Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/14

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Voyage à Gênes



QUATORZIÈME JOURNÉE.


Dès le point du jour, tambours, fifres, musique, escadrons, artillerie, tintamarre : c’est la fête du roi. Il n’y a qu’une rue à Gênes où les troupes et canons puissent défiler. Les autres sont larges seulement de six ou sept pieds, quelquefois de moins encore, et pourtant ornées de riches magasins et animées par une fourmilière de passants qui s’y coudoient sans cesse. Sur ces rues étroites de temps en temps un vaste palais étale une façade superbe dont on ne peut voir l’ensemble d’aucun endroit. Puis viennent de petites places carrées de la grandeur d’un salon, garnies de boutiques tellement rapprochées les unes des autres, qu’on croirait n’en voir qu’une seule. Toutes ces rues, perpendiculaires au rivage de la mer, sont montantes, et aboutissent à la grande rue dont j’ai parlé, qui est d’un bout à l’autre bordée par des palais. Là circulent des voitures ; dans tout le reste de la ville les mulets font tous les transports, et ces longues files d’animaux ajoutent encore à l’effet bizarre et pittoresque de cette ville intéressante.

De nobles, nous n’avons pas l’occasion d’en voir à Gênes. Restent les marchands, qui y ont très-bonne mine, puis immédiatement au-dessous, et sans degrés intermédiaires, le tout bas peuple qui pullule dans les rues voisines du port. Autour de la ville, des forts partout. « C’est, dit messire Renard, pour nous guérir quand nous avons mal au ventre. »

Après dîner, une permission nous arrive de visiter l’arsenal de marine, et là nous voyons le plus gros vaisseau de la marine sarde, le Charles-Félix, qui croupit tout neuf dans un petit recoin de canal. Du reste, on prodigue à ce magnifique vaisseau tous les soins imaginables, et sa seigneurie n’éprouve pas la moindre incongruité dans sa toilette, qu’aussitôt vingt laquais ne soient là pour tout nettoyer, pour tout rajuster. Ce que voyant, l’on ne peut s’empêcher de songer à ces princes dont la jeunesse pareillement s’écoule oisive et prisonnière entre les étroites murailles de l’étiquette, et de qui le caractère et les talents croupissent dans la futile inaction des palais… Sage donc autant qu’habile le monarque qui règne aujourd’hui sur la France, d’avoir assuré à ses fils le bienfait de l’instruction commune et populaire, le trésor d’une jeunesse sérieusement active et utilement occupée ! Par là, non moins que par son génie personnel, il a pourvu au présent, désarmé l’avenir, et assuré à sa neuve dynastie la seule distinction qui, dans ce siècle, soit reconnue de tous. Au sortir de l’arsenal, nous allons encore flâner sur le port. Dans ce moment l’on y décharge des vaisseaux qui apportent des grains. Combien d’opérations diverses, que d’engins de toute sorte, dont tel, en mangeant son pain, ne se doute guère !

Et puis l’heure s’avance, et déjà il faut songer aux préparatifs de départ, car c’est demain que nous quittons Gênes, M. Paris et toute cette féerie de navires et de palais ; ainsi l’a décidé M. Töpffer. À cette nouvelle, les esprits passent soudainement du rose au gris, au noir, au chiné, à toutes ces ingrates nuances qui se montrent au déclin d’une fête ou au terme d’un plaisir, et l’on rentre tristement à l’hôtel, pour y vaquer aux plus triviales opérations. M. Töpffer, tout entier à des calculs d’addition, de réduction ou de change, entasse avec soupirs des piles d’écus dont l’heure est venue de se séparer ; et, au bruit de ce numéraire, garçons d’accourir, garçons de rivaliser de zèle, pendant que messire Renard, l’œil enflammé par la réverbération des piles, attend à son tour immobile, en arrêt, la narine ouverte, la patte levée. D’autre part, madame T*** négocie avec une blanchisseuse glapissante, et chacun s’en vient réclamer une blouse, des bas, trois chemises, tandis que d’autres qui se sont trompés rapportent, confrontent, font haro. Au beau milieu de ce moulinet, des visiteurs qui viennent prendre congé ; des voyageurs qui gagnent leur chambre à coucher ; le cordonnier, le tailleur, qui présentent leur note, et un particulier qui a égaré son parapluie, pendant que deux autres cherchent un établissement pour y faire une partie d’échecs. Vers minuit tout se tranquillise. Il ne reste plus dans la salle que M. Töpffer, qui en est encore à se chercher un chemin de retour. Jusqu’à Nice, va bien ; mais au delà, trois routes se présentent, dont chacune a ses inconvénients, en sorte qu’à les exclure toutes trois, il n’en reste aucune…

« On ne dort point, dit-il, quand on cherche un chemin. »
Cette réflexion embarrassant notre homme,
Dans son lit aussitôt il va prendre son somme.