Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre I/Chap II

La bibliothèque libre.
Novum Organum
Livre I - Chapitre II
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 102_Ch02-182_com_ch2).


CHAPITRE II.
Énumération et analyse des principales espèces d’erreurs et de préjugés.

XXXVIII.

Non-seulement les fantômes ou les notions fausses qui ont déjà pris pied dans l’entendement humain, et y ont jeté de si profondes racines, obséderont tellement les esprits, que la vérité aura peine à s’y faire jour ; mais, le passage une fois ouvert, ils accourront de nouveau dans la restauration des sciences, et feront encore obstacle, si les hommes ne sont bien avertis de s’en défier, et de prendre contre eux toutes sortes de précautions.

XXXIX.

Ces fantômes qui obsèdent l’esprit humain, nous avons cru devoir (toujours pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : fantômes de race (préjugés de l’espèce) ; fantômes de l’antre (préjugés de l’individu) ; fantômes de commerce (préjugés de langage) ; fantômes de théâtre (préjugés d’école) [1].

XL.

Quoique le plus sur moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes, soit de ne former les notions et les axiomes que d’après les règles de la véritable induction, l’indication de ce genre d’erreurs ne laisse pas d’être d’une grande utilité. Car la doctrine qui a pour objet ces fantômes, est, à l’interprétation de la nature, ce que la doctrine, qui a pour objet les sophismes, est à la dialectique ordinaire[2].

XLI.

Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l’homme ; c’est un mal inhérent à la race humaine ; un vrai mal de famille : car rien n’est plus dénué de fondement que ce principe : Le sens humain est la mesure de toutes les choses[3]. Il faut dire au contraire, que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l’esprit, ne sont que des relations à l’homme, et non des relations à l’univers (a). L’entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, tache, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu’il réfléchit [4].

XLII.

Les fantômes de l’antre sont ceux de l’homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d’antre individuel qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes telles que la nature propre et particulière de chaque individu ; l’éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l’autorité dos personnes qu’on admire et qu’on respecte ; enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu’elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d’autres objets, ou qu’elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n’étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l’esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presqu’entièrement le produit du hazard : et c’est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d’Héraclite : Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c’est-à-dire, dans le monde commun à tous.

XLIII.

Il est aussi des fantômes de convention et de société dont la source est cette communication qui s’établit entre les différentes familles du genre humain. C’est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion ce nom par lequel nous les désignons ; car les hommes s’associent par les discours ; et ces noms qu’on impose aux différents objets d’échange, on les proportionne à l’intelligence des moindres esprits ; de là tant de nomenclatures inexactes, d’expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l’esprit. Et c’est en vain que les savans, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications : rien de plus insuffisant qu’un tel remède ; quoi qu’ils puissent faire, ces mots font violence à l’entendement.

XLIV.

Il est enfin des fantômes originaires de ces dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s’établir dans les esprits : ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre. Car tous ces systèmes de philosophie qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires, et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques, et des sectes qui ont régné autrefois ; mais, en général, de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu’il est encore assez facile de composer une infinité d’autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes toutes semblables[5].

Enfin, ce que nous disons, il ne faut pas l’entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d’une infinité de principes et d’axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen, et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail, de ces diverses espèces de fantômes, afin d’en garantir plus sûrement l’esprit humain.

XLV.

L’entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n’est que trop porté à supposer dans les choses plus d’uniformité, d’ordre et de régularité qu’il ne s’y en trouve en effet ; et quoiqu’il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d’imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances, et des relations qui n’ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique : que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu’on n’a adopté qu’en rejetant tout-à-fait les lignes spirales et les dragons[6] (aux noms près qu’on a conservés). De là aussi celle du feu élémentaire[7], et de sa forme orbiculaire[8], laquelle n’a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie quarrée (le quadrille) avec les trois autres élémens qui tombent sous les sens. On a été encore plus loin : on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu’on attribue à ce qu’on appelle les élémens, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport[9] et mille autres rêves de cette espèce. Or les inconvéniens de cette promptitude à faire des suppositions, ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires ; elle falsifie tout.

XLVI.

L’entendement une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s’y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s’accorde avec elles ; il les fait juges de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites, ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit : ou il n’apperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s’en débarrasse à l’aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu’on manque de respect à ces premières maximes qu’il s’est faites ; elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C’étoit donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien, qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs, qui, ayant fait un vœu durant la tempête s’en étoient ainsi acquittés, après avoir échappé au naufrage ; et pressé par cette question de certains dévots Eh bien, reconnoissez-vous actuellement qu’il y a des Dieux ? répondit sans hésiter : À la bonne heure ; mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu n’ont pas laissé de périr. Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l’astrologie judiciaire les interprétations de songes, les présages, les némésis[10], et autres. Les hommes infatués de ces chimères, ont grand soin de remarquer les événemens qui quadrent avec la prédiction mais, quand la prophétie tombe à faux, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s’insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie : là, ce dont on est une fois engoué, tire tout à soi, et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions dont nous venons de parler, c’est une illusion propre et inhérente à l’esprit humain, d’être plus affecté et plus excité par les preuves affirmatives que par les négatives ; quoique, suivant les principes de la droite raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres, et les peser toutes avec le même soin. On peut même tenir pour certain, qu’au contraire, lorsqu’il est question d’établir ou de vérifier un principe l’exemple négatif a beaucoup plus de poids  (c).

XLVII.

Ce qui remue le plus fortement l’entendement humain, c’est ce que l’esprit conçoit aisément, et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l’imagination est déjà remplie et comme enflée. Quant aux autres idées, par l’effet naturel d’une prévention dont il ne s’aperçoit pas lui-même, il les contourne, il les façonne, il les suppose tout-à-fait semblables à celles dont la mémoire est déjà comblée. Mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très éloignés et très différens de ceux qu’il connoît ; genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l’épreuve du feu ; l’esprit ne se traîne plus qu’avec peine et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu’on ne lui fasse violence à cet égard, et qu’il n’y soit forcé par la plus impérieuse nécessité[11].

XLVIII.

