Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/15

La bibliothèque libre.
Voyage à Gênes



QUINZIÈME JOURNÉE.



Avant le jour nous prenons douloureusement congé de M. Paris, puis nous sortons de Gênes par ces mêmes rues que nous traversâmes l’autre soir tout ravis d’admiration, tout émus de plaisir. Que tout y est solitaire, pâle, brumeux et point beau du tout ! Étienne, pour se récréer, compte une file de quarante-deux mulets. Le cocher, brumeux aussi, s’attend à de prochains droits de poste, et Oudi harangue un naturel majuscule qui ne comprend quoi que ce soit à cette cigale sitôt éveillée. Après que nous avons franchi la villa H***, nous nous trouvons dans un pays tout nouveau, et débarrassés dès lors de l’importunité des souvenirs, nous commençons à retrouver de la curiosité pour ce qui nous entoure.

Ce pays, c’est le rivage de la Méditerranée, que nous allons suivre de Gênes jusqu’à Nice durant quatre journées. Dans toute cette étendue de pays, la chaîne des Apennins borde la côte, et c’est contre les flancs escarpés de ces monts qu’on a pratiqué une route qui est appelée la Corniche, parce qu’en effet elle n’est le plus souvent qu’une étroite chaussée taillée dans le roc, ou construite en terrasse au-dessus d’escarpements abrupts dont la base va se perdre sous les flots. De cette route on domine constamment la vaste mer, où tantôt un brick croise à l’horizon, tantôt une barque de pêcheur rase la rive ; et ce n’est pas sans éprouver quelque chose du plaisir dont parle Lucrèce,

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis
Magnum alterius e terra spectare laborem,


que l’on voit, sinon les navires ballottés sur les flots, du moins ces flots eux-mêmes venir se briser follement contre la base des rochers au-dessus desquels on chemine plein d’aise et de sécurité. Néanmoins, et malgré le vœu que nous en formions constamment, point d’ouragan, point de tempête n’est venue, pendant nos quatre jours de marche, obscurcir ce beau ciel et troubler la sérénité du golfe. C’est grand dommage, car nulle part mieux que sur la Corniche on ne serait mieux placé pour jouir du spectacle sublime de la mer soulevée.

Cette côte peu peuplée offre d’ailleurs quelque chose d’original et de symétrique à la fois. Tandis que les contre-forts des Apennins, stériles et inhabités, s’avancent les uns après les autres dans la mer, de l’un à l’autre, et dans le creux fleuri qu’ils laissent entre eux, s’espace un vallon cultivé qui aboutit à la grève. Un torrent desséché occupe le fond de ce vallon, et une ville d’une seule rue le ferme du côté de la mer. La route donc, en tournant les contre-forts, se replie, s’élève, traverse d’abord les bois d’oliviers, puis des solitudes rocheuses ; mais bientôt après avoir contourné l’escarpement sauvage, elle fléchit pour redescendre, et alors apparaissent les arbres, les prairies, le bourg scintillant et les barques sur le rivage. Ainsi un contraste sans cesse renaissant rend la marche agréable et trompe la fatigue. Les naturels appellent pays tous ces petits vallons où s’élève une ville. D’un pays à un autre il n’y a guère plus d’une heure de marche.

Les Apennins ne conservant point de neige pendant l’été dans cette partie de leur chaîne, la contrée manque entièrement de ruisseaux et de sources. Aussi presque partout les habitants sont réduits à se creuser des citernes, et ce qu’il y a de curieux, c’est que ces citernes, creusées à quelques pas de la mer dans le sable du rivage, leur fournissent néanmoins de l’eau douce. Mais s’il n’y a pas de sources vives ni de ruisseaux permanents, en revanche, les moindres pluies qui viennent à tomber sur ces monts peu élevés s’écoulent en quelques minutes dans le vallon et y forment des torrents d’une violence extrême. Aussi chaque pays a-t-il son lit de torrent, espace aride, route royale, que le monarque se réserve en tout temps pour venir visiter ses peuples. Il résulte de cet état de choses que c’est dans le pays de la terre où il y a le moins de rivières que l’on rencontre le plus de ponts. Chacun de ces lits, en effet, est traversé obliquement par un pont solide mais étroit, et où les voitures ne peuvent passer, et dans la saison pluvieuse elles sont fréquemment obligées d’attendre que le monarque on ait fini avant de pouvoir elles-mêmes poursuivre leur chemin.

