Notice sur la vie et les ouvrages de madame de Tencin

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Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 1-18).


NOTICE
SUR LA VIE ET LES OUVRAGES
DE
MADAME DE TENCIN.

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Madame de la Fayette, comme nous l’avons vu, avait la première introduit dans le roman les événements vraisemblables, les mœurs réelles de la société, et les mouvements naturels du cœur humain. Encouragées par son exemple, et ne voulant pas laisser enlever à leur sexe une palme qu’il avait conquise sur le nôtre, nombre de femmes ont ambitionné des succès dans le même genre ; mais elles sont restées bien loin de leur modèle, pour l’art d’inventer et d’écrire. À peine se rappelle-t-on les noms de mesdames de Villedieu, d’Aulnoy, de la Force, Durand, de la Roche-Guilhem. Il en est mille autres dont les noms ont été oubliés depuis long-temps, ou n’ont jamais été connus. Une seule femme avait mérité qu’on la distinguât de cette foule obscure : c’était madame de Fontaines, auteur du joli roman de la Comtesse de Savoie[1]. Il est entièrement dans le genre des romans de madame de la Fayette, et rien n’en approcherait davantage pour le talent, si madame de Tencin n’avait fait le Comte de Comminge, le Siège de Calais, et les Malheurs de l’Amour ; mais ces trois productions, d’un mérite plus remarquable encore, ont été jugées dignes de prendre rang immédiatement après Zayde et la Princesse de Clèves.

On désire connaître la vie, le caractère, et jusqu’à la personne de ceux qui ont écrit. Je ne veux point frustrer ici un désir si naturel : je dirai quelle a été madame de Tencin ; mais, je l’avouerai, cette tâche n’est pas sans quelque difficulté. Je n’ai plus à peindre, comme je l’ai fait pour madame de la Fayette, cette heureuse union des qualités de l’âme et des dons de l’esprit, qui nous permet de ne pas séparer notre estime de notre admiration. L’amour et l’intrigue se sont partagé la jeunesse de madame de Tencin. On lui reprochera peut-être moins sévèrement sa conduite, lorsqu’on se rappellera qu’elle vivait sous la régence, à cette époque si souvent décrite, où les courtisans, jetant le masque de la dévotion dont ils s’étaient couverts pendant les dernières années du règne de Louis XIV, passèrent tout-à-coup de la dissimulation à l’effronterie, de la retenue à la dissolution, de la débauche cachée à la débauche ouverte, et où la licence, plus grande à mesure que le rang était plus élevé, allait porter l’émulation du vice et la honte de la vertu dans toutes les classes de la société. Peu d’âmes résistèrent à cette épidémie morale ; celle de madame de Tencin en fut atteinte. Qu’eussé-je gagné à taire cette vérité que tant d’autres ont divulguée ? Mon silence n’eût point réhabilité sa mémoire ; et d’ailleurs, on ne voit pas que jusqu’ici les torts de la femme aient diminué aux yeux de personne le mérite de l’écrivain. Au reste, si je crois devoir à l’exactitude historique de rappeler les fautes de madame de Tencin, on n’aura point à me reprocher d’en avoir étendu complaisamment le récit, et d’avoir été chercher dans des sources suspectes, ces anecdotes scandaleuses qui font le charme de tant d’ouvrages et les délices de tant de lecteurs. Je puiserai la plupart de mes faits dans Duclos, dont la causticité un peu cynique n’a jamais passé pour s’être exercée aux dépens de la vérité, et qui, ayant été l’ami et le confident de madame de Tencin, n’est que trop croyable dans ce qu’il a raconté d’elle.

Claudine-Alexandrine Guerin de Tencin naquit à Grenoble en 1681, d’Antoine Guerin, président à mortier au parlement de cette ville, et de Louise de Bufevant.

