Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Japon, lettre

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LA PREMIÈRE
AMBASSADE DE FRANCE
AU JAPON.


1858.


Shang-haï (Chine), novembre 1858.
À M. LE Vte DE LA GUÉRONNIÈRE.

La Mission de France est de retour de son expédition au Japon. Sous peu, elle va se rendre dans la rivière de Canton pour y régler définitivement, dans ses détails, le mode de remboursement de l’indemnité si vigoureusement enlevée à Ta-kou ; puis elle songera à rentrer en France, après une longue et laborieuse campagne de dix-huit mois. Quant à moi, qui suis destiné à m’en détacher, je songe à la Cochinchine, à Java ; je songe aussi à la mère-patrie ; mais je dois attendre les événements et accepter le sort qu’ils me feront.

Je vous envoie par ce courrier, tout incomplète qu’elle soit, partie de mon bagage de retour du Japon, de ce pays si inviolable et si inviolé jusqu’à ce jour qu’à mon grand regret, nous n’avons qu’entrevu. Ce que nous en rapportons, comme données un peu certaines ou comme faits un peu précis, nous avons, pour ainsi dire, dû le voler au temps si court de notre séjour dans le vieil empire de Nipon ; aux mystères d’une société se dérobant, depuis des siècles, à l’œil et au contact de l’étranger ; ou l’arracher à un système administratif et politique monopolisant tout, les hommes comme les choses, et défendant aux uns comme aux autres, de se livrer aux envoyés de l’Occident, sans s’être préalablement soumis à l’arbitraire et au contrôle de l’autorité, arbitraire des plus exclusifs, contrôle des plus rigoureux.

Autrement dit : je vous transcris sommairement quelques pages de mon journal de voyage ; vous y trouverez du moins l’itinéraire exact de la première Mission française au Japon.

Partis de Shang-haï vers le milieu de septembre, sur la corvette à vapeur le Laplace, escortée de deux bâtiments légers, le Prégent, aviso de la marine impériale, et le Remy, clipper de commerce frété pour l’expédition, après une navigation heureuse de sept jours, nous sommes arrivés à Simoda. C’était la première étape choisie pour reposer les équipages, avant de pousser jusqu’à Yeddo, la capitale de l’empire et le seul point où l’Ambassadeur de France consentît à traiter. Américains, Russes et Anglais nous y avaient précédés ; ils en avaient déjà emporté leurs Traités respectifs ; pour nous le terrain des négociations était donc tout fait, tout tracé : la saison, d’ailleurs très avancée dans ces parages, où les typhons étaient encore menaçants, avait décidé le baron Gros à en terminer au plus vite avec le Japon, et l’avait déterminé à réserver, pour le retour sur la Chine, la relâche que la Mission tenait à faire à Nagha-zaki, où ne l’appelait d’ailleurs aucun intérêt politique, mais qui devait être le complément de son curieux voyage.

Depuis quelques années, des bâtiments français, entre autres la Constantine et la Sibylle, avaient fait des reconnaissances sur les côtes du Japon. Ils s’étaient présentés devant Simoda, mais n’avaient pu obtenir d’y débarquer ; leurs rapports avec la terre s’étaient bornés à quelques politesses échangées entre les autorités du lieu et les commandants français ; aussi, arrivant dans ce petit port et descendant librement sur cette terre, jusqu’alors interdite aux étrangers, ouvrions-nous un droit que le Traité conclu par la France consacre désormais pour l’avenir dans plusieurs des ports du Japon.

Averti de notre arrivée par la Mission d’Angleterre à son passage à Simoda, le Gouverneur, dès que le Laplace fut sur ses ancres, s’empressa de venir offrir ses services au baron Gros. Dans cette première entrevue, ce fonctionnaire ne put dissimuler, sous les circonlocutions les plus polies, l’instruction qu’il avait reçue de Yeddo de faire tous ses efforts pour arrêter la Mission française sur la route de la capitale, en proposant à l’Ambassadeur de traiter à Simoda même ; se faisant fort, dans ce cas, d’exhiber des pouvoirs suffisants ; manœuvre déjà tentée, du reste, sans succès, auprès du chef de la Mission anglaise : aussi le baron Gros repousse-t-il toute proposition de ce genre, et établit-il, de la façon la plus nette, qu’il resterait à Simoda le temps qu’il jugerait convenable à ses projets, et ne traiterait que là où avaient traité les Alliés de son Souverain ; ce qui, en effet, a eu lieu.