L’entendement humain ne sait point s’arrêter, et semble haïr le repos : il veut aller toujours en avant ; et trop souvent c’est en vain qu’il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l’univers, on n’en peut venir à bout ; et quelques limites qu’on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au-delà  (d). Il n’est pas plus facile d’imaginer comment l’éternité a pu s’écouler jusqu’à ce jour ; car cette distinction qu’on fait ordinairement d’un infini à parte ante (antérieur en temps) et d’un infini à parte post (postérieur en temps) est tout-à-fait insoutenable. De cette double supposition il s’ensuivroit qu’il existe un infini plus grand qu’un autre infini que l’infini peut s’épuiser, qu’il tend au fini etc. Telle est aussi cette subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l’infini ; recherche qui fait bien sentira l’esprit sa foiblesse[12] ; mais cette foiblesse se fait sentir d’une manière tout autrement préjudiciable, dans la recherche des causes ; car, quoiqu’il doive y avoir, et qu’il y ait en effet dans la nature des universaux positifs et réels[13], qui au fond sont tout-à-fait inexplicables ; néanmoins l’entendement humain qui ne sait point s’arrêter et qui hait le repos, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer  (f) : mais alors pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales qui tiennent infiniment plus à la nature de l’homme qu’à celle de l’univers  (g). C’est de cette source qu’ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c’est également le propre d’un esprit superficiel et peu philosophique, de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connoître celles des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là.

XLIX.

L’œil de l’entendement humain n’est rien moins qu’un œil sec, mais au contraire un œil humide, et, en quelque manière, détrempé par les passions et la volonté ; ce qui enfante des sciences arbitraires et toutes de fantaisie : car plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément. Il rejette donc les choses difficiles, parce qu’il se lasse bientôt d’étudier les opinions modérées, parce qu’elles rétrécissent le cercle de ses espérances ; les profondeurs de la nature, parce que la superstition lui interdit ces sortes de recherches ; la lumière de l’expérience, par mépris, par orgueil et de peur de paroître occuper son esprit de choses basses et périssables ; les paradoxes, parce qu’il redoute l’opinion du grand nombre[14]. Enfin, c’est en mille manières, quelquefois imperceptibles, que les passions modifient l’entendement humain, en teignent, pour ainsi dire, et en pénètrent toute la substance.

L.

Mais le plus grand obstacle et la plus grande aberration de l’entendement humain, a pour cause la stupeur, l’incompétence et les illusions des sens. Nous sommes constitués de manière que les choses qui frappent immédiatement nos sens, l’emportent dans notre esprit sur celles qui ne les frappent que médiatement, quoique ces dernières méritent la préférence. Ainsi, dès que notre œil est en défaut, toutes nos réflexions cessent à l’instant ; on n’observe que peu ou point les choses invisibles[15]. Aussi toutes ces actions si diversifiées qu’exercent les esprits renfermés dans les corps tangibles, ont-elles échappé aux hommes, et leur sont-elles entièrement inconnues[16]. Car, lorsque quelque transformation  [17] imperceptible a lieu dans les parties de composés assez grossiers (genre de changement qu’on désigne communément par le mot d’altération, quoiqu’au fond ce ne soit qu’un mouvement de transport, qui a lieu dans les plus petites parties) ; la manière dont s’opère ce changement est également inconnue. Cependant ai ces deux sujets-là ne sont bien éclaircis et mis dans le plus grand jour, ne nous flattons pas qu’il soit possible de faire rien de grand dans la nature, quant à l’exécution ; et ce n’est pas tout : la nature de l’air commun, et de toutes les substances dont la densité est encore moindre (et combien n’en est-il pas) ; cette nature, dis-je, n’est pas mieux connue ; car le sens est par soi-même quelque chose de bien foible, de bien trompeur[18] ; et tous ces instrumens que nous employons, soit pour aiguiser nos sens, soit pour en étendre la portée, ne remplissent qu’imparfaitement ce double objet. Mais toute véritable interprétation de la nature ne peut s’effectuer qu’à l’aide d’observations et d’expériences convenables et appropriées à ce dessein, sans perdre jamais de vue cette distinction si importante, que le sens ne doit être fait juge que de l’expérience, et que c’est l’expérience seule qui doit juger de la nature, de la chose même.

LI.

L’entendement humain, en vertu de sa nature propre et particulière, n’est que trop porté aux abstractions ; il est enclin à regarder comme constant et immuable ce qui n’est que passager. Mais au lieu d’abstraire la nature, il vaut mieux l’analyser, et, en quelque manière, la disséquer[19] à l’exemple de Démocrite et de ses disciples ; école qui a su, beaucoup mieux que toutes les autres, y pénétrer et l’approfondir. Le sujet auquel il faut principalement s’attacher, c’est la matière même, ainsi que ses différentes textures et ses transformations. C’est sur l’acte pur qu’il faut fixer toute son attention. Car les formes ne sont que des productions de l’esprit humain, de vraies fictions ; à moins qu’on ne veuille donner ce nom de formes aux loix mêmes de l’acte[20].

LII.

Tels sont les préjugés que nous comprenons sous cette dénomination : fantômes de race (ou préjugés de l’espèce), lesquels ont pour causes ou l’égalité de la substance de l’esprit humain[21] ou sa préoccupation, ou ses étroites limites, ou sa turbulence, ou l’influence des passions, ou l’incompétence des sens, ou enfin la manière dont nous sommes affectés par les objets.

LIII.

Les fantômes de l’antre (ou préjugés de l’individu) ont leur source dans la nature propre de l’âme et du corps de chaque individu. Il faut compter aussi pour quelque chose l’éducation, l’habitude, et une infinité d’autres causes ou de circonstances fortuites. Ce genre de fantômes se divise en un grand nombre d’espèces. Cependant nous ne parlerons ici que de celles qui exigent le plus de précautions, et qui ont le plus de force pour altérer la pureté de l’entendement.

LIV.

La plupart des hommes ont une prédilection marquée pour telles ou telles sciences et spéculations particulières, soit parce qu’ils se flattent d’y jouer le rôle d’inventeurs ; soit parce qu ils y ont déjà fait des études pénibles, et se sont ainsi familiarisés avec ces genres. Or, quand les hommes de ce caractère viennent à se tourner vers la philosophie et les sujets les plus généraux, ils les tordent, pour ainsi dire et les moulent sur ces premières imaginations. C’est ce qu’on observe sur-tout dans Aristote, qui a assujetti toute sa philosophie à sa logique, et cela au point de la rendre toute contentieuse et presque inutile. Quant aux chymistes, d’un petit nombre d’expériences faites à l’aide de leurs fourneaux, ils ont bâti je ne sais quelle philosophie toute phantastique, et qui n’embrasse qu’un objet très limité. Il n’est pas jusqu’à Gilbert, qui, après s’être long-temps fatigué dans la recherche de la nature et des propriétés de l’aimant, a forgé aussi-tôt un système de philosophie tout-à-fait analogue à son sujet favori.

LV.