Ses parents la contraignirent à se faire religieuse dans le couvent de Montfleury, près de Grenoble. On sent combien peu l’état monastique devait convenir à une femme douée d’un penchant décidé pour l’amour et pour l’ambition. Cette dernière passion aurait pu trouver, dans les petites tracasseries du cloître, dans les préférences, dans les honneurs à briguer et à obtenir sur des compagnes, un aliment qui, jusqu’à certain point, nourrît ou trompât son activité ; mais il n’en était pas de même de l’amour. Toutefois, si la jeune religieuse ne voyait personne qui pût lui faire éprouver ce sentiment, elle ne renonçait point à l’inspirer ; et ce fut là ce qui lui donna les moyens de recouvrer sa liberté. Son directeur, homme honnête et pieux, mais faible et peu éclairé, se laissa insensiblement subjuguer par les charmes de son esprit et de sa personne ; en un mot, il en devint amoureux, mais sans s’en douter, et croyant ne ressentir pour elle que cet intérêt tendre et pur dont la charité chrétienne et les liens de la paternité spirituelle lui faisaient doublement un devoir. Sa pénitente avait trop de pénétration pour se méprendre sur la nature de cet attachement, et elle conçut promptement quel parti elle en pouvait tirer. Ne songeant, depuis son entrée en religion, qu’à rompre un engagement auquel sa volonté n’avait point souscrit, elle obtint de son confesseur tous les renseignements, toutes les démarches qui pouvaient préparer l’exécution de son dessein ; et, lorsqu’elle vit les choses convenablement disposées, elle protesta contre les vœux qu’on l’avait forcée de faire, et demanda à en être relevée. On lui permit de sortir du couvent de Montfleury, après cinq ans de profession, et d’entrer, comme chanoinesse, au chapitre de Neuville, près de Lyon. C’était un grand pas de fait vers la liberté ; elle ne s’y arrêta pas. Elle quitta Neuville, et vint à Paris. Fontenelle l’y accueillit, prit intérêt à son sort, et sollicita pour elle le rescrit du pape qui devait la dégager de tout lien religieux, et la rendre entièrement au monde. Le rescrit fut accordé ; mais, comme on apprit à la cour de Rome qu’il avait été obtenu sur un exposé de faits peu exact, il ne fut point fulminé. Ce défaut de formalité n’en empêcha point l’effet, et madame de Tencin fut désormais aussi libre qu’elle avait souhaité de l’être.

Elle avait un frère qu’elle aimait passionnément (ce sont les propres expressions de Duclos) : ne pouvant diriger ses désirs de fortune et les moyens qu’elle se sentait pour les satisfaire, vers aucun objet qui lui fût personnel, l’avancement de ce frère devint son unique pensée, son unique affaire. Le caractère du prince, qui gouvernait alors la France, lui donnait lieu de croire qu’avec de la jeunesse et des charmes, elle n’y travaillerait pas sans succès. Mais ce prince n’aimait point qu’une jolie femme lui parlât d’affaires : il l’avait déjà dit d’une manière fort galante à madame de Parabère, l’une de ses maîtresses. Il s’exprima dans le même sens au sujet de madame de Tencin, mais en termes moins honnêtes, et que je ne rapporterai pas. L’abbé Dubois, qui n’avait point là-dessus la même répugnance que le régent, l’écouta plus favorablement, et elle en obtint tout ce qu’elle pouvait désirer. Son frère fut chargé de la conversion du fameux Law : ce qui lui valut, dit Duclos, beaucoup d’actions et de billets de banque. Ensuite il fut envoyé ambassadeur à Rome, où il contribua puissamment à l’élection du pape Innocent XIII, et fit donner à l’abbé Dubois le chapeau de cardinal. Enfin, il l’obtint pour lui-même, lorsqu’il était archevêque d’Embrun, et de ce siège il passa à celui de Lyon, qu’il occupa jusqu’à sa mort. Cette fortune prodigieuse fut, en très-grande partie, l’ouvrage de madame de Tencin. Ne serait-ce point trop loin pousser l’indulgence que de chercher, dans la fin louable qu’elle se proposait, une sorte d’excuse aux moyens peu réguliers qu’elle employait pour y parvenir ?

