Nouvelle Biographie générale/Alfieri (Victor, comte)

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ALFIERI (Victor, comte), célèbre poète italien, né à Asti en Piémont le 17 janvier 1749, mort à Florence le 8 octobre 1803. Ses parents étaient nobles et riches ; Alfieri regarda ces deux privilèges de la naissance comme un moyen de pouvoir mépriser la noblesse, et ne rechercher en toute chose que la vérité. Il n’avait pas encore un an lorsqu’il perdit son père, Antoine Alfieri. Il fut séparé à l’âge de six ans de sa sœur, pour laquelle il avait une affection profonde, qui seule put lui arracher quelques marques de sensibilité. Son oncle, qui était en même temps son tuteur, le fit entrer, en 1758, au collège des nobles à Turin, où résidait la famille de sa mère, qui était de la maison de Tournon. Ses premières études furent assez mal dirigées, et il n’y fit que peu de progrès ; la géométrie lui fut
un instituteur, et se fit complètement écolier. Trois tragédies, Philippe II, Polynice, et Antigone, lui servirent de cadre pour faire briller ses idées neuves sur la tragédie et la langue. On cite comme un exemple remarquable de concision ces vers de la première scène du quatrième acte de l’Antigone :
CRÉON.
Scegliesti ?

ANTIGONE.

Ho scelto

CRÉON.

Emon ?

ANTIGONE.

Morte

CRÉON.

L’avrai.

Alfieri fit ensuite paraître, à différents intervalles, Agamemnon, Virginie, et Oreste. Avant de faire Oreste, il voulut lire celui de Voltaire, qui venait de paraître ; mais Gori l’en dissuada ; et depuis il eut pour système de ne jamais lire les auteurs qui avaient déjà exploité une donnée dramatique dont il voulait se servir.

Dans cette nouvelle carrière, il fut surtout puissamment encouragé par les sentiments que lui inspira la belle et noble comtesse d’Albany, femme du prétendant Charles-Edouard, plus connu sous le nom de chevalier de Saint-George. Ce prince, qui avait montré d’abord dans ses entreprises en Angleterre un caractère chevaleresque, s’était ensuite dégradé par le vice de l’ivrognerie : il faisait subir à sa femme des traitements indignes. Alfieri s’attacha à elle, et l’aida à se sauver de la maison de son mari. La comtesse d’Albany vint se mettre à Rome sous la protection du pape ; Alfieri l’y suivit. Il trouva chez elle, non pas comme auprès des femmes ordinaires un dérangement à ses occupations utiles et un rapetissement de ses pensées, mais un aiguillon, un secours et un exemple pour tout ce qui était élevé. Ce fut vers cette époque que, pour jouir d’une indépendance plus complète, il fit donation de ses biens à sa sœur, moyennant une rente viagère. De 1777 à 1782, il composa successivement la Conjuration des Pazzi, Don Garcia, Rosmonde, Marie Stuart, Timoléon, Octavie, Mérope, et Saül. Ces pièces ajoutées aux premières forment en tout quatorze tragédies, composées en moins de sept ans ; encore l’auteur avait-il écrit plusieurs autres ouvrages en prose et en vers, tels que la traduction de Salluste et le Traité de la Tyrannie ; le poème de l’Étrurie vengée, en 4 chants ; et les cinq grandes Odes sur la révolution d’Amérique. Il avait même trouvé le temps de faire, dans cet intervalle, un voyage en Angleterre pour y acheter des chevaux. A Colmar, où il avait suivi la femme à laquelle, pour nous servir de ses paroles, il devait tout ce qu’il avait fait de mieux, il composa Agis, Sophonisbe, et Myrrha, et pendant un second séjour dans cette ville, Brutus Ier et Brutus II. Il vint alors avec son amie à Paris, pour y faire


imprimer son théâtre, en même temps qu’il faisait imprimer à Kehl d’autres ouvrages dont l’a publication aurait éprouvé des difficultés en France, entre autres le Traité de la Tyrannie, et celui du Prince et des Lettres. Ses éditions étaient presque terminées quand la révolution éclata. L’ode qu’il fit sur la prise de la Bastille (Parigi sbastigliato), prouve assez de quel œil il vit cet événement ; mais bientôt les circonstances devinrent plus difficiles. Après le 10 août 1792, Alfieri et son amie partirent, avec des difficultés nées de ce moment de trouble, regagnèrent l’Italie après un court voyage en Angleterre, et se fixèrent à Florence. On commit, après son départ, l’injustice barbare de traiter en émigré cet étranger célèbre, de saisir et de confisquer ses meubles et ses livres. La plus grande partie de sa fortune était placée sur les fonds français : il la perdit. Il ne sauva enfin de tout ce naufrage que les ballots de la belle édition de son théâtre, sortie des presses de P. Didot ; les caisses qui contenaient ses éditions de Kehl se perdirent, et n’ont jamais été retrouvées depuis. De là vint sans doute cette haine implacable qu’il conçut contre la France, qui n’a fait que s’accroître ensuite par les événements survenus dans son pays même, et qu’il n’a cessé d’exhaler dans tout ce qu’il a écrit jusqu’à la fin de sa vie.