La différence la plus caractéristique et la plus marquée qu’on observe entre les esprits, différence vraiment radicale, c’est celle-ci : les uns ont plus de force et d’aptitude pour observer les différences des choses ; les autres, pour saisir les analogies. Car les esprits qui ont de la pénétration et de la tenue, appuyant davantage sur chaque sujet, et s’y attachant plus constamment, sont, par cela même, plus en état d’y démêler les nuances les plus légères. Mais les génies qui ont plus d’étendue, d’élévation et d’essor, n’en sont que plus capables de saisir les analogies les plus imperceptibles, de généraliser leurs idées, et de les réunir en un seul corps. Ces deux sortes d’esprits donnent aisément dans l’excès, en voulant ou pincer des infiniment petits, ou embrasser de vastes chimères[22].

LVI.

Il est des hommes qui s’extasient devant l’antiquité ; d’autres sont amoureux de leur siècle, et embrassent toutes les nouveautés. Il en est peu qui soient de tempérament à garder quelque mesure, et à tenir le juste milieu entre ces deux extrêmes ; arracher ce que les anciens ont planté de meilleur, ou dédaigner ce que les modernes proposent de plus utile. Ces prédilections font un tort infini aux sciences et à la philosophie, et c’est plutôt prendre parti pour les anciens ou les modernes, que les juger. Si jamais on parvient à découvrir la vérité, ce ne sera pas au bonheur particulier de tel temps ou de tel autre, chose tout-à-fait variable, qu’on devra un si grand avantage ; mais à la seule lumière de la nature et de l’expérience, lumière éternelle. Renonçons donc une fois à toutes ces partialités, de peur qu’elles ne subjuguent notre entendement, et n’asservissent nos opinions.

LVII.

Les méditations sur la nature et sur les corps considérés dans leur état de simplicité, semblent briser l’entendement, et le morceler comme le sujet qu’il considère. Au contraire, les méditations sur la nature et sur les corps envisagés dans leur état de composition et dans leur configuration, étonnent l’esprit, l’engourdissent et détendent ses ressorts. C’est une différence qu’on aperçoit au premier coup d’œil, en comparant l’école de Démocrite avec les autres. La première est toujours tellement perdue dans les atomes, qu’elle en oublie les ensembles et les composés. Les autres, tout occupées à considérer les assemblages, restent si étonnées à cette vue, qu’elles en deviennent incapables de saisir ce que la nature a de simple et d’élémentaire. Il faut se partager entre ces deux espèces de méditations, et les faire se succéder alternativement, afin que l’entendement acquière tout à la fois de la pénétration et de l’étendue ; afin aussi d’éviter les inconvéniens dont nous venons de parler, et les préventions dont ils sont la source.

LVIII.

Sachons donc user de ces sages précautions, pour bannir à jamais les préjugés individuels (ou fantômes de l’antre) ; préjugés qui ont pour principe, ou la prédominance de certains goûts, ou un penchant excessif à composer ou à diviser, ou la prédilection pour certains siècles, ou enfin les trop grandes ou les trop petites dimensions des objets que l’on considère. Généralement parlant, tout homme qui étudie la nature, doit tenir pour suspect tout ce qui flatte son entendement et fixe trop son attention. Plus un tel goût est vif, et plus il faut redoubler de précautions pour maintenir l’entendement dans toute sa pureté et son impartialité.

LIX.

Mais de tous les fantômes les plus incommodes ce sont ceux qui, à la faveur de l’alliance des mots avec les idées, se sont insinués dans l’entendement. Les hommes s’imaginent que leur raison commande aux mots. Mais qu’ils sachent que les mots se retournant, pour ainsi dire, contre l’entendement, lui rendent les erreurs qu’ils en ont reçues ; et telle est la principale cause qui rend sophistiques et inactives les sciences et la philosophie. Dans l’imposition des noms, on a égard le plus souvent au peu d’intelligence du vulgaire ; à l’aide de ces signes, on ne divise les objets que par des traits grossiers et sensibles pour les vues les plus foibles. Mais survient-il un esprit plus pénétrant ou un observateur plus exact qui veuille changer ces divisions, les mots s’y opposent à grand bruit. Qu’arrive-il de là ? que les plus grandes et les plus imposantes disputes des savans, dégénèrent presque toujours en disputes de mots ; discussions par lesquelles il vaudroit mieux commencer, en imitant, à cet égard, la sage coutume des mathématiciens[23], et qu’on pourroit peut-être terminer par des définitions prises dans la nature et dans les choses matérielles. Encore ce remède même seroit-il insuffisant ; car les définitions elles mêmes sont aussi composées de mots ; et ces derniers ayant également besoin d’être définis, les mots enfanteroient d’autres mots sans fin et sans terme[24]. En sorte qu’il faut toujours en revenir aux faits particuliers, à leur suite et à leur enchaînement, comme nous le montrerons bientôt, quand nous traiterons de la manière de former les notions et les principes.

LX.

Les préjugés que les mots introduisent dans l’esprit humain, sont de deux espèces. Ou ce sont des noms de choses qui n’existent point ; car, de même qu’il y a des choses qui manquent de noms, parce qu’on ne les a pas encore aperçues ou suffisamment observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses qu’ils puissent désigner, parce que ces choses-là n’existent que dans la seule imagination qui les suppose : ou ce sont des noms de choses qui existent réellement mais confus, mal déterminés, n’ayant rien de fixe, et ne désignant que des notions hazardées. Il faut ranger dans la première classe la fortune, le premier mobile, les orbites des planètes, l’élément du feu, et cent autres dénominations semblables et sans objet réel, auxquelles des théories fausses ou hasardées ont donné cours. Mais cette sorte de fantômes est facile à bannir ; car on peut, en abjurant une bonne fois, et en biffant, pour ainsi dire, toutes les théories, s’en défaire et les expulser pour toujours.

Mais une autre espèce de préjugés plus compliqués et plus profondément enracinés, ce sont ceux qui ont pour principe des abstractions inexactes ou hazardées. Choisissez tel mot que vous voudrez ; par exemple celui d’humidité, et voyez actuellement si toutes les significations qu’on lui donne sont bien d’accord entr’elles. Tout bien examiné, vous trouverez que ce mot humidité[25] n’est qu’un signe confus d’actions diverses, qui n’ont rien de fixe, rien de commun et qu’il est impossible de ramener à une seule idée générale, à un seul chef ; car, dans la langue commune, il signifie, et ce qui se répand aisément autour d’un autre corps, et ce qui est en soi indéterminable[26] et n’a point de consistance ; et ce qui cède aisément, selon toutes les directions ; et ce qui est aisé à diviser, à disperser ; et ce qui se réunit ou se rassemble aisément ; et ce qui est très-fluide, très-mobile. Il signifie encore ce qui adhère aisément à un autre corps et le mouille ; enfin, ce qui passe aisément de l’état de solide à l’état de fluide ; en un mot, ce qui se liquéfie aisément. Actuellement s’agit-il d’employer ce mot, et de l’appliquer à quelque sujet : si vous préférez telle de ces significations si différentes, la flamme sera humide ; ou bien prenez telle autre, l’air ne le sera pas ; une autre encore, et la poussière très-fine sera humide ; telle autre enfin, et le verre même en poudre le sera. En sorte qu’il est aisé de voir que cette notion-là est tirée de celle de l’eau tout au plus, et de quelques autres liquides fort communs, sans qu’on ait pris la peine de la vérifier et de suivre quelque méthode, en faisant l’abstraction qu’elle suppose.

