans le comté de Perth, était le château de Macbeth. Derrière une maison de plaisance moderne, appelée Dunsinane House, est une verte colline, au sommet de laquelle sont épars les débris d’une forteresse de pierre qu’on suppose avoir été la dernière résidence du tyran. — La distance entre la chaîne de Dunsinane et les hauteurs de Birnam est de quatre lieues. Il faut donc que la sentinelle de Macbeth ait eu de bons yeux pour apercevoir de si loin les premiers mouvements de la forêt en marche.

(21) Birnam Hill est à environ un mille de Drunkeld ; c’est une montagne haute de 1,040 pieds, au sommet de laquelle on retrouve les traces d’un ancien fort appelé la Cour de Duncan. On y montre encore deux vieux arbres qui sont, assure-t-on, l’unique débris de l’immense forêt qui vainquit Macbeth.

(22) Ainsi que Macbeth, le Roi Jean fut imprimé pour la première fois, en 1623, dans la collection in-folio des pièces de Shakespeare. Mais nous savons, par la mention qu’en fit Francis Meres en 1598, que ce drame était déjà en vogue dans les dernières années du seizième siècle. Les commentateurs ont essayé de fixer la date précise de son apparition. Malone regarde les lamentations maternelles de Constance comme l’expression de la douleur du poëte qui perdit son fils Arthur en 1596 ; Johnson pense que les éloges faits par Châtillon de l’armée anglaise qui doit débarquer en France, sont un compliment détourné au corps expéditionnaire que le comte d’Essex commandait à l’assaut de Cadix, dans cette même année 1596 ; enfin, Chalmers croit voir dans le duc d’Autriche le portrait peu flatteur de l’archiduc Albert, et dans le siége d’Angers une peinture du fameux siége d’Amiens qui eut lieu en 1597. S’il fallait s’en rapporter à ces conjectures, ce serait donc dans l’intervalle compris entre 1596 et 1598 qu’aurait eu lieu la première représentation du Roi Jean. Mais ce qui leur ôte leur valeur absolue, c’est que les détails signalés ici par les commentateurs se retrouvent dans une pièce composée sur le même sujet et imprimée en 1591.

En effet, avant la représentation de la pièce qui porte le nom de Shakespeare, le sujet du Roi Jean avait été mis deux fois sur la scène anglaise. Dès le règne d’Édouard VI, un certain John Bale avait fait un Roi Jean qui marque d’une façon frappante la transition entre les moralités du moyen âge et le drame shakespearien. John Bale était évêque, et pourtant telle est l’obscénité et l’audace de ses vers que les critiques ont peur de les citer. Voulant pousser à la réforme religieuse, dont il était l’un des plus chauds partisans, le très-révérend auteur avait extrait de la chronique quelques événements du règne de Jean, ses disputes avec le pape, les souffrances de l’Angleterre pendant l’interdit, la soumission du roi à l’évêque de Rome, son empoisonnement par un moine, et il avait fait de tous ces événements des allusions faciles aux choses de son temps. Dans ce curieux mystère, John Bale avait fait paraître, outre le roi Jean, ayant le rôle principal, — le pape Innocent, le cardinal Pandolphe, Étienne Langton, Simon de Swinshead et un moine appelé Raymond, tous personnages historiques, auxquels il avait adjoint des figures allégoriques, telles que l’Angleterre, qu’il appelait la Veuve, la Majesté impériale, à laquelle il donnait la couronne après la mort du roi, la Noblesse, le Clergé, l’Ordre civil, la Trahison, la Vérité et, enfin, la Sédition, qui était le bouffon de la farce.

Au Roi Jean de John Bale succéda sur la scène un second Roi Jean, qui fut imprimé en 1591 sous ce titre intéressant : Le Règne tumultueux de Jean, roi d’Angleterre, avec la découverte du fils naturel de Richard Cœur de Lion, vulgairement nommé le Bâtard Faulconbridge, et aussi la mort du roi Jean à Swinshead Abbey. L’auteur de cette nouvelle pièce s’était évidemment inspiré de l’œuvre de Bale : il lui avait emprunté des scènes et parfois même des mots. Mais, en revanche, il avait supprimé sans pitié toutes les créations allégoriques de son prédécesseur, et il les avait remplacées par des personnages historiques, chargés de figurer dans des situations nouvelles. Ces personnages s’appelaient Arthur, Constance, Hubert, Philippe-Auguste, Blanche de Castille. C’est qu’en effet le plan de la pièce imprimée en 1591 était beaucoup plus vaste que le scénario primitif. Tout en conservant sur la scène les incidents relatifs à la lutte du roi Jean contre la cour de Rome, l’auteur avait fait entrer dans l’action le meurtre d’Arthur de Bretagne, et, restituant au drame son unité véritable, avait présenté la mort douloureuse du roi Jean comme le châtiment mérité de ce meurtre.