Le travail était devenu un besoin pour lui. Parmi les études auxquelles il se livra dans ses dernières années, il faut citer celle du grec, qu’il entreprit à quarante-huit ans, et qu’il ne cessa de suivre avec une ardeur infatigable. Des traductions du grec, quelques nouvelles compositions dramatiques, des comédies d’un genre nouveau, des satires, occupaient le reste de son temps. Il s’excéda enfin de travail ; des écarts de régime achevèrent de l’épuiser, et il mourut à Florence à l’âge de cinquante-quatre ans. Peu de temps avant sa mort, « afin, disait-il, de se récompenser lui-même d’avoir réussi, après tant de peine, à apprendre le grec, » il imagina un collier d’ordre sur lequel devaient être gravés les noms de vingt-trois poètes tant anciens que modernes, et dont il voulait se décorer. Ce collier devait être exécuté en or et enrichi de pierres précieuses. Un camée, représentant Homère, y était attaché ; on y lisait deux vers grecs de la composition de l’auteur, qui les traduisit ensuite en italien ; mais il dissimula en partie dans sa traduction l’orgueil du texte grec, qui signifie littéralement : « Alfieri, en se faisant lui-même chevalier d’Homère, inventa un ordre plus noble (plus divin) que celui des empereurs. » Il fut enterré dans l’église de Sainte-Croix à Florence, où reposent un grand nombre d’hommes célèbres. La respectable amie qui lui survécut lui destina aussitôt un tombeau magnifique, en marbre, dont le célèbre Canova fit le dessin ; on le voit gravé en tête du second volume de la vie d’Alfieri, écrite par lui-même. Ce mausolée, que Canova a exécuté avec une perfection digne de son talent, se trouve placé entre le

ne sont pas présentées avec les gradations de la vérité. Si les tyrans supportaient dans la vie ce que les opprimés leur disent en face dans les tragédies d’Alfieri, on serait presque tenté de les plaindre. La pièce d’Octavie est une de celles où ce défaut de vraisemblance est le plus frappant. Sénèque y moralise sans cesse Néron, comme s’il était le plus patient des hommes, et lui Sénèque le plus courageux de tous. Le maître du monde, dans la tragédie, consent à se laisser insulter et à se mettre en colère à chaque scène pour le plaisir des spectateurs, comme s’il ne dépendait pas de lui de tout finir avec un mot. Certainement ces dialogues continuels donnent lieu à de très-belles réponses de Sénèque, et l’on voudrait trouver dans une harangue ou un ouvrage les nobles pensées qu’il exprime ; mais est-ce ainsi qu’on peut donner l’idée de la tyrannie ? Ce n’est pas la peindre sous ses redoutables couleurs, c’est en faire seulement un but pour l’escrime de la parole. Mais si Shakspeare avait représenté Néron entouré d’hommes tremblants, qui osent à peine répondre à la question la plus indifférente ; lui-même cachant son trouble, s’efforçant de paraître calme ; et Sénèque près de lui travaillant à l’apologie du meurtre d’Agrippine ; la terreur n’eût-elle pas été mille fois plus grande ? et, pour une réflexion énoncée par l’auteur, mille ne seraient- elles pas nées dans l’âme des spectateurs, par le silence même de la rhétorique et la vérité des tableaux ? »

« Alfieri, par un hasard singulier, était, pour ainsi dire, transplanté de l’antiquité dans les temps modernes ; il était né pour agir, et il n’a pu qu’écrire : son style et ses tragédies se ressentent de cette contrainte. Il a voulu marcher par la littérature à un but politique. Impatienté de vivre au milieu d’une nation où l’on rencontrait des savants très-érudits et quelques hommes très-éclairés, mais dont les littérateurs et les lecteurs ne s’intéressaient pour la plupart à rien de sérieux, et se plaisaient uniquement dans les contes, dans les nouvelles, dans les madrigaux ; Alfieri, dis-je, a voulu donner à ses tragédies le caractère le plus austère. H en a retranché les Confidents, les coups de théâtre, tout, hors l’intérêt du dialogue. Il semblait qu’il voulût ainsi faire faire pénitence aux Italiens de leur vivacité et de leur imagination naturelle ; il a pourtant été fort admiré, parce qu’il est vraiment grand par son caractère et par son âme, et parce que les habitants de Rome surtout applaudissent aux louanges données aux actions et aux sentiments des anciens Romains, comme si cela les regardait encore. Ils sont amateurs de l’énergie et de l’indépendance comme des beaux tableaux qu’ils possèdent dans leurs galeries. Mais il n’en est pas moins vrai qu’Alfieri n’a pas créé ce qu’on pourrait appeler un théâtre italien, c’est-à-dire des tragédies dans lesquelles on trouvât un mérite particulier à l’Italie ; et même il n’a pas caractérisé les mœurs des pays et des siècles qu’il a peints. Sa Conjuration des Pazzi, Virginie, Philippe II, sont admirables par l’élévation et la force des idées ; mais on y voit toujours l’empreinte d’Alfieri, et non celle des nations et des temps qu’il met en scène. Bien que l’esprit français et celui d’Alfieri n’aient pas la moindre analogie, ils se ressemblent en ceci, que tous les deux font porter leurs propres couleurs à tous les sujets qu’ils traitent[1]. »

Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso. — Lombardi, Storia della letteratura italiana nel secolo XVIII. — Antonio Buccellini, Elogio de Vitt. Alfieri, Padoue, 1811, in 8°. — Serafico Grassi, Dissertazione in lode di Vitt. Alfieri ; Milan, 1819, in-8o. — Antonio Zezon, Biografia di Vitt. Alfieri e delle sue opere ; Napol., 1835, in-12. — Vita di Vitt. Alfieri da Asti ; Milan, 1823, in-16. — Ginguené, Hist. littéraire de l’Italie.

  1. Madame de Staël, dans Corinne.