Cette inexactitude et cette aberration des nomenclatures a ses degrés : l’espèce de mots la moins vicieuse, ce sont les noms de substances particulières, surtout ceux des espèces inférieures et bien déduites  (k). La notion de craie et celle de limon, par exemple, peuvent passer pour bonnes ; celle de terre est mauvaise : des notions encore pires, ce sont celles de certaines actions comme celles-ci : engendrer, corrompre, altérer. Les pires de toutes sont celles des qualités, telles que pesanteur, légèreté densité, etc. Cependant il faut convenir que, parmi ces notions mêmes que nous réprouvons, il peut s’en trouver qui soient un peu meilleures que les autres ; et c’est ce qu’on peut dire de celles dont les objets tombant plus fréquemment sous les sens, et ayant été mieux observés, sont, par cette raison même, beaucoup plus connus.

LXI.

Quant aux fantômes de théâtre, ce n’est point clandestinement qu’ils se sont insinués dans l’entendement, mais étant partis des théories phantastiques, et des fausses méthodes de démonstration, ils y ont, pour ainsi dire, fait leur entrée en plein jour et publiquement. Or, ces théories et ces méthodes, entreprendre ici de les réfuter, ce seroit oublier ce que nous avons dit à ce sujet, et tomber en contradiction avec nous-mêmes ; car dès que nous ne sommes pas d’accord sur les principes ni sur les formes de démonstration, il n’y a plus moyen d’argumenter. Quoi qu’il en soit rendons aux anciens l’honneur qui leur est dû ; et puisse cette déférence contribuer au succès de notre entreprise ! Au fond, nous ne leur ôtons rien, puisqu’il ne s’agit, entr’eux et nous, que de la méthode. Car on l’a dit souvent : un boiteux qui est dans le vrai chemin, devance aisément un bon coureur qui est hors de la route : à quoi l’on peut ajouter, que plus celui qui est hors de la route est léger à la course et plus il s’égare.

Au reste, notre méthode d’invention laisse bien peu davantage à la pénétration et à la vigueur des esprits ; l’on peut dire même qu’elle les rend tous presque égaux. Car lorsqu’il est question de tracer une ligne bien droite, ou de décrire un cercle parfait, si l’on s’en fie à sa main seule, il faut que cette main-là soit bien sûre et bien exercée ; au lieu que si l’on fait usage d’une règle ou d’un compas, alors l’adresse devient tout-à-fait ou presque inutile : il en est absolument de même de notre méthode. Or, quoique les réfutations proprement dites ne puissent avoir lieu ici, nous ne laisserons pas de faire en passant quelques observations sur ces sectes et ces théories fausses ou hasardées. Peu après nous indiquerons les signes extérieurs auxquels on peut reconnoître qu’elles sont mal constituées ; et nous viendrons enfin aux causes d’un si durable si unanime et si pernicieux accord dans l’erreur, afin qu’ensuite la vérité se fasse jour dans les esprits avec moins de violence, et que l’entendement humain consente plus aisément à se laisser délivrer, et, pour ainsi dire, purger de tous ses fantômes.

LXII.

Les fantômes de théâtre (ou de théories) sont déjà presque innombrables ; cependant leur nombre peut croître encore, et c’est ce qui arrivera peut-être un jour. Car, si les esprits, durant tant de siècles n’eussent pas toujours été presque uniquement occupés de religion et de théologie ; et que les gouvernemens eux-mêmes surtout dans les monarchies, n’eussent pas témoigné une si grande aversion pour les nouveautés de ce genre et même pour toutes les spéculations qui tendent indirectement au même but ; aversion telle, que si quelques écrivains s’en occupent encore de notre temps, ce n’est qu’aux risques et au détriment de leur fortune, qu’ils osent le faire ; trop assurés d’être, en le faisant, non-seulement frustrés des récompenses auxquelles ils pourraient prétendre, mais même sans cesse exposés à l’envie ou au mépris : sans ces obstacles dis-je, nul doute que de nos jours on n’eût vu naître une infinité de sectes et de systèmes philosophiques, tout semblables à ceux qu’on vit autrefois dans la Grèce, où les esprits étoient plus libres, se multiplier et se diversifier si prodigieusement. Car, de même que sur les phénomènes célestes, on peut imaginer différentes hypothèses on peut aussi, sur les phénomènes qui sont l’objet de la philosophie, bâtir une infinité de dogmes et de systèmes. Or ces pièces, que les philosophes viennent ainsi jouer successivement, productions vraiment théâtrales ressemblent fort à celles qui paroissent sur le théâtre des poëtes ; et ont, avec ces dernières, cela de commun qu’étant destinées à produire de l’effet sur la scène, et à plaire aux spectateurs, elles sont plus artistement composées et plus agréables que les narrations simplement historiques ; parce que, tous ces objets qu’elles représentent, elles les font paraître tels qu’on souhaiteroit qu’ils fussent[27].

Généralement parlant, quand il s’agit de rassembler des matériaux pour la philosophie, où il y a peu à prendre, on prend beaucoup et où il y auroit beaucoup à prendre si l’on vouloit, on prend fort peu ; en sorte que, soit qu’on prenne d’une part ou de l’autre, ce corps d’expérience et d’histoire naturelle, sur lequel on veut asseoir la philosophie, forme une base trop étroite. La tourbe des philosophes rationnels se contente d’effleurer l’expérience, prenant ça et là quelques observations triviales, sans avoir pris la peine de les constater, de les analyser, de les peser ; puis ils s’imaginent qu’il ne leur reste plus autre chose à faire qu’à tourner leur esprit dans tous les sens, et à rêver à l’aventure.