La pièce de 1591 est anonyme. De qui est-elle l’œuvre ? Grave problème littéraire que les commentateurs ont jusqu’ici vainement essayé de résoudre. La critique anglaise l’a attribué successivement à Greene, à Peele et à Rowley ; mais la critique allemande l’a attribuée à Shakespeare lui-même. Quant à moi, s’il m’était permis d’exprimer ici mon sentiment, après une étude approfondie de la question, je n’hésiterais pas à dire que je partage l’opinion de Tieck et de Schlegel. Certes, on peut reprocher de graves défauts à cette vieille pièce, la coupe monotone et le prosaïsme des vers, la faiblesse du dialogue, l’enflure et l’affectation souvent puérile de la forme, etc. ; mais ces défauts-là, un homme de talent qui commence peut les avoir. Corneille les a eus avant et même après le Cid. Quelque défectueuse qu’elle soit, la pièce imprimée en 1591 est remarquable à plus d’un titre. Composée, sans doute, vers 1588, après la mort de Marie Stuart, au moment où l’invasion menaçait l’Angleterre, elle est certainement supérieure aux productions dramatiques qui lui sont contemporaines. Elle renferme çà et là des mots, des hémistiches, des vers qui trahissent un génie naissant ; et la manière dont elle est composée annonce une force de concentration jusqu’ici inconnue. C’était, certes, une noble et grande idée de présenter le supplice du roi Jean comme la conséquence logique de l’assassinat d’Arthur, et nous croyons ne pas calomnier Shakespeare en lui attribuant l’honneur de cette conception. Le Roi Jean de 1623 est composé et distribué exactement comme le Roi Jean de 1591. Dans les deux pièces, l’action est la même, les incidents sont les mêmes, le dénoûment est le même. Shakespeare, il est vrai, a retranché du drame définitif une scène fort scabreuse, où le Bâtard, chargé par le roi Jean de rançonner les couvents, découvre une nonne cachée dans le coffre-fort d’un moine. Mais, sauf cette suppression, il a suivi, scène par scène, la marche du drame anonyme. Or, comment croire qu’un génie aussi puissant que Shakespeare ait ainsi calqué la pièce d’un autre ? Ceux qui, sans raison, attribuent à Rowley la pièce de 1591, ne voient-ils pas qu’ils accusent gratuitement notre poëte du plus monstrueux plagiat ? Non, Shakespeare n’a pas copié son œuvre ; il avait le droit de la refaire, et il l’a refaite. La pièce imprimée en 1591 est de lui, comme la pièce imprimée en 1623. Shakespeare a refait le Roi Jean, comme il a refait le Roi Lear, Roméo et Juliette et Hamlet.

(23) Cet amusant procès, qui fait un si comique épisode dans le sombre drame de Shakespeare, semble avoir été une tradition populaire de la scène anglaise. Il occupe une place importante dans le Roi Jean anonyme, publié en 1591. Là, le roi d’Angleterre est également choisi pour arbitre par les deux frères Faulconbridge, et appelé à décider quel fut le père de Philippe ; seulement, il fait subir à lady Faulconbridge un interrogatoire que Shakespeare a eu le tact de retrancher dans l’œuvre définitive. La mère, questionnée publiquement sur un point si délicat, répond que le père de Philippe est bien son mari, le vieux sir Robert Faulconbridge. Cependant le roi n’est pas convaincu par cette affirmation, et veut que le fils lui-même déclare s’il est légitime ou bâtard. « Essex, s’écrie-t-il, demande à Philippe de qui il est le fils. »

ESSEX.

Philippe, qui a été ton père ?

PHILIPPE.

— Voilà une grave question, milord, et je vous aurais prié — déjà de la poser à ma mère, si vous n’aviez — déjà pris cette peine.

LE ROI JEAN.

— Parle, qui a été ton père ?

PHILIPPE.

— Ma foi, milord, puisqu’il faut vous répondre, mon père — a été celui qui était le plus près de ma mère quand je fus engendré, — et je crois que celui-là était sir Robert Faulconbridge.

LE ROI JEAN.

— Essex, répète la question pour la forme, — et mettons fin à cette contestation.

ESSEX.

— Philippe, parle, te dis-je, qui a été ton père ?

LE ROI JEAN.

— Eh bien ! jeune homme, es-tu donc en syncope ?

ÉLÉONORE.

— Philippe, éveille-toi. Notre homme rêve.

PHILIPPE.

Philippus atavis edite regibus. — Que dis-je ? Philippe, issu des anciens rois ? — Quo me rapit empestas ? — Quel vent d’orgueil souffle sur moi ses fureurs ? — D’où viennent ces fumées de majesté ? — Il me semble entendre l’écho sonore crier — que Philippe est le fils d’un roi. — Les feuilles qui sifflent sur les arbres tremblants — sifflent en chœur que je suis fils de Richard. — Le murmure des torrents qui bouillonnent — dit Philippus regius filius. — Les oiseaux dans leur vol font une musique avec leurs ailes, — remplissant l’air de la gloire de ma naissance. — Les oiseaux, les ruisseaux, les feuilles, les montagnes, l’écho, tout — répète à mon oreille que je suis fils de Richard. — Insensé ! où te laisses-tu emporter ? — Pourquoi tes pensées se perdent-elles ainsi dans le ciel de l’honneur ? — Oublies-tu donc ce que tu es et d’où tu viens ? — Le patrimoine de tes pères ne peut pas maintenir de pareilles pensées. — Ces pensées-là sont loin de convenir à un Faulconbridge. — Mais aussi pourquoi mon âme ambitieuse — ne peut-elle plus, dans son essor, se résigner à n’être que Faulconbridge ? — Après tout, sais-tu qui tu es ? — Et puis, sais-tu ce qui attend ta réponse ? — Vas-tu donc, dans la frénésie d’un vain transport, — sacrifier ton patrimoine, en te disant bâtard ? — Non, garde ton bien. Quand Richard serait ton père, — n’importe : dis que tu es un Faulconbridge.

LE ROI JEAN.

— Parle, l’ami. Dépêche-toi. Dis-nous qui fut ton père.

PHILIPPE.

— N’en déplaise à votre majesté, sir Robert… — Ce mot Faulconbridge s’accroche à ma mâchoire, — il ne veut pas sortir. Quand il irait de ma vie, — je ne pourrais pas dire que je suis le fils d’un Faulconbridge. — Au diable le patrimoine et la fortune ! C’est le feu de l’honneur, — qui me fait jurer que le roi Richard fut mon père. — Le bâtard d’un roi est plus noble — qu’un chevalier, même légitime. — Je suis le fils de Richard !

(24) La pièce de trois farthings (à peu près trois liards) était d’argent, et par conséquent, fort mince. Elle portait sur la face une rose, à côté d’un profil de la reine Élisabeth, qu’entourait cette légende : Rosa sine spina. Cette explication est nécessaire pour comprendre l’allusion faite ici par le Bâtard.

(25) Dans le douzième chant du Polyolbion de Drayton, se trouve une longue description du fameux combat qui eut lieu, en présence du roi Athelstan, entre le géant danois Colbrand et l’illustre Guy de Warwick. Le géant fut tué par le chevalier.