La carrière de l’intrigue n’est pour personne exempte de dangers. Tandis que l’archevêque d’Embrun présidait le concile qui se tint dans cette ville en 1727, et où l’on déposa Jean Soanen, évêque de Senez, l’un des plus célèbres appelants de la bulle Unigenitus, madame de Tencin animait et fortifiait, par ses discours, le parti des constitutionnaires. Je ne sais s’il faut faire à son esprit l’honneur ou l’injure de croire qu’elle entendait parfaitement le fond d’une question que mille volumes de part et d’autre étaient bien loin d’éclaircir ; mais elle argumentait avec tant de feu et de grâce tout ensemble, que l’on ne sortait d’auprès d’elle qu’enflammé d’amour pour la bulle, ou plutôt de fureur contre ceux qui la rejetaient. La cour, dont ce prosélytisme ardent secondait les vues, craignit pourtant qu’il n’allumât des haines trop dangereuses entre les deux partis, et l’indiscrète théologienne eut ordre de se retirer à Orléans pour laisser aux têtes qu’elle avait échauffées le temps de se refroidir un peu. Son exil ne fut pas long : le crédit de son frère auprès du cardinal de Fleury lui fit bientôt accorder la permission de revenir à Paris.

Toutes ses faiblesses n’avaient pas eu pour but l’élévation de son frère. Elle avait cédé à un penchant désintéressé, en aimant le chevalier Destouches. Le fruit de cet amour fut le célèbre d’Alembert. On prétend qu’il fut exposé sur les marches de l’église Saint-Roch, et recueilli par une pauvre vitrière, qui lui donna tous les soins d’une mère tendre. On ajoute que madame de Tencin, lorsque les talents de ce fils commencèrent à jeter quelque éclat, voulut se faire connaître à lui, et que le jeune géomètre, peu sensible à cette marque tardive et équivoque d’amour maternel, répondit : Je ne connais qu’une mère, c’est la vitrière. J’aime à croire qu’en cette occasion le cœur de madame de Tencin lui reprocha bien vivement d’avoir sacrifié le plus doux et le plus naturel des devoirs, au soin d’une réputation qu’elle avait déjà fortement compromise.

C’était peu que jusqu’ici madame de Tencin eût mené une vie agitée par les passions ; elle devait essuyer un des coups du sort les plus accablants et les moins prévus. Elle fut impliquée très-gravement dans une affaire criminelle. Un nommé de la Fresnaye, conseiller au grand conseil, se tua chez elle d’un coup de pistolet. Ce suicide, dont les causes et les détails ne sont point venus à ma connaissance, prit d’abord aux yeux de la justice, le caractère d’un assassinat. Madame de Tencin fut soupçonnée d’y avoir contribué, par la seule raison sans doute que ce prétendu meurtre avait été commis dans son appartement. Elle fut mise au Châtelet, d’où on la transféra à la Bastille. Cependant la justice fut éclairée, revint de ses préventions, et renvoya madame de Tencin pleinement justifiée de l’odieuse imputation qu’on lui avait faite.

Ici commence pour madame de Tencin une existence toute nouvelle, toute différente. Ce n’est plus cette femme que l’empire pernicieux des mœurs et des opinions de son temps, la fougue et l’irréflexion de son âge, l’ardeur de son esprit, de son âme et de ses sens, et, plus que tout cela peut-être, son excessif dévouement aux intérêts d’un frère, avaient précipitée dans mille écarts de conduite et de sentiments. Elle renonce tout-à-la-fois à l’activité de l’intrigue, à la chaleur des disputes théologiques, aux plaisirs et aux tourments de l’amour ; le loisir, doucement occupé, remplace l’agitation des affaires ; à la dissipation succède une vie réglée et sédentaire ; pour effacer la célébrité peu honorable que lui avaient donnée ses agréments, ses succès et ses torts, elle aspire à la considération que procurent une sage conduite, des talents bien employés, et l’amitié des hommes de mérite. Sa maison devint le rendez-vous de beaucoup de savants et de gens de lettres ; et, pour que l’on n’ait point envie de confondre une telle réunion avec ces bureaux d’esprit, ces coteries littéraires, où les plus médiocres auteurs vont faisant échange de complaisances et d’applaudissements, pour se venger du public, qui les dédaigne ou les ignore, je dirai que Fontenelle et Montesquieu étaient les personnages les plus assidus de la société de madame de Tencin. À l’amitié de ces deux grands hommes elle joignit celle de Benoît XIV. Ce sucrage si respectable ne pouvait pas être seulement accordé au mérite, et il prouve combien madame de Tencin avait su réparer, par les qualités de son âge mûr, les inconséquences de sa jeunesse. Lorsque Lambertini n’était encore que cardinal, elle entretenait avec lui une correspondance assez suivie. Dès qu’il fut fait pape, il lui envoya son portrait.