Il est une autre espèce de philosophes, qui, n’embrassant qu’un sujet très limité, et s’attachant à un petit nombre d’expériences, n’y ont, à la vérité, épargné ni temps ni soins ; mais le mal est qu’ensuite ils ont osé entreprendre de former, avec ce peu de matériaux, des théories complètes, et figurer un corps entier de philosophie, tordant tout le reste avec un art merveilleux, et le ramenant à ce peu qu’ils savoient[28].

Vient enfin la troisième classe ce sont ceux qui mêlent dans leur physique, aux observations et aux expériences, la théologie et les traditions consacrées par la foi et la vénération publique. Il en est même qui ont porté l’extravagance jusqu’au point de vouloir tirer les sciences directement des esprits et des génies, comme pour les tenir de la première main[29]. En sorte que la tige des erreurs et de la fausse philosophie, se partage en trois branches ; savoir : la branche sophistique, l’empirique, et la superstitieuse.

LXIII.

Cherchons-nous un exemple de la première espèce ; nous en trouvons un très frappant dans Aristote, qui a sophistiqué sa philosophie naturelle par sa dialectique. Ne l’a-t-on pas vu bâtir un monde avec ses cathégories, expliquer l’origine de l’âme humaine (cette substance de si noble extraction) par les mots de seconde intention ; trancher de même la question qui a pour objet la densité ou la rarité (c’est-à-dire, les deux qualités en vertu desquelles un corps prend de plus grandes ou de plus petites dimensions), et se tirer d’affaire par cette froide distinction de l’acte et de la puissance ; soutenir qu’il y a dans chaque corps un mouvement propre et unique ; et que s’il participe de quelqu’autre mouvement, ce dernier est produit par quelque cause extérieure : assertions auxquelles il en joint une infinité d’autres qui ne valent pas mieux, imposant à la nature même ses opinions comme autant de loix ; et plus jaloux, en toute question, d’imaginer des moyens pour n’être jamais court, et alléguer toujours quelque chose de positif, du moins en paroles, que de pénétrer dans la nature intime des choses, et de saisir la vérité. C’est ce dont on sera encore mieux convaincu en comparant sa philosophie avec la plupart de celles qui furent célèbres chez les Grecs. Car du moins l’on trouve dans ces dernières, des hypothèses plus supportables, telles que les homoïomères d’Anaxagore[30] ; les atomes de Leucippe et de Démocrite ; le ciel et la terre, de Parménide[31] ; la discorde et l’amitié, d’Empédocle[32] ; la résolution des corps dans la nature indifférente du feu et leur retour à l’état de corps dense[33]. Or, dans toutes ces opinions-là, on voit une certaine teinte de physique ; on y reconnoît quelque peu de la nature et de l’expérience ; cela sent le corps et la matière : au lieu que la physique d’Aristote n’est qu’un fracas de termes de dialectique et cette dialectique, il l’a remaniée dans sa métaphysique sous un nom plus imposant, et pour paroître s’attacher plus aux choses mêmes qu’à leurs noms[34]. Que si dans ses livres sur les animaux, dans ses problèmes et dans quelques autres traités, il est souvent question de l’expérience, il ne faut pas s’en laisser imposer par le petit nombre de faits qu’on y trouve : ses opinions étoient fixées d’avance ; et ne croyez pas qu’il eut commencé par consulter l’expérience, comme il l’auroit dû, pour établir ensuite ses principes et ses décisions : mais au contraire ; après avoir rendu arbitrairement ses décrets, il tord l’expérience, il la moule sur ses opinions et l’en rend esclave ; en sorte qu’à ce titre il mérite encore plus de reproches que ses modernes sectateurs ; je veux parler des scholastiques qui ont entièrement abandonné l’expérience.

LXIV.

Mais la philosophie empirique enfante des opinions encore plus étranges et plus monstrueuses que la philosophie raisonneuse et sophistique. Car ce n’est rien moins qu’à la lumière des notions vulgaires qu’elle ose marcher ; lumière qui, toute foible et toute superficielle qu’elle est, ne laisse pas d’être, en quelque manière, universelle et d’éclairer un grand nombre d’objets ; ce n’est pas, dis-je, sur ce fondement assez solide qu’elle s’établit mais sur la base étroite d’un petit nombre d’expériences ; et telle est la foible lueur dont elle se contente. Aussi ce genre de systèmes qui semblent si probables et si approchant de la certitude à ceux qui rebattent continuellement ce petit nombre d’expériences qui les appuient, et qui en ont l’imagination frappée, paroissent-ils à tout autre incroyables et vuides de sens. C’est ce dont on voit un exemple frappant dans les chimistes et leurs règles chimériques ; car, de nos jours, il seroit peut-être difficile d’en trouver ailleurs, si ce n’est peut-être dans la philosophie de Gilbert ; mais ce n’est point une raison pour négliger toute espèce de précaution à cet égard. Car nous prévoyons déjà et pouvons prédire que si les hommes, éveillés par nos avertissemens, s’appliquent sérieusement à l’expérience, en bannissant toutes les doctrines sophistiques, alors enfin par l’effet de cette précipitation naturelle à l’entendement, et de son penchant à s’élancer du premier vol, aux propositions générales, et aux principes des choses, il est à craindre qu’on ne voie ces systématiques se multiplier. Or, cet inconvénient que nous prévoyons de si loin, notre devoir étoit de tout faire pour le prévenir.

LXV.

Mais cette dépravation de la philosophie qui résulte de son mélange avec la théologie et les opinions superstitieuses, étend bien autrement ses ravages, et attaque ou les théories toutes entières, ou leurs parties ; l’entendement humain n’étant pas moins susceptible des impressions de l’imagination, que de celles des notions vulgaires. Une philosophie contentieuse et sophistique enlace l’entendement ; mais cet autre genre de philosophie, fantastique, enflé, et en quelque manière poétique, le flatte davantage. Car si la volonté de l’homme est ambitieuse, l’entendement humain a aussi son ambition ; et c’est ce qu’on observe surtout dans les génies profonds et élevés.