(26) Ce mot Philippe passait, au temps de Shakespeare, pour être exactement le cri du moineau. Il existe un long poëme de Skelton, ayant pour titre : Phyllyp Sparowe, Philippe le moineau. Un auteur dramatique, fort en vogue à la cour d’Elizabeth, l’euphuiste Lyly, a écrit ce vers dans la mère Bombie :

CRY.

Phip phip the sparrowes as they fly.

Ils crient phip phip les moineaux, quand ils volent.

Les anciens ont imité, dans un verbe pittoresque, le cri du passereau ; et l’exclamation du Bâtard, qui semble d’abord si étrange, le paraîtra moins dès qu’on se rappellera ces jolis vers de Catulle :

Sed circumsiliens modo hue, modo illuc,
Ad solam dominant usque pipilabat.

(27) Le chevalier Basilisco était un personnage fort populaire de la vieille comédie anglaise. Le Bâtard fait ici allusion à une scène de Soliman et Perseda, où le clown Piston saute sur le dos de Basilisco et lui fait dire tout ce qu’il veut.

(28) Cette lutte héroïque entre le roi et le lion a été, dans le moyen âge, le sujet d’un grand nombre de romances ; elle est ainsi rapportée par le chroniqueur Rastall : « On dit qu’un lion fut mis dans la prison du roi Richard, pour le dévorer. Le lion ayant ouvert la gueule, le roi y fourra son bras, et lui tira si fort le cœur qu’il le tua ; et voilà pourquoi quelques-uns disent qu’il est nommé Richard Cœur de Lion. »

(29) En proposant aux rois de France et d’Angleterre l’exemple des mutins de Jérusalem, le Bâtard veut sans doute parler ici des factions diverses qui, après avoir troublé la cité juive de leurs querelles, se réconcilièrent à l’approche de l’ennemi commun, l’empereur Titus. Malone cite à ce sujet un extrait d’un ouvrage traduit de l’hébreu, intitulé : Derniers temps de la république des Juifs, ouvrage que Shakespeare a pu avoir sous les yeux.

(30) Cette madame Blanche, qu’Hubert voudrait voir mariée au Dauphin Louis, n’est autre que la fameuse Blanche de Castille, mère de Louis IX. Elle était, comme chacun sait, fille d’Alphonse IX, roi de Castille, et nièce du roi Jean.

(31) Ce monologue superbe et toujours actuel, où le poëte flétrit l’inconstance de la France, dominée par ce faiseur de faux serments, l’Intérêt, avait un singulier à-propos à la fin du seizième siècle, soit qu’il fût dit au moment où un prince du sang français, le duc d’Anjou, proposait d’épouser la reine Élisabeth, geôlière de sa belle-sœur Marie Stuart, soit qu’il fût dit après la conversion de Henri IV abjurant sa foi et déclarant que Paris vaut bien une messe, soit qu’il fût dit après la conclusion de la paix entre la cour de France et Philippe II.

(32) Pour bien voir à quel point le drame primitif imprimé en 1591, — quelque remarquable qu’il soit du reste, — est inférieur au drame définitif publié en 1623, il faut comparer cette superbe scène du Roi Jean, où l’enfant essaie vainement de consoler sa mère, avec la scène parallèle qui se trouve dans la pièce anonyme. Faites le rapprochement, et jugez :

Extrait de la pièce de 1591.
ARTHUR.

Madame, prenez courage : ces langueurs abattues — ne sont pas le baume qui adoucira notre triste destinée. — Si le ciel a ordonné ces événements, cette amère mélancolie ne sert de rien. — Les saisons changeront : de même, notre malheur présent — peut changer avec elles, et tout peut tourner à bien.

CONSTANCE.

— Ah ! enfant ! tes années, je le vois, sont trop tendres — pour que tu puisses sonder du regard l’abîme de ces douleurs. — Mais moi, qui vois s’écrouler ta fortune, mes espérances et les ressources — avec lesquelles devaient se fonder ta fortune et ta renommée, — quelle joie, quelle satisfaction, quel repos puis-je goûter, — quand l’espérance et la fortune nous abandonnent ?

ARTHUR.

— Pourtant les pleurs des femmes, leurs douleurs, leurs airs solennels, — augmentent le fardeau des malheurs, loin de le diminuer.

CONSTANCE.

— Si quelque puissance écoutait les plaintes d’une veuve — qui demande vengeance du fond d’une âme blessée, — elle enverrait la peste pour infecter ce climat — et cette contrée maudite où respirent les traîtres, — où le parjure, comme le présomptueux Briarée, — assiége le ciel de ses mensonges. — Il avait promis, Arthur, il avait juré — de défendre tes droits et d’abaisser l’orgueil de tes ennemis ! — Mais, maintenant, ce noir parjure, — il conclut une trêve avec l’enfant damné d’Éléonore, — et marie Louis VIII à son aimable nièce, — partageant sa fortune et ses domaines — entre ces deux amants. Malheur à cette union ! — Puisqu’ils te chassent de ton bien et triomphent des larmes d’une veuve, — que, de même, le ciel les jette dans une carrière malheureuse ! — Ainsi, de tout ce sang répandu de part et d’autre, — qui a apaisé la soif de la terre entr’ouverte, — il n’est sorti qu’un jeu d’amour et une fête de fiançailles !

Là se termine la scène. Combien cette tristesse raisonneuse paraît froide à côté du désespoir de la mère que nous venons de voir tomber à terre tout échevelée !