Madame de Tencin, qui avait si fort contribué à porter son frère au comble des grandeurs et de la fortune, ne jouit jamais que d’un revenu très-médiocre. « Elle n’était nullement intéressée, dit Duclos ; elle regardait l’argent comme un moyen de parvenir, et non comme un but digne de la satisfaire. Elle ne voulait de richesses que pour son frère. » L’économie, qui conserve les grandes fortunes, double les petites. Madame de Tencin épargna pour dépenser honorablement, et ses faibles moyens, bien ménagés, lui permirent de faire ce que trouve souvent impossible la prodigue opulence. Lorsque l’Esprit des Lois parut, elle en prit un nombre considérable d’exemplaires, dont elle fit des présents à ses amis. Elle fit une chose agréable à ceux-ci, et en même temps elle donna la première impulsion au succès d’un ouvrage qui devait être un des plus beaux titres de notre gloire littéraire. Tant de fois les ligues de société ont fait la fortune de livres médiocres ou mauvais ! Il faut applaudir à la femme éclairée et sensible, qui protégea un chef-d’œuvre en servant un ami. Il n’est pas en mon pouvoir de passer sous silence les deux aunes de velours qu’elle donnait pour étrennes aux hommes de lettres admis chez elle. Je n’imiterai point dans son courroux comique, le précédent éditeur des œuvres de madame de Tencin, qui s’emporte beaucoup contre l’indécence de celle qui faisait un semblable cadeau, et la vile complaisance de ceux qui l’acceptaient. « Hommes de lettres, s’écrie-t-il, vous êtes bien plus respectables sous le vêtement simple et modeste qui vous couvre, que sous le velours fastueux. Laissez aux riches ces décorations, ces vains attributs de la puissance. » Voilà, certes, une apostrophe bien pompeuse à-propos de deux aunes de velours. Ces culotte, puisqu’il faut les appeler par leur nom, ne méritaient pas de faire tant de bruit ; et, sans la célébrité des personnages, le don qui s’en faisait n’était qu’un de ces usages dont il n’y a ni bien, ni mal à dire, et dont on n’a ordinairement connaissance que dans la maison où ils se pratiquent. Voilà à quoi se bornera de ma part l’apologie de ces culottes, contre lesquelles le rigide éditeur a fait une sortie si violente. Je ne m’appesantirai pas non plus autant que lui sur le nom que madame de Tencin donnait aux gens de lettres de sa société. On sait qu’elle les appelait ses bêtes, et qu’un jour elle invita un grand seigneur à dîner avec sa ménagerie. Qui ne voit que c’était là une plaisanterie, une contre-vérité obligeante, et qu’enfin le nom de bête donné à Fontenelle, n’était qu’une manière un peu moins commune de l’appeler un homme d’esprit ?

Madame de Tencin, entourée des hommes les plus instruits et les plus aimables, et, ce qui vaut encore mieux, des amis les plus tendres et les plus fidèles, vécut jusqu’à l’âge de soixante-huit ans. Elle mourut à Paris le 4 décembre 1749.