L’exemple le plus éclatant en ce genre parmi les Grecs c’est la philosophie de Pythagore, qui, à la vérité, étoit alliée à une superstition grossière, choquante et sensible pour les moindres yeux. Mais une superstition moins facile à apercevoir, et par cela même plus dangereuse, c’est celle de Platon et de son école. On la retrouve encore dans certaines parties des autres systèmes de philosophie ; on y introduit je ne sais quelles formes abstraites, des causes finales, des causes premières, en parlant à peine des causes secondes ou moyennes et une infinité d’autres suppositions de cette espèce. C’est de tous les abus celui qui exige les plus grandes précautions. Car il n’est rien de plus pernicieux que l’apothéose des erreurs ; et c’est un vrai fléau pour l’entendement que cet hommage rendu à des chimères imposantes. Certains philosophes parmi les modernes, se sont tellement livrés à leur engouement pour ces puérilités, qu’ils ont fait mille efforts pour établir la physique sur le premier livre de la Genèse, sur celui de Job, et sur les autres livres sacrés[35]. Ce qui est (s’il est permis d’employer le langage des saintes écritures), chercher les choses mortes parmi les vivantes[36] ; et l’on doit faire d’autant plus d’efforts pour préserver les esprits de cette manie, que ce mélange indiscret des choses humaines avec les choses divines, n’enfante pas seulement une philosophie toute phantastique et imaginaire, mais de plus l’hérésie. Ainsi rien de plus salutaire que la circonspection en traitant de tels sujets ; et c’est assez de rendre à la foi ce qui appartient à la foi.

LXVI.

Voilà ce que nous avions à dire sur cette autorité qu’usurpent les philosophies fondées, ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d’observations et d’expériences, ou enfin sur des opinions superstitieuses. Parlons maintenant du choix peu judicieux de cette matière même, sur laquelle travaillent les esprits, sur-tout dans la philosophie naturelle. L’entendement est quelquefois infecté de certaines préventions qui viennent uniquement de ce qu’étant trop familiarisé avec certains procédés, certaines manipulations des arts méchaniques, ou l’on voit les corps prendre successivement cent formes différentes par voie de combinaison ou de séparation, il est ainsi porté à imaginer que la nature fait quelque chose de semblable dans la totalité de l’univers. De là cette chimérique hypothèse des quatre élémens et de leur concours auquel on attribuoit la formation des corps naturels. Au contraire, lorsque l’homme envisage la nature comme libre dans ses opérations, il tombe souvent dans l’hypothèse de la réalité des espèces, soit d’animaux, de végétaux ou de minéraux ce qui ne mène que trop aisément à cette autre supposition : qu’il existe des formes originelles de toutes choses, des moules primitifs[37] que la nature tend à reproduire sans cesse ; et que tout ce qui s’en éloigne vient des aberrations de la nature, ou des obstacles qu’elle rencontre dans le cours de ses opérations, ou du conflit des espèces diverses, ou de la transplantation, de la greffe d’une espèce sur l’autre. Or, c’est de la première de ces deux suppositions qu’est née l’hypothèse des qualités primaires ou élémentaires (m) ; et c’est à la seconde que nous devons celle des qualités occultes et des vertus spécifiques ; deux inventions qui ne sont au fond que deux simplifications ; que deux manières d’abréger le travail de l’esprit ; simplifications sur lesquelles il se repose, et qui le détournent de l’acquisition de connoissances plus solides. Mais les médecins ont travaillé avec plus de fruit, en observant les qualités et les actions secondaires, telles que l’attraction, la répulsion, l’atténuation, l’incrassation, la dilatation, l’astriction, la discussion, la maturation[38] et autres semblables. Et si, trop séduits par ces deux espèces de simplifications dont je viens de parler, je veux dire les qualités élémentaires et les vertus spécifiques, ils n’eussent sophistiqué leurs excellentes observations sur les qualités secondaires, en s’efforçant de les ramener aux qualités primaires, et de prouver qu’elles n’en sont que des combinaisons délicates et incommensurables, ou en n’étendant pas ces premières observations par d’autres observations du même genre encore plus exactes et plus réitérées, jusqu’aux qualités du troisième et du quatrième ordre[39] ; au lieu de s’arrêter à moitié chemin, comme ils l’ont fait, ils auraient pu tirer un tout autre parti de ces excellentes vues qui les auroient menées fort loin de ce côté-là ; et les propriétés de ce genre (je ne dis pas précisément les mêmes, mais seulement des propriétés analogues), ce n’est pas assez de les remarquer dans les remèdes administrés au corps humain, il faut aussi les observer dans les autres corps naturels et dans leurs variations.

Mais une omission encore plus nuisible que toutes ces simplifications hypothétiques, c’est qu’on va recherchant et considérant uniquement les principes quiescens de toutes choses, et non leurs principes mouvans ( ou forces motrices) ; c’est-à-dire ce dont elles sont faites et non ce qui les fait : car il ne faut pas attacher tant d’importance à ces distinctions introduites dans la physique vulgaire, pour différencier les actions et les mouvemens comme celles de génération, de corruption, d’augmentation, de diminution, de transport ; car voici à peu près ce que signifient ces dénominations : selon eux, si un corps change seulement de lieu, sans éprouver d’autre changement, c’est un mouvement de transport ; si le lieu et l’espèce, demeurant les mêmes, la qualité seule est changée c’est une altération ; mais si, par l’effet du changement, la masse ou la quantité de matière ne demeurent pas les mêmes, alors c’est un mouvement d’augmentation ou de diminution. Enfin si la variation va jusqu’à changer l’espèce même et la substance du sujet, et qu’il en résulte une véritable transformation, c’est génération et corruption ; voilà ce qu’ils entendent par ces mots : mais qu’est-ce que tout cela ? sinon des distinctions populaires et triviales, qui sont loin de pénétrer dans la nature intime des choses ; ce ne sont tout au plus que des mesures ou des périodes, et non des espèces de mouvement ; elles indiquent le combien, et non le comment ou le pourquoi (c’est-à-dire la quantité et non le mode, ou la cause formelle). Ils ne parlent ni de l’appétit naturel (tendance, force, effort) des corps, ni des secrets mouvemens de leurs parties. Mais voici tout ce qu’ils font. Lorsque ce mouvement dont nous parlons occasionne dans l’extérieur et l’apparence du sujet, quelque changement grossier et très sensible, ils s’en tiennent là ; et c’est de ces différences superficielles qu’ils tirent leurs divisions[40]. De plus, veulent-ils donner quelques indications sur les causes des mouvemens, et les ranger sous quelques divisions, ils se contentent de cette puérile distinction de mouvement naturel et de mouvement violent ; distinction originaire elle-même d’une notion vulgaire et triviale. Car un mouvement, quelque violent qu’il puisse être, n’en est pas moins naturel ; et, s’il a lieu, c’est parce que la cause efficiente fait agir la nature d’une autre manière toute aussi naturelle que la précédente.