Les formes et la tenue des officiers japonais qui accompagnaient le Gouverneur de Simoda, lorsqu’il s’est présenté sur le Laplace, les premiers du reste que nous eussions encore vus, nous ont tous fort surpris ; bien qu’issus, à n’en pas douter, de la même souche que les Chinois, c’est à peine s’ils ont conservé le type originel qui devrait leur être commun. Ils tranchent surtout sur leurs frères d’outre-mer par la simplicité de leur tenue, par la propreté de leurs vêtements, et, au premier abord, par la franchise intelligente de leurs physionomies : à l’usé, dans les rapports d’affaires, le côté intelligent reste entier ; mais il se double d’une finesse cauteleuse et d’une défiance tenace que sembleraient exclure les apparences premières. Leur maintien est calme et digne, comme du reste celui des peuples orientaux ; ils dédaignent tout ornement futile, toute dorure sur leurs habits ; à peine en tolèrent-ils sur leurs armes ; et quant au costume en lui-même, celui des gens du peuple ne diffère de celui des hauts personnages, de celui du souverain lui-même, que par la nature ou la qualité des étoffes, de soie dans la haute classe, de coton dans la basse : chez l’une comme chez l’autre la couleur de ces mêmes étoffes est toujours sombre, jamais éclatante : point nouveau et frappant de dissemblance avec les habitants du Céleste-Empire.

Les nobles et les fonctionnaires portent tous, comme l’une des marques distinctives de leur rang, deux sabres demi-courbes, de grandeurs différentes, qui ne quittent jamais leurs ceintures, qu’ils soient debout ou assis, c’est-à-dire accroupis ; le port de ces deux sabres semble donc indiquer un signe de noblesse ou de fonctions ; sorte d’Éperon de la noblesse japonaise. Ils ont aussi, imprimés sur la partie supérieure de leurs vêtements, de petits médaillons blasonnés à leurs armes personnelles, et se font précéder d’un nombre de piques proportionné au rang qu’ils occupent dans la hiérarchie civile ou militaire.

Les personnages considérables sont toujours accompagnés d’une suite nombreuse ; et cet ensemble d’officiers, de gens de service, vêtus uniformément aux couleurs de leurs maîtres, armés de lances aux formes bizarres et ornées de guidons de toutes nuances, rappelle d’une façon singulière le moyen âge avec ses barons, ses écuyers et ses varlets : n’est-il pas étrange que ce soit au Japon, au dix-neuvième siècle, que pareille fantasmagorie vienne à se produire !

Du reste, l’organisation politique du Japon est encore toute féodale, dans la forme du moins ; nombre des anciens grands Feudataires ou Détenteurs de fiefs importants, qui, par le passé, reconnaissaient avec peine l’autorité du Suzerain, ayant été, depuis un siècle à peu près, réduits à faire entre ses mains abdication de leurs anciens droits. Deux princes ou Damios, cependant, dont les fiefs sont situés aux extrémités de l’île, ont su, même de nos jours, maintenir sur leurs domaines leurs prérogatives féodales ; et, au tribut annuel près qu’ils ne cessent d’envoyer à Yeddo, ils ont conservé une position assez indépendante et assez redoutable pour que l’Empereur ou Taïgoun ait eu, en toutes circonstances, à compter avec eux et à les caresser. Chez l’un d’eux, le prince de Satzouma, la politique de Yeddo a même invariablement cherché un appui qui la mît à l’abri des entreprises de ce grand vassal, en demandant à sa maison des épouses pour la couche impériale ; ainsi, l’impératrice douairière actuelle est encore une princesse de Satzouma.

Simoda n’est réellement qu’un gros bourg détruit, il y a peu d’années, par un tremblement de terre et récemment rebâti : sa population est de deux à trois mille âmes à peine. Son importance, comme le titre de ville qui lui a été donné, ne datent que de l’époque où son port s’est trouvé l’un des deux seuls ouverts aux Étrangers ; du jour où, par un échange que les Traités viennent de consacrer, les mêmes Étrangers n’y auront plus le droit de résidence, Simoda rentrera dans sa modeste et charmante obscurité ; charmante, car rien n’est plus ravissant et plus pittoresque à la fois que la vallée toujours fraîche, luxuriante de cultures et sillonnée de ruisseaux dont les chutes se répètent à chaque pas, qui s’étend à perte de vue au fond de sa baie ; que les montagnes gigantesques qui l’enveloppent, les unes bronzées et volcaniques, les autres tapissées de cèdres, et de ces pins dont Kœmpfer, le savant Hollandais, dit avoir constaté, au Japon, plus de soixante variétés.