Le caractère de madame de Tencin ne fut guère moins attaqué que sa conduite ; mais il est plus facile de le défendre. On a déjà vu combien elle avait de désintéressement et de générosité. Moitié bienveillance, moitié désir de plaire et de réussir, elle s’était fait, dit-on, un système suivi de flatterie, qui allait quelquefois jusqu’à dégoûter ceux-mêmes envers qui elle le pratiquait. Des censeurs chagrins y ont vu de la fausseté, sans songer que cette complaisance, qui porte à tout louer, n’est un défaut essentiel et nuisible, qu’autant que l’on immole d’une main ceux que l’on encense de l’autre ; or, rien ne prouve que madame de Tencin se soit rendue coupable de cette perfidie. À tout prendre, l’excès qu’on lui reproche est bien moins contraire au véritable esprit de la société, que cette rudesse brutale et grossière, vice réel caché sous les dehors d’une vertu, qui offense celui qui en est l’objet, sans lui être utile, et nuit à celui qui l’exerce, sans que l’estime puisse le consoler de l’aversion qu’il inspire. On vantait, devant l’abbé Trublet, la douceur de madame de Tencin. Oui, dit-il, si elle avait intérêt de vous empoisonner, elle choisirait le poison le plus doux. Il est impossible de ne pas voir dans ce mot, très-spirituel d’ailleurs, une saillie d’animosité personnelle. Quelle apparence que l’abbé Trublet ait seul découvert dans madame de Tencin, à travers l’aménité de ses discours et de ses manières, ce fonds de noirceur qui l’aurait rendue si dangereuse ? Et enfin, dans sa vie publique et privée, quelle action, quel propos vient à l’appui d’un mot cruel ? Pour l’honneur seul de l’humanité, croyons que l’amie de Fontenelle, si recommandable par la douceur et la sûreté de son commerce, de Montesquieu, dont la vertu n’est pas plus contestée que le mérite, et de tant d’autres encore qu’on pourrait citer avec honneur après eux, ne fut point indigne de leur amitié. Est-ce trop prétendre, en effet, que d’opposer à une parole sans preuve, que des motifs de haine vains et passagers ont peut-être surprise à son auteur, cet attachement constant de tant d’hommes bons et éclairés, attachement que les agréments de la personne et de l’esprit peuvent avoir fait naître, mais que les qualités de l’âme ont pu seules rendre durable ? Duclos, qu’il serait odieux de croire moins lorsqu’il loue madame de Tencin, que lorsqu’il révèle les torts de sa conduite, assure qu’elle était très-serviable, et amie vive autant qu’ennemie déclarée : ce dernier trait est décisif contre ceux qui l’ont taxée de duplicité.

Duclos parle aussi de son esprit : « On ne pouvait, dit-il, en avoir davantage, et elle avait toujours celui de la personne à qui elle avait affaire. » Douée de beaucoup de finesse et de vivacité, entourée continuellement d’hommes aimables et spirituels, dont les saillies ou les réflexions provoquaient les siennes, il n’était pas possible qu’il ne lui échappât soit des mots piquants, soit de ces traits d’observation ou de sentiment qu’on rencontre si souvent dans ses ouvrages : on en a retenu quelques-uns ; je n’en citerai que deux. Les gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, disait-elle, parce qu’ils ne croient jamais le monde assez bête, aussi bête qu’il l’est. On sait que la principale qualité de Fontenelle était la modération, et qu’il ne se piquait nullement de cette chaleur de sentiment qui est presque toujours le principe de nos actions généreuses, et la source de nos malheurs. Madame de Tencin lui dit un jour en lui posant la main sur le cœur : Ce n’est pas un cœur que vous avez là, mon cher Fontenelle, c’est de la cervelle comme dans la tête. Le philosophe se reconnut dans ce mot, et ne s’en formalisa point.

Quoique l’exemple de beaucoup de poètes dramatiques et de romanciers prouve sans réplique que, pour bien peindre les passions, il n’est pas absolument nécessaire de les avoir ressenties, et qu’il suffit d’en avoir observé les effets dans les autres, toujours est-il certain que celui-là a un très-grand avantage sur ses rivaux, qui décrit des situations qui ont été les siennes, et des sentiments que lui-même a éprouvés. L’amour avait rempli et troublé une partie de la vie de madame de Tencin ; elle en employa l’autre à le peindre, et sans doute c’est dans sa propre expérience qu’elle a puisé cette connaissance parfaite des mouvements les plus secrets de la passion, des formes si variées sous lesquelles elle se cache ou se montre aux yeux ; en un mot, cette science du cœur que toute l’attention, toute la sagacité d’un observateur désintéressé ne pourraient jamais acquérir au même degré.

