Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Avant-propos

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Lorsqu’on publie une relation de voyage, et que l’on vise à intéresser ceux qui la liront, il y a deux manières de procéder :

La première, une dose suffisante de mémoire, d’imagination et de littérature étant donnée, consiste, une fois de retour chez soi, à composer, sur des notes plus ou moins exactes, ou prises en courant, des récits attachants, habillés, selon l’expression consacrée, de couleur locale et entremêlés d’historiettes amusantes ; quitte, il est vrai, à altérer souvent la vérité des individualités ou des choses, ou à faire bravement du posthume en fait d’actualité.

La seconde, un journal de chaque jour, rigoureusement exact jusqu’à la minutie, et où le familier vient se mêler au sérieux, étant également donné, se réduit à transcrire presque littéralement ce journal ; quitte aussi à rajuster quelques phrases, à adoucir quelques angles, en supprimant des personnalités qui auraient fait leur temps ; à harmoniser, en un mot, un ensemble que les incidents divers d’un voyage long et lointain auraient pu rendre nécessairement décousu.

Cette dernière méthode est celle que j’ai choisie, parce qu’elle m’a paru la plus simple, et qu’en outre, je lui trouve l’avantage de conserver à la relation un caractère de probité qui ne peut qu’en augmenter l’intérêt.

Elle m’a servi surtout pour la matière principale de cette publication, le compte rendu de l’Ambassade du baron Gros au Japon. Cette Ambassade, la seule que la France ait jamais envoyée dans une contrée qui jusqu’alors s’était obstinément fermée à l’Occident, a été suivie d’un Traité dont les négociations m’ont semblé un tableau si curieux des mœurs et du caractère indigènes, que j’ai tenu à n’en rien omettre ; dussent certains détails paraître au premier abord, insignifiants, même puérils.

Quant aux lettres qui font suite, adressées pendant le cours de mon voyage à un collègue et à un ami, déjà, grâce à l’hospitalité d’un journal de Paris, elles ont eu de la publicité ; mais, à ma rentrée en France, je les ai trouvées pleines de lacunes, et par ce motif si tronquées comme pensées, dans nombre de passages, sans doute sous l’empire de circonstances du moment que la distance ne m’avait pas permis d’apprécier exactement, que, par indépendance d’opinion, autant, je l’avoue, que par amour propre de voyageur, j’ai voulu les reproduire, aujourd’hui, telles qu’elles avaient été écrites, sous le coup des événements, ou sous l’infuence de mes sensations d’alors.

C’est du passé, je le sais, qu’elles pourront sembler avoir la prétention de rajeunir ; mais ce n’est-il pas, depuis des siècles, celui du pays de l’immobilité par excellence, en fait de politique, en fait d’institutions, en fait de passions ! Et, pénétré de cette vérité, j’ai pensé que mes impressions, porteraient-elles la date de 1858, pourraient encore, en 1861, avoir quelque opportunité ou quelque intérêt ; qu’elles pourraient servir encore à ceux qui viendraient à me succéder, sous le ciel et au milieu des hommes où je les avais ressenties, où je les avais décrites.

Enfin, à part des considérations très-générales, ou des réflexions personnelles échappées à la plume de mon journal, autant que possible, mais non sans effort parfois, j’ai cherché à m’abstenir de commentaires et de jugements développés.

Dans l’extrême Orient, pendant deux années, ma position exceptionnelle me les défendait :

En France, fonctionnaire, je ne me crois pas, quant à présent, le droit de traiter à fond des questions toujours menaçantes, selon moi, quelque satisfaisants qu’aient pu paraître certains résultats déjà obtenus, et dont la solution véritable se rattache fatalement, elle-même, à celle des plus grosses questions de la politique européenne.

Telle est la teneur de ces notes et tel en est l’esprit.

Bon Charles de Chassiron,

Maître des Requêtes de le classe au Conseil d’État
Détaché extra. en Chine et au Japon de 1858 à 1860.