Notre arrivée devant la baie de Yeddo, au fond d’un golfe de 60 milles de profondeur, a été rapide. Nous étions restés six jours à Simoda : de ce point à Yeddo, le trajet est de douze heures, et le matin du 14 septembre voyait notre pavillon flotter là où jamais couleurs françaises ne s’étaient montrées depuis que l’Occident a lancé ses navires dans l’Extrême-Orient.

Bien que nous eussions mouillé à 3 milles à peu près de la côte, le tirant d’eau de nos navires ne leur permettant pas de la serrer davantage, la visite des autorités japonaises a été immédiate, comme à Simoda. Cette fois, six fonctionnaires civils d’un ordre élevé, nommés Bougnos, c’est-à-dire gouverneurs ou plutôt maires, si l’assimilation est permise, les mêmes du reste qui avaient traité avant nous à Yeddo avec les Russes et les Anglais, et qui, plus tard, devaient être chargés de traiter avec nous à titre de Plénipotentiaires, avaient été choisis pour venir complimenter l’Ambassadeur de France au nom du Gouvernement impérial du Japon.

Les mêmes efforts qu’à Simoda furent tentés auprès du baron Gros pour le dissuader de débarquer à Yeddo ; efforts spécieusement colorés, cette fois, du prétexte de la mort récente de l’Empereur « circonstance qui, en couvrant l’Empire de deuil, nuirait fatalement à l’apparat et aux honneurs avec lesquels le Gouvernement japonais tiendrait à recevoir l’envoyé de l’Empereur de France ; de plus, une cruelle épidémie, le choléra, sévissant en ce moment sur la population de la capitale, les existences des Français pourraient se trouver compromises. » Des offres même furent faites de traiter à bord de notre corvette. Toutes ces tentatives devaient naturellement échouer, devant la résolution du Chef de la Mission, qui persista plus que jamais dans son refus de traiter, ailleurs que dans Yeddo méme.

Enfin, après quatre jours de pourparlers, nous sommes entrés dans la ville, le drapeau français en tête du cortège de l’Ambassadeur. Nous avons été conduits à une Bonzerie ou couvent de moines Boudhistes, qu’avait déjà habitée avant nous la Mission russe et qui nous avait été offerte pour la durée de notre séjour dans la capitale de l’Empire. L’Ambassade anglaise avait choisi une autre résidence, dans le voisinage plus animé de la baie et du quartier marchand.

Le baron Gros ayant déclaré son intention d’activer les négociations, rappelé qu’il était en Chine par l’arrivée prochaine à Shang-haï des deux Hauts-Commissaires délégués pour le règlement des tarifs douaniers, on est entré immédiatement en conférences. Comme je vous l’ai déjà dit, le Gouvernement japonais y était représenté par les mêmes Bougnos qui s’étaient rendus auprès de l’Ambassadeur, à son arrivée devant Yeddo.

L’esprit pointilleux et défiant, jusqu’au ridicule, que les commissaires japonais n’ont cessé d’apporter dans les discussions, a souvent réduit le baron Gros à les suivre, avec une patience singulière, dans les détails les plus puérils, ou sur des terrains qui s’écartaient complètement de la question ; aussi la longueur des séances s’en est-elle ressentie. La prudence du négociateur français, inspirée par les circonstances, n’a pas cru devoir, à certains chapitres, aborder des points délicats réservés à une révision que la lettre du Traité fait prochaine ; mais, en somme, aucun des articles que le Gouvernement japonais, dans le principe des discussions, avait cherché à repousser ou à amender n’a été cédé : tous ceux que le Gouvernement français avait résolus et établis ont été acquis ; et d’outrageantes coutumes insultant, depuis des siècles, à la foi chrétienne, sont désormais abolies dans tout l’Empire. La France a donc aujourd’hui avec le Japon un Traité d’Alliance, de Commerce et d’Amitié, relativement aussi conforme à ses intérêts politiques et à ses besoins commerciaux que ceux de l’Angleterre et de la Russie ses alliées.

Le Traité d’Yeddo a été signé le 9 octobre : cinq grands ports sont ouverts aux commerce étranger ; les Puissances contractantes pourront envoyer à Yeddo, avec droit de résidence dans la ville même et de parcours dans tout l’Empire, un agent diplomatique ou un consul général ; des consuls, dans les quatre ports obtenus. Le but de l’expédition a pleinement réussi ; et de l’Empire japonais il est permis de dire, avec non moins de confiance, peut-être, que de l’Empire chinois : le Japon est ouvert.