(33) Dans la pièce de Shakespeare, le duc d’Autriche et le vicomte de Limoges ne font qu’un, et voilà pourquoi Constance les confond dans son imprécation : Ô Limoges ! ô Autrichien ! Mais, dans l’histoire, ces deux personnages sont parfaitement distincts. — L’un, Léopold, duc d’Autriche, est celui qui emprisonna Richard en 1193 ; l’autre, Vidomar, vicomte de Limoges, est le châtelain du manoir de Chalus, devant lequel Cœur de Lion fut blessé à mort, en 1199, par un archer nommé Bertrand de Bourdon. Shakespeare attribue le meurtre de Cœur de Lion au duc d’Autriche et venge le père avec l’épée du fils, en faisant tuer le duc d’Autriche par le Bâtard. — Cette confusion des deux personnages historiques, qui se trouve également dans Le Roi Jean anonyme, était sans doute une tradition de la scène anglaise, tradition populaire qui, en attribuant un rôle odieux à un membre de la maison d’Autriche, autorisait une foule d’allusions hostiles à cette perfide ennemie de l’Angleterre.

(34) La sentence d’excommunication prononcée par le cardinal contre le roi Jean est en prose dans la pièce de 1501 :

« Moi, Pandolphe de Padoue, légat du siége apostolique, je te déclare maudit ; je délie chacun de tes sujets de toute loyauté et de toute féauté envers toi, et j’accorde la rémission de ses péchés à quiconque portera les armes contre toi ou t’assassinera : telle est ma sentence, et je commande à tous les gens de bien de t’abhorrer comme une personne excommuniée. »

Ainsi que je l’ai dit plus haut, cette lutte entre le roi Jean et le saint-siége avait été depuis longtemps représentée sur la scène anglaise. Quarante ans auparavant, sous le règne d’Édouard VI, l’évêque John Bale avait composé sur le même sujet une moralité qui avait eu grand succès. On y voyait paraître le cardinal Pandolphe, précédé de quatre prêtres portant, l’un, une croix, l’autre, un livre, le troisième, une chandelle, le quatrième, une cloche et déclamant solennellement les vers suivants :

Puisque le roi Jean traite ainsi la sainte Église, — je le maudis par la croix, par le livre, par la cloche et par la chandelle. — De même que cette croix est maintenant détournée de ma face, — de même je prie Dieu de le séquestrer hors de sa grâce. — De même que je lance ce livre loin de moi, — qu’ainsi Dieu écarte de lui tous ses bienfaits. — De même que cette flamme brûlante s’échappe de cette chandelle, — qu’ainsi Dieu le rejette de son éternelle lumière. — Je le retire au Christ, et, au son de cette cloche, — je donne son corps et son âme au diable de l’enfer.

Ainsi, dès les premiers temps de la Réforme, le théâtre anglais, venant en aide à la chaire protestante dans sa polémique contre la papauté, avait présenté la querelle entre le roi Jean et Innocent III comme le symbole de la grande lutte du pouvoir temporel contre le pouvoir spirituel. Mais, si les contemporains d’Édouard VI furent émus par les tirades puériles de l’évêque John Bale, combien le public de Shakespeare devait être agité par la mâle satire du Roi Jean ! Comme la fière réplique du prince excommunié au légat du pape devait être applaudie par le peuple qui avait repoussé la catholique armada, et dont la reine venait d’être frappée d’anathème par Sixte-Quint !

(35) Dans l’histoire, ce n’est pas le duc d’Autriche, c’est le vicomte de Limoges qui meurt de la main du Bâtard. « La même année 1199, Philippe, fils bâtard du roi Richard, à qui son père avait donné le château et le titre de Cognac, tua le vicomte de Limoges pour venger la mort de son père qui, comme vous l’avez vu, avait été tué en assiégeant le château de Chalus Cheverel. » (Holinshed.)

(36) Il est infiniment curieux de comparer cette scène fameuse avec la scène parallèle qui se trouve dans le Roi Jean anonyme. Pour que le lecteur puisse faire lui-même cette étude féconde, je traduis l’extrait suivant de la pièce imprimée en 1591 :

Entre Arthur, conduit par Hubert du Bourg.
ARTHUR.

Merci, Hubert, de ton attention pour moi, — à qui l’emprisonnement est encore chose si nouvelle. — La promenade ici n’a pas pour moi de grandes jouissances ; — pourtant j’accepte ton offre avec reconnaissance, — et je ne veux pas du moins perdre le plaisir des yeux. — Mais, dis-moi, si tu le peux, courtois geôlier, combien — de temps le roi m’enfermera-t-il ici ?

HUBERT.

— Je ne sais pas, prince, — je suppose que ce ne sera pas longtemps. — Que Dieu vous envoie la liberté et que Dieu sauve le roi !

Les exécuteurs sortent de leur retraite et s’élancent sur Arthur.
ARTHUR.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, messieurs ? Que signifie cet outrage ? — Oh ! à l’aide, Hubert ! gentil gardien, à l’aide ! — Que Dieu me délivre de la brusque attaque de ces mutins ! — Ne laissez pas tuer un pauvre innocent !

HUBERT, aux exécuteurs.

— Retirez-vous, messieurs, et laissez-moi faire.

Les exécuteurs se retirent.
ARTHUR.

— Allons, Arthur, résigne-toi ; la mort menace ta tête. — Que signifie ceci, Hubert ? Expliquez-moi l’affaire.

HUBERT.

— Patience, jeune seigneur. Écoutez des paroles de malheur, — funestes, brutales, infernales, horribles à entendre : — effrayant récit, bon pour la langue d’une furie ! — Je n’ai pas la force de le faire, chaque mot en est pour moi une douleur profonde.

ARTHUR.

— Quoi ! dois-je mourir ?

HUBERT.

— Ce n’est pas la mort que j’ai à vous annoncer, c’est quelque chose de plus hideux, — la sentence de la haine, la plus malheureuse destinée : — la mort serait un mets exquis dans un si cruel festin. — Soyez sourd, n’entendez pas ; c’est un enfer pour moi d’achever.

ARTHUR.

— Hélas ! tu blesses ma jeunesse par tes inquiétantes paroles ; — c’est une horreur, c’est un enfer pour moi de ne pas tout savoir. — De quoi s’agit-il, l’ami ? Si la chose doit être faite, — fais-la, et termine-la vite, pour que je cesse de souffrir.

HUBERT.