Le Comte de Comminge est sans contredit le plus parfait de ses romans. M. de la Harpe, après avoir parlé de la Princesse de Clèves de madame de la Fayette, dans les termes de l’admiration la plus vive et la mieux sentie, dit : « Il n’a été donné qu’à une autre femme de peindre un siècle après, avec un succès égal, l’amour luttant contre les obstacles et la vertu. Le Comte de Comminge peut être regardé comme le pendant de la Princesse de Clèves. » Quel jugement plus honorable et quel juge plus éclairé ? J’oserai pourtant ajouter que, si nul roman n’est plus attendrissant que le Comte de Comminge, nul aussi n’offre des leçons de vertu et de conduite plus fortes et en plus grand nombre. Quel tableau plus frappant des maux qu’entraînent les haines de famille, la dureté des parents qui combattent sans motifs légitimes l’inclination de leurs enfants, les mariages mal assortis et contractés avec répugnance, les coupables imprudences d’une passion que la raison ne règle pas ! Quel plus beau triomphe de la religion sur l’amour, que les derniers moments d’Adélaïde, mourant sur la cendre, et exhortant aux vertus austères du christianisme l’amant qu’elle a enfin sacrifié à son Dieu ! Cette catastrophe déchirante a fait le sujet de deux ouvrages en vers, et le sujet a fait la plus grande partie de ce qu’ils ont eu de succès. L’un est une héroïde de Dorat, l’autre est un drame de M. d’Arnaud, l’auteur des Épreuves du sentiment et des Délassements de l’homme sensible. On se rappellera que les deux autres femmes dont les ouvrages sont réunis dans cette collection, madame de la Fayette et madame de Fontaines, ont eu aussi cet honneur, qui n’en est pas toujours un bien grand, de fournir des sujets aux auteurs dramatiques.

On prétend que le Siège de Calais fut fait presque par gageure. On se plaignait, dans la société de madame de Tencin, de la marche uniforme des romans qui, pour la plupart, retracent l’origine et les progrès d’une passion que couronne la possession de l’objet aimé, et ne diffèrent entre eux que par la nature et le nombre des incidents qui retardent et amènent ce dénouement. Madame de Tencin promit d’en faire un qui commencerait par où les autres finissent. Elle tint parole. Madame de Granson et M. de Canaple, au moment où leur amour ne fait que de naître, se trouvent dans les bras l’un de l’autre par un concours fortuit de circonstances qui les trompent tous deux. La vérité se découvre aussitôt, et dès-lors le roman entier n’a pour but que d’amener madame de Granson à accorder de plein gré au comte de Canaple, une faveur qu’il n’avait due d’abord qu’au hasard. La circonstance du siège de Calais, par Édouard III, roi d’Angleterre, fournit à cet amant les occasions de développer un attachement et une générosité à toute épreuve, qui finissent par lui mériter le pardon de sa faute involontaire et la main de sa maîtresse. Ce sujet difficile et délicat est traité avec toute l’adresse, toute la décence qu’une femme pouvait y mettre. Le plus vif intérêt y règne d’un bout à l’autre : les caractères, principalement celui de M. de Canaple, y ont une physionomie neuve et piquante. Si l’art pouvait y reprendre quelque chose, ce serait d’une part la complication et l’arrangement quelquefois peu naturel des aventures ; de l’autre, la lenteur de l’action causée par la multiplicité des personnages et des épisodes. Si l’unité d’objet, la marche simple et rapide de l’action ont valu au Comte de Comminge l’honneur d’être placé à côté de la Princesse de Clèves, le mélange des beautés et des défauts donne au Siège de Calais plus de rapport avec Zayde.

On a écrit sans réflexion et faussement que Dubelloy avait pris le sujet de sa tragédie du Siège de Calais dans le roman de madame de Tencin. Les deux ouvrages n’ont de commun entre eux que ce que l’histoire a fourni également aux deux auteurs.

C’est une opinion généralement reçue que M. de Pont-de-Veyle, neveu de madame de Tencin, et auteur du Somnambule et de plusieurs autres petites pièces de théâtre, a travaillé aux romans du Comte de Comminge et au Siège de Calais.