Yeddo est une ville immense ; les statistiques de l’Empire, régulièrement établies chaque année par le gouvernement japonais, avec cet esprit d’ordre méthodique qui caractérise tous les rouages de son administration, et dont le consul général des États-Unis à Simoda, M. Towsend Harris, le seul agent euro péen ayant eu résidence fixe au Japon depuis quatre ans, a pu obtenir communication officielle, constataient l’année dernière, à Yeddo, une population de deux millions cinq cent mille âmes ; chiffre énorme, mais qui cesse de paraître exagéré quand l’on pénètre dans les quartiers marchands de la ville ; véritables fourmilières, que peuvent seules régler et contenir les barrières de bois bardées de fer, qui, à des distances mesurées à la population des pâtés de maisons, servent à fermer, à un moment donné, les grandes artères de la ville industrielle.

Yeddo peut se diviser en trois zones bien distinctes :

En ville marchande, qui forme un cordon non interrompu autour du noyau principal, sur une superficie d’à peu près 20 milles de circonférence ;

En ville noble, habitée par les Damios, par les fonctionnaires ; et, au Japon, tout individu qui n’est pas marchand ou cultivateur, doit remplir une fonction quelconque ; la race des oisifs ou des riches inutiles n’y est pas plus connue qu’elle n’y serait tolérée. Ces fonctionnaires forment une armée, sorte de Landwehr, en dehors des troupes régulières dont l’effectif est très-restreint : pendant la guerre, ils sont appelés à prendre les armes pour la défense du pays ; pendant la paix, à remplir des fonctions diverses.

L’une de ces fonctions la plus prisée, comme la mieux récompensée, c’est l’espionnage public et privé. Le Gouvernement japonais prétend pénétrer dans les replis les plus profonds de la société qu’il régit ; être présent partout et à toute heure, dans le tumulte de la rue, comme dans le silence des familles, et, par des primes à la délation se traduisant en avancement aux fonctions publiques, primes recherchées et hautement avouées, du reste, par qui les reçoit, avec un cynisme inconnu aux époques les plus gangrenées, les plus serviles, de la société vénitienne, il est parvenu à établir, sur toute la surface de l’Empire, un système général d’espionnage organisé, qui est la base peu morale, il est vrai, mais en fait, jusqu’à ce jour, la force première de sa politique intérieure ;

En ville impériale, qui ne renferme que les palais du Taï-goun et des hauts fonctionnaires composant le personnel de la Maison Impériale, dont l’ampleur dépasse de beaucoup, dit-on, celle de nos Cours d’Europe ; ce qu’il est permis d’admettre aisément, à en juger par le nombre incroyable d’officiers subalternes, d’écrivains, de familiers, de gens de service de toutes sortes, qui accompagnent tout fonctionnaire, même d’un rang ordinaire.

L’intérieur des palais de la ville noble, véritables prisons, créées par l’autorité impériale pour garder en otage et sous sa main les familles des princes ou personnages considérables pendant qu’ils exercent leurs fonctions, soit auprès des deux Empereurs (car il y a deux Empereurs au Japon, l’un spirituel, l’autre temporel), soit dans les provinces, répond à la simplicité extérieure de la société japonaise ; de grands et beaux jardins en résument à peu près toute la richesse. Au centre de ces habitations, vraiment seigneuriales par leur étendue, par la solidité et le fini de leur construction, mais toutes uniformément à un seul étage et sans autres ouvertures extérieures que de massives portes de cèdre, ornées de clous de bronze doré, et surmontées de l’écusson blasonné du maître, se trouve le palais de l’Empereur. Il commande la ville du sommet de talus gazonnés, à proportions colossales, et communique avec elle par quatre ponts jetés sur les larges douves qui l’enveloppent. Comme l’enceinte impériale, celle qui contient les palais des Damios est également isolée de celle que nous habitions, par une ceinture de fossés intérieurement revêtus de blocs de granit assemblés sans ciment, à la façon cyclopéenne, et couronnée d’une double ligne de cèdres, formant chemin de ronde autour de ses murailles : tout cet ensemble est grandiose et fort.

Pendant le séjour à Yeddo de la Mission de France, séjour qui a duré près de vingt jours, seuls, sans armes et n’ayant pour toute sauvegarde personnelle, lorsque nous sortions, que deux ou trois des espions assermentés, décorés du nom d’officiers (ya-cou-nynn), qui ne quittaient ni jour ni nuit les portes de notre Bonzerie, tous, nous avons, ensemble ou isolément, parcouru la ville dans tous les sens, dans ses quartiers les plus populeux ; et partout nous avons trouvé une population gênante par sa curiosité, avide de nous voir de près, de toucher nos vêtements ; mais dans aucune circonstance, pour mon compte, je ne l’ai trouvée ou offensive ou même à l’aspect hostile : différence frappante avec les villes de la Chine, ou l’attitude des habitants est insolente ou dédaigneuse, quand elle n’est pas agressive.