— Je ne veux pas murmurer avec ma langue un tel forfait, — et pourtant il faut que je l’accomplisse de mes mains. — Mon cœur, ma tête, tout mon être — me refuse ici son office. — Lis cette lettre, lis ces lignes triplement funestes ; — apprends ma mission, et pardonne-moi quand tu la connaîtras. — « Hubert, au nom de notre repos d’esprit et du salut de notre personne, il t’est commandé, sur le reçu de cet ordre, d’arracher les yeux à Arthur Plantagenet. »

ARTHUR.

— Ah ! homme monstrueux et maudit ! Rien qu’avec son souffle il infecte les éléments ! — Son cœur recèle un venin contagieux — qui suffirait à empoisonner le monde entier ! — Est-ce une impiété d’accuser les cieux — d’injustice, quand ils laissent ce mécréant — opprimer et outrager les innocents ? — Ah ! Hubert ! tu es donc l’instrument dont il se sert — pour sonner la fanfare qui annonce à l’enfer son triomphe ! — Le ciel pleure, les saints versent d’angéliques larmes, — dans la crainte qu’ils ont de ta chute ; ils te poursuivent de remords, — ils frappent à ta conscience pour y faire entrer la pitié — et te protéger contre la rage de l’enfer. — L’enfer, Hubert, l’enfer avec tous ses fléaux, est au bout de ce forfait damné. — Ce papier scellé, qui te promet le bonheur dans ce monde, — institue Satan chef de ton âme. — Ah ! Hubert, ne consens pas à abandonner ta part de Dieu. — Je ne te parle pas seulement pour que tu me laisses la vue, — qui n’est pour moi que le premier des biens matériels ; — je te parle au nom du péril que tu cours, péril bien plus grand que ma douleur ; — la perte de ta douce âme bien pire que la perte de mes vains yeux. — Réfléchis bien, Hubert, car c’est chose dure — de perdre l’éternel salut pour la faveur d’un roi !

HUBERT.

— Monseigneur, tout sujet habitant le pays — est tenu d’exécuter les commandements du roi.

ARTHUR.

— Dieu, dont le pouvoir est plus étendu, a défendu dans ses commandements — d’obéir à celui qui commande de tuer.

HUBERT.

— Mais la même puissance a établi cette loi, — pour tenir le monde en respect, que le crime serait puni de mort.

ARTHUR.

— Je déclare que je ne suis ni criminel, ni traître, et que je suis pur.

HUBERT.

— Ce n’est pas à moi, monseigneur, qu’il faut en appeler.

ARTHUR.

— Tu peux du moins renoncer à une mission périlleuse.

HUBERT.

— Oui, si mon souverain veut renoncer à sa querelle.

ARTHUR.

— Sa querelle est celle du mensonge et de l’impiété !

HUBERT.

— Que le blâme retombe sur celui à qui il est dû !

ARTHUR.

— Eh bien ! que ce soit sur toi, si tu conclus — cette inique sentence par une si infâme action.

HUBERT.

— Aucune exécution ne pourra désormais être légitime, — si l’arrêt du juge doit être ainsi mis en doute.

ARTHUR.

— Aucune ne pourra l’être sans que, selon les formes d’un procès régulier, — le coupable ait été convaincu d’un crime.

HUBERT.

— Monseigneur, monseigneur, ces longues remontrances — augmentent ma douleur plus qu’elles ne servent votre cause. — Car je sais, et j’agirai dans cette conviction, — que les sujets vivent soumis aux ordres des rois. — Je ne dois pas discuter pourquoi il est votre ennemi, — mais je dois obéir quand il commande.

ARTHUR.

— Obéis donc, et que ton âme soit responsable — de l’injuste persécution que je subis. — Vous, yeux roulants dont je puis encore mesurer la superficie — avec le regard que la nature m’a prêté, — faites jaillir la terreur de vos sourcils froncés — pour punir les assassins — qui me privent de votre vue limpide. — Que l’enfer soit pour eux aussi sombre que la tombe qu’ils me souhaitent, — et qu’il soit l’horrible bénéfice de leur crime ! — Que les noirs tourmenteurs du profond Tartare — leur reprochent ce forfait damné, — en infligeant à leurs âmes mille tortures variées ! — Plus de délai, Hubert, mes oraisons sont terminées : — c’est toi que je prie maintenant, arrache-moi la vue ; — mais pour achever la tragédie, — conclus le dénoûment par un coup de poignard. — Adieu, Constance ! Bourreau, approche ! — Fais de ma mort une fête pour le tyran !

HUBERT.

— Je faiblis, j’ai peur, ma conscience m’ordonne de me désister. — Que parlé-je de faiblesse et de peur ? — Mon roi commande, et cet ordre me dégage ; — mais Dieu défend et c’est lui qui commande aux rois. — Ce grand commandeur me donne un contre-ordre, — il arrête ma main, il attendrit mon cœur. — Arrière, instruments maudits ! Vous êtes dispensés de votre office. — Rassure-toi, jeune seigneur tu garderas tes yeux, — quand je devrais les payer de ma vie. — Je vais trouver le roi, et lui dire que sa volonté est faite, — et que tu es mort. Viens avec moi. Hubert n’était pas né — pour aveugler ces lampes que la nature fait luire ainsi.

ARTHUR.

— Hubert, si jamais Arthur recouvre sa puissance, — tu seras récompensé du bienfait que je reçois de toi : — je t’avais livré ma vue, — tu me la rends, je ne serai pas ingrat. — Mais maintenant tout délai peut compromettre — l’issue de ta bonne entreprise. — Partons, Hubert, pour prévenir de plus grands malheurs.

Ils sortent.

(37) Cette scène célèbre où le roi Jean s’emporte contre Hubert et lui reproche d’avoir pris une boutade pour un ordre en mettant à mort le prisonnier Arthur, a rappelé à plusieurs commentateurs une autre scène historique qui eut lieu après l’exécution de Marie Stuart. On sait, en effet, que la reine d’Écosse fut décapitée le 8 février 1587, dans le château de Fotheringay, en vertu d’un warrant, signé Élisabeth, que le secrétaire d’État Davison reçut ordre de porter. Quand la tête de Marie fut tombée, la reine d’Angleterre, craignant sans doute la colère des cours continentales, feignit le plus grand désespoir et affecta de rejeter sur Davison toute la responsabilité de cet assassinat juridique. Elle accabla le trop fidèle ministre d’invectives, et lui fit justement ce reproche d’excès de zèle que le roi Jean adresse ici à Hubert.