Mais si, laissant de côté ces grossières distinctions, l’on nous disoit qu’il existe dans les corps un appétit naturel pour leur contact mutuel (une tendance naturelle à se toucher réciproquement) et en vertu duquel ils ne souffrent pas que l’unité ou la continuité de la nature étant interrompue, et, en quelque manière, coupée, le vuide ait lieu (n) ; ou bien encore, si l’on disoit que tous les corps tendent à rentrer dans leurs limites naturelles, de manière que si l’on vient à les porter en deçà de ces limites par la compression, ou en delà par la distension, ils font effort aussi-tôt pour recouvrer leurs premières dimensions et le volume qui leur est propre ; ou enfin, si l’on disoit qu’il existe aussi dans les corps une tendance à se réunir à la masse de leurs congénères ou analogues ; tendance en vertu de laquelle les corps denses se portent vers le globe terrestre ; et les corps rares ou ténus, vers la circonférence ou vers les cieux. Si l’on disoit cela, ou quelque chose de semblable, alors nous dirions, nous ce sont-là des mouvemens physiques et très réels[41]. Quant à ces autres dont nous parlions plus haut, nous disons que ce sont des mouvemens purement logiques ; des notions toutes scholastiques ; comme il est facile de s’en assurer par la comparaison même que nous venons d’en faire.

Un autre abus non moins dangereux c’est que, dans les recherches philosophiques, on va toujours s’élançant jusqu’aux principes des choses, jusqu’aux degrés extrêmes de la nature (aux maximum et aux minimum[42]) ; on ne s’occupe que de cela ; on ne parle d’autre chose ; quoique toute véritable utilité et toute vraie puissance dans l’exécution, ne puisse résulter que de la connoissance des choses moyennes[43]. Mais qu’arrive-t-il de là ? Qu’on ne cesse d’abstraire la nature (de substituer aux êtres réels de simples abstractions), jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une matière purement potentielle[44] et destituée de toute forme déterminée, ou qu’on ne cesse de diviser la nature (de diviser et subdiviser les corps par la pensée), jusqu’à ce qu’on soit arrivé aux atomes ; toutes choses qui, même en les supposant vraies, ne contribueroient presqu’en rien à adoucir la condition humaine.

LXVII.

Il faut aussi préserver l’entendement de la précipitation à accorder ou à refuser son assentiment ; ce sont les excès en ce genre qui semblent fixer les fantômes, et qui les perpétuent au point qu’il devient impossible de les bannir. Ce genre d’excès se divise en deux espèces, de natures opposées : l’une est propre à ceux qui, en prononçant trop aisément, rendent les sciences dogmatiques et magistrales ; l’autre l’est à ceux qui, en introduisant l’acatalepsie, amènent ainsi des spéculations vagues, sans fin et sans terme. Le premier de ces deux excès dégrade et abat l’entendement l’autre l’énerve. Car la philosophie d’Aristote, à l’exemple des sultans qui, en montant sur le trône, égorgent d’abord tous leurs frères, commence par exterminer toutes les autres philosophies, à force de réfutations et d’assauts ; puis le maître débarrassé de tous ces adversaires, prononce sur chaque sujet : à ces questions, qu’il a ainsi tranchées, il en substitue d’autres arbitrairement, et les décide d’un seul mot, afin que tout paroisse certain et comme arrêté ; méthode qu’on n’a que trop suivie dans les philosophies qui ont succédé à celle-là, et qui n’est aujourd’hui que trop en vogue.

Quant à l’école de Platon, qui introduisit l’acatalepsie ce fut d’abord par ironie, comme en se jouant, et en haine des anciens sophistes, tels que Protagoras, Hippias et quelques autres, qui tous ne craignoient rien tant que de paroître douter de quelque chose. Mais ensuite la nouvelle académie en fit un dogme, et la soutint ex-professo ; manière de philosopher qui est sans doute plus honnête et plus raisonnable que la hardiesse à prononcer décisivement, vu d’ailleurs qu’ils alléguoient, pour leur défense, des raisons assez spécieuses ; savoir qu’ils ne répandoicnt aucun nuage sur les objets ; que s’ils ne voyoient rien qu’ils pussent tenir pour absolument vrai, ils avoient du moins des probabilités sur lesquelles ils pouvoient régler leurs opinions et leur conduite. Cependant, quand une fois l’esprit humain a désespéré de la vérité, il ne se peut que toutes les études ne deviennent languissantes ; d’où il arrive que devenu désormais incapable de se soutenir dans la route difficile d’une sévère philosophie, on s’en détourne pour se jeter dans des dissertations ingénieuses, errer négligemment dans des discours agréables, et se promener, pour ainsi dire, dans les sujets divers. Au reste, qu’on se rappelle ce que nous avons dit au commencement, et que nous ne perdons jamais de vue, qu’il ne s’agit pas de déroger à l’autorité des sens ou de l’entendement, mais seulement de secourir leur foiblesse.

LXVIII.

En voilà assez sur les différens genres de fantômes et sur leur appareil : ces fantômes, il faut, par une résolution constante et solennelle, y renoncer, les abjurer, en délivrer l’entendement, l’en purger ; car la seule route ouverte à l’homme pour régner sur la nature, empire auquel il ne peut s’élever que par les sciences, n’est autre que la route même qui conduit au royaume des cieux ; royaume où l’on ne peut entrer que sous l’humble personnage d’un enfant.

LXIX.

Mais les fausses méthodes de démonstration sont comme les citadelles, les forts des fantômes ; l’effet de celles qu’enseigne la dialectique ordinaire, est presque toujours de rendre le monde entier esclave de la pensée humaine, et la pensée humaine, esclave des mots. Les démonstrations sont en quelque sorte des sciences et des philosophies en puissance. Car telles ces démonstrations, telles aussi les spéculations et les théories qui en dérivent. Or, rien de plus illusoire et de plus insuffisant dans sa totalité, que cette méthode par laquelle on veut ordinairement nous conduire des sensations et des faits particuliers aux principes et aux conclusions : méthode qui se divise en quatre parties, auxquelles répondent autant de vices qui leur sont propres. D’abord, les impressions mêmes des sens sont vicieuses ; car ou les sens nous refusent leur secours, ou ils nous trompent : eh bien, on peut remédier à leur défaut par des substitutions, et à leurs illusions par des rectifications. En second lieu, rien de plus irrégulier que la manière dont on s’y prend ordinairement pour extraire les notions et les déduire des impressions des sens ; rien de plus vague et de plus confus que ces notions. Reste donc à les mieux déterminer et à les limiter avec plus d’exactitude. En troisième lieu, cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération, ne vaut pas mieux. Elle déduit de l’observation et de l’expérience, les principes des sciences, sans la précaution d’employer les exclusions de faits non concluans, et d’analyser suffisamment la nature ; en un mot, sans choisir les faits. En dernier lieu, cette méthode d’invention et de démonstration, qui consiste à établir d’abord les principes généraux, à y appliquer ensuite les principes moyens, pour établir ces derniers ; cette méthode, dis-je, est la mère de toutes les erreurs ; c’est un vrai fléau pour toutes les sciences. Mais ce même sujet que nous avons déjà touché en passant, nous le traiterons plus amplement, lorsqu’après avoir achevé cette espèce d’expiation ou de purification, nous exposerons la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de la nature.