Souvent, à Yeddo, la populace nous pressait, nous étouffait, au point que les gens de police qui nous suivaient pas à pas, par ordre supérieur, chargeaient la foule pour nous faire livrer passage, frappant sans distinction autour d’eux, avec de longues tringles de fer dont ils sont armés, pour garder les quartiers et y maintenir l’ordre ; et jamais je n’ai vu la moindre lutte ou la moindre résistance s’ensuivre : ce qui m’a fait plus d’une fois regretter, à Yeddo, qu’au mode d’éducation politique et aux moyens près, bien entendu, nombre de gens en Europe ne fussent pas venus au Japon pour y apprendre le respect de l’autorité ; car là, il existe réellement, comme nous le prouve tout ce que nous en avons déjà vu.

En résumé, le peuple japonais, tel que nous venons de l’approcher, sans avoir eu encore le droit de le fouiller, est intelligent, doux et industrieux ; il est surtout discipliné : aussi fais-je des vœux sincères, qui, je l’avoue, ne sont pas exempts de doutes et de regrets, pour que la civilisation de l’Occident, en lui apportant ses lumières et ses progrès, en l’initiant à des jouissances et en lui donnant des appétits qu’il a ignorés jusqu’à présent, ne déflore pas, si elle n’arrive pas à les faire entièrement disparaître, les qualités natives et essentielles, utiles à son équilibre social autant qu’à son repos intérieur, que, dans l’état actuel, il est impossible de méconnaître chez lui.

Le 11 octobre, nous quittions la baie de Yeddo, et, après une traversée de cinq jours, nous entrions dans la passe de Nagha-saki, le point le plus méridional du Japon, en regard des côtes de la Chine.

C’est là que la Hollande, au prix de sacrifices dont l’origine et la portée ont souvent échappé à l’opinion en Europe, a su, depuis à peu près deux siècles, conserver sur la terre du Japon une étape à l’Occident. On sait, par des ouvrages nombreux et par les rapports de nos Marines, dans quelle situation fâcheuse se trouvait, il y a peu d’années encore, le comptoir hollandais, parqué dans l’îlot de Désima, sous les verroux qui se fermaient chaque soir, et qui viennent à peine s’ouvrir pour lui à la communication avec la ville et avec l’intérieur du pays ; comme on sait aussi depuis longtemps, par des relations naïvement consciencieuses, les exigences ridicules et humiliantes auxquelles, en d’autres temps, étaient soumis les exilés de Désima.

Mais ce que l’on ne sait pas assez, et ce qui ne doit pas rester ignoré davantage, alors que, comme dans les circonstances actuelles, les produits de l’Occident viennent d’être dotés de nouveaux débouchés, et que, par l’ouverture du Japon, de grands intérêts commerciaux vont trouver, s’ils veulent se maintenir loyalement dans les limites des traités, d’importants bénéfices à réaliser, c’est, à mon avis, la part aussi honorable que modeste que la politique de la Haye a le droit de réclamer dans la solution de Yeddo. Depuis plusieurs années des Notes successives et pressantes, dont la dernière a été récemment communiquée à tous les Cabinets européens, avaient été adressées par la Hollande au Gouvernement japonais. Elles n’avaient cessé de conseiller à ce même Gouvernement, dans les termes les plus sages et les plus fermes à la fois, de mettre un terme à l’état de séquestre, inadmissible aujourd’hui, sous lequel il persistait à maintenir son empire. Tout en prêchant auprès de lui la cause des idées civilisées, elle ne lui avait rien caché des dangers qui pourraient naître pour sa dignité nationale autant que pour son intégrité territoriale, d’une obstination que l’Europe et l’Amérique briseraient à leur gré, dès l’instant que leurs intérêts le leur conseilleraient ; elle avait, en un mot, prévu depuis longtemps ce qui vient d’avoir lieu, cherchant en même temps à hâter par ses avertissements la fin d’un monopole, qu’en fait elle avait absorbé jusqu’à présent, mais qu’elle sentait devoir partager à l’avenir, et à sauver à son ancien allié les chances toujours périlleuses d’une situation imposée. Aussi, pour être impartiale et juste, l’histoire des derniers événements du Japon donnera-t-elle à la Hollande sa large part morale des succès pacifiques que l’Occident vient d’y obtenir.

Le courrier me presse ; mon journal de voyage se chargera plus tard de vous dire tout ce que j’ai vu à Nagha-saki, et, avec plus de détails, ce que je pense de ce petit empire japonais.