Ce rapprochement, s’il était fondé, nous aiderait à éclairer certains côtés restés obscurs du drame de Shakespeare. Si la mort d’Arthur n’était, dans la pensée du poëte, que le symbole de la mort de Marie Stuart, le roi Jean devrait être regardé comme la personnification d’Élisabeth. Et alors tous les incidents de la pièce seraient autant d’allusions aux événements contemporains. Pandolphe excommuniant le roi Jean, ce serait le pape lançant contre la reine Élisabeth la bulle d’anathème. Le ridicule duc d’Autriche tué par le sympathique Bâtard, ce serait Philippe II vaincu par le peuple anglais. Le roi de France Philippe, soutenant et reniant tour à tour la cause d’Arthur, ce serait Henri III soutenant et abandonnant successivement la cause de Marie Stuart. L’alliance proposée entre la nièce du roi Jean et le dauphin, fils de Philippe-Auguste, ce serait le mariage projeté entre le duc d’Anjou, frère d’Henri III, et Élisabeth. La révolte des comtes de Pembroke et de Salisbury, faisant cause commune avec l’étranger pour châtier l’assassin d’Arthur, ce serait, par allégorie, la rébellion du duc de Suffolk et du comte de Northumberland s’alliant avec les cours catholiques pour délivrer Marie Stuart. Enfin, les envahisseurs, chassés du territoire par le Bâtard, ce serait l’armada espagnole repoussée par la nation anglaise ; et la magnifique apostrophe qui termine la pièce serait le cri de victoire poussé par le poëte patriote.

(38) Ici encore Shakespeare suit strictement le plan de la vieille pièce. Dans le drame de 1591, Arthur meurt également en essayant de s’échapper de sa prison. Je traduis la scène :

Le jeune Arthur paraît au haut des murailles.
ARTHUR.

Maintenant, que la bonne chance aide au succès de mon entreprise — et épargne à ma jeunesse de nouveaux malheurs ! — Je risque ma vie pour gagner ma liberté. — Si je meurs, j’en aurai fini avec les tourments de ce monde. — La peur commence à affaiblir ma résolution. — Si je lâche prise, hélas ! je tombe, — et la chute pour moi, c’est la mort. — Il vaut mieux renoncer à mon projet et vivre en prison toujours… — La prison, ai-je dit ? Non, plutôt la mort ! — Que l’énergie et le courage me reviennent ! — Décidément, je me risque : — après tout, ce n’est que sauter pour vivre.

(39) Holinshed raconte, d’après Mathieu Pâris, qu’en effet « le roi, ne pouvant monter à cheval, se fit porter dans une litière faite d’osier où était étendue une simple natte de paille, sans lit ni oreiller. »

(40) La révélation faite ici par Melun est historique. « Vers le même temps, dit Holinshed, il arriva qu’un Français, le vicomte de Melun, tomba malade à Londres, et, voyant que sa mort était proche, appela à lui plusieurs barons anglais qui restaient dans la cité et leur fit cette déclaration : « Vous ignorez les périls qui sont suspendus sur vos têtes. Louis, et avec lui seize comtes et barons de France, ont juré secrètement, dans le cas où le royaume d’Angleterre serait conquis, de tuer, bannir et emprisonner tous ceux de la noblesse anglaise qui maintenant se révoltent contre leur propre roi, comme des traîtres et des rebelles. Et, pour que vous n’en doutiez pas, moi, qui suis ici sur le point de mourir, je vous affirme, sur le salut de mon âme, que je suis un des seize qui ont fait ce vœu. Je vous conseille donc de pourvoir à votre propre sûreté et à celle de votre pays, et de garder le secret sur ce que je viens de vous révéler. » Cela dit, il mourut immédiatement. »

(41) Nul doute que, dans la pensée de Shakespeare, le supplice qui termine la vie du roi Jean ne soit le châtiment de ses crimes. C’était également la pensée de l’auteur du Roi Jean anonyme, et, pour s’en convaincre, il suffit de lire la scène suivante :
LE ROI JEAN.

Philippe, à boire ! Oh ! que n’ai-je toutes les glaces des Alpes — pour refouler et pour éteindre ce feu intérieur — qui fait rage en moi comme un bourreau incandescent. — C’est en vain que, pour consumer l’arbre divin dans Babylone, — toutes les puissances ont épuisé leur puissance. — C’est en vain aussi que mon cœur oppose sa faible résistance — à l’invasion farouche de celui qui est plus fort que les rois — Au secours, mon Dieu ! Quelles souffrances ! — Je meurs. Jean, cette torture — t’est infligée pour tes coupables forfaits — Philippe, une chaise, en attendant la tombe ! — Mes jambes dédaignent de porter un roi.

LE BÂTARD.

— Ah ! mon bon seigneur, triomphez de la douleur par la patience, — et supportez vos peines avec une royale énergie.

LE ROI JEAN.

— Il me semble que je vois la liste de mes crimes — écrite par un démon en caractères de marbre. — Le moindre suffirait pour me faire perdre ma part du ciel. — Il me semble que le diable murmure à mon oreille — et me dit que tout espoir de miséricorde est vain, — et que je dois être damné pour la mort soudaine d’Arthur. — Je vois, je vois des milliers, des milliers d’hommes — venus pour me reprocher tout le mal que j’ai fait sur terre. — Ah ! il n’existe pas de Dieu assez clément pour me pardonner tant de crimes. — Comment ai-je vécu, si ce n’est au détriment d’un autre ? — À quoi me suis-je plu, si ce n’est à la ruine des autres ? — Quand ai-je jamais fait un acte méritoire ? — Quelle est celle de mes journées — qui n’a pas abouti à quelque malheur fameux ? — Ma vie, pleine de fureur et de tyrannie, — peut-elle implorer grâce pour une mort si étrange ? — Qui donc dira que Jean a succombé trop tôt ? — Et qui plutôt ne dira pas qu’il a vécu trop longtemps ? — Le déshonneur m’a poursuivi dans ma vie, — et l’humiliation m’accompagne à ma mort. — Pourquoi ai-je échappé à la furie des Français, — et ne suis-je pas mort sous le coup de leurs épées ? — Ma vie a été honteuse, et elle finit honteusement, — méprisée par mes ennemis, dédaignée par mes amis.