On appelle aussi cette côte la rivière du Ponent (c’est-à-dire du couchant) par opposition à la côte qui se prolonge de Gênes à Livourne, et qui s’appelle rivière du Levant. Quant aux divers aspects qu’elle présente, on peut la diviser en trois régions. La première, à partir de Gênes, riante, fleurie, mais moins caractérisée que les suivantes, où la route est rarement en corniche, et où la végétation, moins différente de la nôtre, se compose en grande partie de diverses espèces de pins ; la seconde, où se trouvent les promontoires les plus sauvages, où la côte est hérissée de rocs et d’îlots, où l’olivier domine seul ; enfin la troisième, dont la principauté de Monaco est comme le bouquet. Là se réunissent, pour charmer la vue, la beauté des escarpements, la riche dentelure des côtes, l’azur des golfes, et après l’aspect intéressant d’un bois de palmiers, tout l’éclat et tous les parfums d’une forêt de citronniers et d’orangers. Mais j’oublie que nous n’y sommes pas encore.

Après cinq lieues de marche, nous arrivons affamés à Renzano, un de ces pays. Toute la ville pêche, hormis notre hôte, qui nous sert un déjeuner à l’huile forte. Ce serait à n’y pas toucher, s’il y avait lieu de toucher à autre chose ; et il en sera ainsi le plus souvent dans cette région d’oliviers. Dans une chambre qui s’ouvre sur la salle où nous déjeunons il y a un capitaine malade, et, droit sur le seuil de ce malheureux, une cage où deux gros vilains oiseaux font un vacarme à rendre malades dix capitaines qui se porteraient bien. Ainsi varient les mœurs et les usages : chez nous, à peine un caporal tolérerait-il ce voisinage ; là-bas un capitaine s’en régale, mais un capitaine piémontais, à la vérité, c’est-à-dire pour qui le bruit, pour qui le croassement, à cause de l’habitude qu’il a d’écouter glapir ses vivandières et criailler ses soldats, sont probablement devenus un besoin.

Au delà de Renzano nous passons auprès d’une maison qui s’appelle Cazaretto. Elle est toute neuve ; néanmoins, à en croire l’inscription peinte sur la muraille, c’est dans cette maison que serait né Christophe Colomb. Nous ne contestons point, et, à vrai dire, il doit être né là, tant le site convient bien à la supposition. Du reste, dans toute cette partie de la route, la caravane marche divisée en deux corps : les uns qui suivent la Corniche et marchent dans les hauteurs, les autres, non moins cornichons pour cela, qui suivent le bord de la mer pour y ramasser des coquillages : c’est la grande pensée du jour. Et comme les coquillages n’abondent pas toujours, ces messieurs, dans l’intervalle des fouilles, s’amusent à jouer avec Amphitrite… Quand la vague se retire, ils avancent, ils provoquent, ils insultent… Quand elle se retourne et s’élance furieuse, ils fuient à toutes jambes, et plus d’une fois leurs souliers boivent l’onde amère.

Près de Savone, des jésuites dirigent un pensionnat qui est situé dans le plus bel endroit du monde. Au moment où nous passons, jésuites et élèves sont à jouer sur leur coteau. Parmi ces derniers, M. Töpffer reconnaît, rien qu’à sa figure heureuse et ouverte, le frère cadet de nos amis de Turin, à qui nous apportons lettres et paquets. Lettres et paquets venant du foyer paternel, sûr et charmant moyen d’introduction. Malheureusement le jour qui baisse ne nous permet pas d’entreprendre la visite du pensionnat.

Il fait nuit quand nous entrons à Savone, jolie et pittoresque ville, avec un port. Nous allons descendre dans un hôtel tenu par une société de valets brigandeaux, de messires Renard, qui, en l’absence des maîtres, nous exploitent pour leur compte et à l’huile forte.