Un ouvrage, dont on a laissé toute la gloire à madame de Tencin, quoiqu’il ne fût à dédaigner pour personne d’y avoir une part, ce sont les Malheurs de l’Amour. Il est écrit en forme de Mémoires comme le Comte de Comminge. Cette forme, ainsi que la forme épistolaire, me paraît avoir des avantages très-réels sur l’autre. Ici c’est le héros d’une histoire qui la raconte lui-même ; là, ce sont les principaux personnages d’une action qui se communiquent réciproquement ce qu’ils ont fait ou dit, vu ou entendu : le lecteur se trouve naturellement instruit par eux-mêmes de leurs pensées les plus intimes. Il n’en est pas de même des romans où l’auteur décrit des aventures qui lui sont étrangères : tout en jouissant de l’art avec lequel il semble démêler les causes secrètes qui ont produit tel événement, mis en jeu telle passion, je ne sais quoi nous dit qu’il n’a pas pu être informé de tout ce qu’il nous apprend, et que son histoire n’est qu’une fable ; or, on sait qu’en général le mérite d’un ouvrage de fiction se mesure sur l’air plus ou moins grand de vérité qui s’y fait sentir, et que la continuité de l’illusion est le plus beau triomphe qu’il puisse obtenir. Le roman des Malheurs de l’Amour, remplit parfaitement son titre : l’amour en effet y cause un enchaînement d’infortunes que termine de la manière la plus douloureuse la mort violente de ce Barbasan, toujours si aimé et si digne de l’être, lorsque les apparences les plus fortes accusent sa fidélité. Il existe entre ce roman et celui du Comte de Comminge un rapport très-honorable ; c’est qu’il offre comme lui une foule d’instructions salutaires. Elles ne consistent pas en froids et vains discours ; elles résultent des malheurs produits par l’oubli des devoirs ou des règles de la prudence. L’action est conduite d’une manière plus simple, plus vraisemblable que dans le Siège de Calais. Elle est à la vérité suspendue par un très-long épisode qui n’y tient pas essentiellement ; mais cet épisode est amené d’une manière si naturelle, il offre lui-même tant d’intérêt, que le plaisir du lecteur n’est point affaibli pour avoir changé d’objet.

Le dernier des ouvrages de madame de Tencin est intitulé : Anecdotes de la cour et du règne d’Édouard II, roi d’Angleterre. Elle n’en a fait que les deux premières parties ; la troisième et dernière est de madame Élie de Beaumont, femme du célèbre avocat de ce nom, et auteur des Lettres du marquis de Roselle, roman également recommandable par la pureté de la morale et celle de la diction. Elle a repris avec tant d’adresse le fil interrompu de l’action, et modelé avec tant de justesse son style sur celui de madame de Tencin, que le roman semble avoir été imaginé d’un seul jet et écrit par une même plume.

Le style de madame de Tencin est plein de naturel, d’agrément et de bon goût ; on y remarque de temps en temps de ces heureuses irrégularités qu’on ne pourrait rectifier sans donner à la phrase un tour moins vif et moins énergique ; sa narration, également éloignée de la sécheresse et de la diffusion, n’omet rien d’intéressant, n’admet rien de superflu ; les discours qu’elle fait tenir à ses personnages sont toujours assortis à leur caractère et à leur situation. La nature de ses romans en général a souvent exigé d’elle l’emploi du pathétique, et l’on peut dire qu’elle en a parfaitement connu et déployé toutes les ressources. Je crois très-difficile de lire telle page du Comte de Comminge et des Malheurs de l’Amour, sans se sentir ému jusqu’aux larmes. Soit que, vivant habituellement avec des écrivains penseurs, accoutumés à tirer des résultats généraux de leurs observations particulières, elle imitât involontairement leur manière, soit que le tour de son esprit l’y portât naturellement, madame de Tencin a fait dans ses écrits un assez fréquent usage des réflexions.

On n’a su qu’après sa mort qu’elle était l’auteur de ses ouvrages ; de son vivant, le secret en était renfermé entre un fort petit nombre d’amis. Ce fut Montesquieu qui le divulgua le premier.

On trouvera pour la première fois réunie aux œuvres de madame de Tencin, sa correspondance avec le duc, depuis maréchal de Richelieu, dont elle semble avoir été l’amie très-intime. Sous le seul rapport littéraire, cette augmentation serait déjà précieuse, puisqu’on doit aimer à voir ce qu’était madame de Tencin dans un genre où les femmes ont acquis une prééminence si marquée ; mais d’un autre côté les amateurs de particularités historiques ne trouveront point sans intérêt dans ses lettres, une foule de détails peu connus sur Louis XV, madame de Châteauroux, sa maîtresse, le cardinal de Tencin, MM. de Maurepas, d’Argenson, et autres personnages du temps. Leurs caractères, leurs intérêts, leurs actions, y sont décrits d’une manière d’autant plus exacte, que celle qui tient la plume était alors dans la position la plus favorable pour voir de près et juger les hommes et les choses.



  1. Il est imprimé dans cette collection avec Aménophis, roman du même auteur.