LE BÂTARD.

— Pardonnez au monde et à tous vos ennemis terrestres, — et invoquez le Christ qui est votre dernier ami.

LE ROI JEAN.

— Ma langue se trouble. Te l’avouerai-je, ami Philippe ? — depuis que Jean s’est soumis au prêtre de Rome, — ni lui ni les siens n’ont prospéré sur la terre : — ses bénédictions sont maudites, et son anathème est bénédiction. — Du fond de mon âme je crie vers mon Dieu, — comme criait le royal prophète David — dont les mains étaient comme les miennes, souillées par le meurtre. — Pas plus qu’à lui, il ne m’est réservé de bâtir la maison du Seigneur ; — mais, si mon cœur mourant ne me trompe pas, — de mes flancs sortira une famille royale — qui de ses bras atteindra jusqu’aux portes de Rome, — et foulera sous ses pieds l’orgueil de la prostituée — qui trône sur la chaire de Babylone. — Philippe, les cordes de mon cœur se rompent ; les flammes du poison — l’emportent en moi sur les faibles forces de la nature : — Jean meurt dans la foi de Jésus.

(42) Selon Holinshed, le roi Jean fut enterré à Croxton Abbey, dans le Staffordshire ; mais le poëte est ici plus exact que l’historien : car, suivant l’indication donnée par Shakespeare, c’est dans la cathédrale de Worcester que le tombeau du roi fut découvert le 17 juillet 1797.

(43) En lisant l’apostrophe qui termine le Roi Jean, il est difficile de n’y pas voir une allusion directe aux événements contemporains. Selon moi, cette apostrophe a été écrite sous l’impression des menaces adressées par la coalition catholique à l’Angleterre hérétique. Cette opinion, que je suis étonné d’émettre le premier, est confirmée jusqu’à l’évidence par les vers qui servent d’épilogue à la pièce primitive :

LE BÂTARD.

Que l’Angleterre reste fidèle à elle-même, — et le monde entier sera impuissant contre elle. — Louis, tu vas être vaillamment expédié pour la France, — car jamais Français n’a gardé du sol anglais — la vingtième partie de ce que tu as conquis. — Dauphin, ta main ! nous marcherons vers Worcester. — Et vous tous, lords, offrez vos bras pour porter votre souverain — jusqu’à son tombeau avec tous les honneurs funèbres. — Si les pairs et le peuple sont unis, — ni le pape, ni la France, ni l’Espagne ne peuvent nuire à l’Angleterre.

(44) La plus ancienne édition de Richard III est un in-4o publié sans nom d’auteur avec ce titre : La tragédie du roi Richard, contenant ses perfides complots contre son frère Clarence, le lamentable meurtre de ses neveux innocents, son usurpation tyrannique, enfin tout le cours de sa vie odieuse et sa mort si méritée. Telle qu’elle a été jouée dernièrement par les serviteurs du très-honorable lord chambellan. À Londres, imprimé par Valentin Sims pour André Wise, demeurant au cimetière de Saint-Paul, à l’enseigne de l’Ange. 1597.

Quelques mois plus tard, en 1598, une seconde édition parut, sous le même titre, mais avec le nom de l’auteur (ainsi écrit : William Shake-speare).

Le succès ne discontinua pas, et la pièce fut réimprimée huit fois pendant les trente-cinq premières années du dix-septième siècle : en 1602, en 1605, en 1613 (in-quarto) ; en 1623 (dans la grande édition in-folio) ; en 1624, en 1629 (in-quarto) ; en 1632 (in-folio), en 1634 (in-quarto).

L’édition in-folio de 1623 diffère seule de l’édition originale de 1597. Cent neuf vers appartenant au texte original en ont été éliminés ; en revanche, elle contient soixante-un vers nouveaux que j’ai scrupuleusement traduits et intercalés.

Les variantes entre ces deux éditions sont indiquées plus loin.

(45) Ceci n’est point une métaphore, comme on pourrait le croire. Le public auquel s’adressait Shakespeare croyait bel et bien que le corps d’une personne assassinée devait saigner de nouveau au contact ou même à l’approche de l’assassin. Le roi d’Écosse, Jacques, confirme cette opinion dans son livre sur la démonologie : « Après un meurtre secret, si le cadavre du mort est jamais touché par le meurtrier, le sang en jaillira comme pour appeler sur le criminel la vengeance divine. » (Démonologie, in-quarto, 1597, p. 80.)

(46) Les douze vers qui précèdent ne se trouvent pas dans l’édition in-quarto de 1597.

(47) L’édition in-folio de 1623 ne contient pas ces mots : Emportez le corps, messieurs.

(48) Dans l’édition in-folio, l’indication est différente. Ce n’est pas à Brakenbury que Clarence raconte le rêve qu’il vient de faire, c’est à son geôlier. Brakenbury ne paraît sur la scène que quand Clarence s’est rendormi.

(49) Ces deux vers sur la rédemption des péchés par le sang du Christ ont été supprimés de l’édition in-folio, en vertu d’un statut de Jacques Ier qui défendait de parler sur la scène des choses religieuses.

(50) Cet argument théologique que Clarence objecte aux assassins est le même qu’Arthur emploie contre ses bourreaux dans la scène du Roi Jean primitif que nous avons traduite plus haut. L’idée d’opposer les commandements de Dieu aux ordres des rois est bien digne de Shakespeare, et je suis convaincu que le poëte n’a plagié que lui-même en la transportant dans Richard III. En tout cas, on ne peut douter que l’argument ne soit beaucoup mieux placé dans la bouche de Clarence que dans celle d’Arthur, qui n’est qu’un enfant.

(51) Dans l’édition in-folio, Richard entre ici, non pas seul, mais accompagné de Ratcliff.

(52) Ce vers où lord Woodwille et lord Scales sont nommés a été ajouté dans l’édition in-folio.

(53) Les douze vers qui précèdent ne se trouvent pas dans l’édition in-quarto. Là, Dorset et Rivers se taisent.

(54) Les dix-huit vers qui précèdent manquent encore dans l’édition in-quarto. Là, Rivers ne demande pas d’explication sur la manière dont le prince sera escorté, et Buckingham n’a pas à répondre.

(55) La cité de Londres était désignée officiellement par le titre de Chambre du Roi, titre qu’elle portait depuis la conquête normande. Lorsque Jacques Ier fit son entrée dans la ville, après son avènement, il remarqua au-dessus de la porte cette inscription : Londinium, Camera Regia.

(56) Le Vice Iniquité était un personnage des moralités du moyen âge qui jouait le rôle de bouffon.

(57) Ces deux vers, où Buckingham prie Catesby de convoquer Hastings pour le lendemain, manquent dans l’édition in-quarto.

(58) Dans l’édition in-folio, ces dix vers sont attribués à Buckingham et non à Glocester.

(59) Les dix vers qui précèdent, à partir de ces mots : Si je ne réplique pas, manquent à l’édition in-quarto.

(60) Ces deux vers si caractéristiques ne se trouvent pas dans l’édition in-folio.

(61) Ces admirables vers que la reine Élisabeth adresse à la Tour de Londres manquent à l’édition de 1597. Ils rappellent la seconde manière de Shakespeare, et pourraient bien avoir été ajoutés au manuscrit quelques années après la représentation de la pièce.

(62) Les dix-sept vers qui précèdent, à partir de ces mots : Comment se fait-il que le prophète, etc., ne se trouvent pas dans l’édition de 1623.

(63) Ce dialogue de quatorze vers, commençant à cette exclamation de Richard : Vous parlez comme si j’avais tué mes neveux, manque à l’édition de 1623.

(64) Les cinquante-cinq vers qui précèdent ne se trouvent pas dans l’édition in-folio.

(65) Toute cette scène entre Richard et la reine-mère est évidemment inspirée par la chronique de Hall :

« À ce moment surgit dans l’esprit sacrilége de Richard une pensée qu’il était déjà odieux de concevoir, mais qu’il était bien plus cruel et plus abominable encore d’exécuter : s’étant persuadé, après de longues réflexions, que ce serait pour lui une source de grands malheurs si le comte de Richmond parvenait à épouser sa nièce, il se décida nettement à se réconcilier avec la femme de son frère, la reine Élisabeth, par des paroles bienveillantes ou par de généreuses promesses, convaincu qu’une fois le raccommodement conclu, la reine n’hésiterait pas à se remettre elle-même et à confier ses filles à sa direction et à sa tutelle, et qu’il lui serait facile ainsi d’empêcher l’union du comte de Richmond avec sa nièce. Enfin, si l’on ne trouvait pas de plus ingénieux remède pour prévenir les innombrables maux qui le menaçaient, s’il arrivait que la reine Anne sa femme disparût de ce monde, le roi Richard aimerait encore mieux épouser sa cousine et nièce Élisabeth, que de laisser tout le royaume courir à sa ruine, à défaut de ce mariage. Il envoya donc à la reine, qui était dans le sanctuaire, de nombreux messages dans lesquels, après s’être excusé et purifié de tout ce qu’il avait tenté ou fait contre elle, il lui faisait, pour elle et pour son fils, le marquis Dorset, de si magnifiques promesses que l’espérance devait lui tourner la tête et l’entraîner, comme on dit, dans le paradis des fous. Les messagers du roi, gens d’esprit et de gravité, persuadèrent la reine, à force de raisons édifiantes et de belles promesses, si bien qu’après s’être un peu radoucie, elle cessa de faire la sourde oreille et s’engagea à se soumettre pleinement et franchement au bon plaisir du roi. »

(66) Cette discussion entre Richard et Stanley est conforme à l’histoire. Shakespeare avait encore sous les yeux la chronique de Hall : « Parmi les seigneurs dont le roi se défiait le plus, ceux-ci étaient les principaux : Thomas lord Stanley, sir William Stanley, son frère, Gilbert Talbot et six cents autres. Mais, de tous, celui en qui il avait le moins de confiance, était lord Stanley, parce que celui-ci avait épousé lady Marguerite, mère du comte de Richmond. En effet, quand ledit lord Stanley voulut se retirer dans ses terres pour visiter sa famille et pour rafraîchir ses esprits, disait-il, mais en réalité pour se bien préparer à recevoir le comte de Richmond dès son arrivée en Angleterre, le roi ne voulut point lui permettre de partir, qu’il n’eût laissé à la cour, comme otage, George Stanley, lord Strange, son fils aîné et son héritier. »

(67) Le fait est raconté par Hall en ces termes : « Parmi les nobles qui furent tués était Jean, duc de Norfolk, qui avait reçu l’avertissement de ne pas se risquer sur le champ de bataille. La nuit qui précéda sa jonction avec le roi, quelqu’un avait écrit ceci à sa porte :

« Jack of Norfolk, be not too bold,
For Dykon, thy master, is bougth and sold. »

« Jeannot de Norfolk, ne sois pas trop hardi, car Dykon, ton maître, est trahi et vendu. »

(68) D’après le texte de toutes les éditions anciennes, c’est sur la scène même qu’a lieu le combat entre Richmond et Richard, et que le roi est tué. Les éditeurs modernes, obéissant au préjugé classique, ont pris sur eux de changer l’indication originale et de faire mourir Richard loin des regards du public. Il va sans dire que nous n’avons pas cédé au même préjugé.


fin des notes.