LXX.

Mais la meilleure de toutes les démonstrations, c’est sans contredit l’expéxience, pourvu qu’on ne s’attache qu’au fait même qu’on a sous les yeux. Car si, se hâtant d’appliquer les résultats des premières observations aux sujets qui paraissent analogues aux sujets observés, cette application, on ne la fait pas avec un certain ordre et une certaine méthode, rien au monde de plus trompeur. Mais cette méthode expérimentale qu’on suit de nos jours est tout-à-fait aveugle et stupide. Aussi, comme ces physiciens vont errans dans des routes incertaines, ne prenant conseil que de l’occasion, ne font-ils que tournoyer dans un cercle immense d’objets, et en avançant fort peu : on les voit, tantôt prenant courage, hâter leur marche, tantôt se lasser et s’arrêter. Mais ce qu’ils cherchoient d’abord, ils ont beau le trouver, ils trouvent toujours quelqu’autre chose à chercher. Le plus souvent ils ne font qu’effleurer les faits et les observer comme en se jouant : ou tout au plus ils varieront un peu quelqu’expérience connue. Mais si leurs premières tentatives ne sont pas heureuses, ils se dégoûtent aussi-tôt et abandonnent la recherche commencée. Que si par hazard il s’en trouve un qui s’adonne sérieusement à l’expérience, et qui fasse preuve de constance et d’activité, vous le verrez s’attacher à une seule espèce de faits, et y rester, pour ainsi dire, cloué, comme Gilbert à l’aimant, et les chymistes à l’or ; manière de procéder aussi peu judicieuse, qu’étroite et mesquine. Car en vain espéreroit-on découvrir la nature d’une chose dans cette chose même ; il faut prendre plus de champ, généraliser la recherche, et l’étendre aux choses plus communes.

Si quelquefois même ils prennent à tâche d’établir sur l’expérience certains principes et quelqu’ombre de science, vous les voyez, toujours emportés par une ardeur indiscrète, se détourner de la route avant le temps, et courir à la pratique, non pas seulement pour en recueillir les fruits, mais pour se saisir d’abord de quelque procédé fructueux, comme d’un gage et d’une sorte d’assurance de l’utilité de leurs travaux ultérieurs : c’est quelquefois aussi pour se faire valoir aux yeux des autres, et attacher l’estime publique à leurs occupations. Qu’arrive-t-il de là ? qu’à l’exemple d’Atalante, se détournant de la droite route et s’arrêtant pour ramasser la pomme d’or, ils laissent ainsi échapper la victoire. Or, dans la vraie carrière de l’expérience, si l’on veut en étendre les limites par des découvertes, il faut prendre pour modèle la divine sagesse et l’ordre qu’elle a suivi dans ses ouvrages. Car nous voyons que le premier jour Dieu ne créa que la lumière ; qu’il consacra ce jour tout entier à ce seul ouvrage, et ne daigna s’abaisser à aucune œuvre matérielle et grossière. C’est ainsi qu’il faut, rassemblant une multitude de faits de toute espèce, tâcher d’abord d’en extraire la connoissance des causes et des principes. Il faut, en un mot, s’attacher d’abord aux expériences lumineuses, et non aux expériences fructueuses (p). Les principes une fois bien saisis et solidement établis, fournissent à la pratique de nouveaux moyens, non d’une manière étroite, serrée, et comme un à un ; niais largement et avec profusion : ils traînent après eux des multitudes et comme des armées de nouveaux procédés. Mais remettons à un autre temps ce que nous avons à dire sur les routes de l’expérience ; routes qui ne sont pas moins embarrassées, pas moins barrées que celles de l’art de juger. C’est assez pour le présent d’avoir porté nos regards sur la méthode expérimentale vulgaire, et d’avoir fait sentir combien ce genre de démonstration est vicieux. Déjà l’ordre de notre sujet exige que nous traitions actuellement de ces signes dont nous parlions il n’y a qu’un instant, et par lesquels on peut s’assurer du triste état des sciences et de la philosophie. Nous y ajouterons quelques observations sur les causes d’un phénomène qui, au premier coup d’œil, paroît étrange et presqu’incroyable. Car la connoissance des signes prépare l’assentiment. Mais les causes une fois clairement exposées, le miracle s’évanouit : deux discussions préliminaires qui aideront singulièrement à extirper de l’entendement tous les fantômes, avec plus de douceur et de facilité.




Commentaire du second chapitre.

(a) Toutes les perceptions, soit du sens, soit de l’esprit, ne sont que des relations à l’homme, et non des relations à l’univers. Toutes les perceptions de l’esprit sont originaires des sensations. Or, qu’est-ce qu’une sensation ? c’est la perception de l’ébranlement occasionné dans l’organe du sens par le corps soit intérieur, soit extérieur, qui le touche ; et cet ébranlement varie, soit pour l’espace, soit pour le degré, selon la disposition actuelle de l’organe touché et celle des corps qui le touchent, c’est-à-dire selon les relations des objets sensibles à l’homme qui les perçoit. Ainsi, la sensation varie également comme ces relations ; et telle est la principale cause du peu d’accord qui règne entre les opinions des divers individus, considérés dans le même temps, ou du même individu, pris en différons temps ; car, les dispositions n’étant pas toujours les mêmes dans un même individu encore moins dans plusieurs, il est clair que différens individus, dans le même temps, ni le même individu, en différons temps, ne doivent pas, soit quant à l’espèce, soit quant au degré, recevoir précisément les mêmes impressions, éprouver les mêmes sentimens, avoir les mêmes idées, ni se former la même opinion, à l’occasion des mêmes choses, quoique tous sans distinction, dans le même temps et le même homme, en différens temps, leur donnent les mêmes noms. Ainsi, les sensations actuelles ne peuvent nous procurer de vraies lumières sur les corps extérieurs, sur l’univers, et nous ne pouvons acquérir en ce genre de solides connoissances que par la raison qui, comparant ces sensations diverses, en extrait ce qu’elles ont de commun et de constant, pour en former ce qu’on appelle des notions abstraites et générales qui, par leur union ou leur séparation forment les principes ou énoncés de causes, modèles des moyens dont la pratique est composée ; et c’est ainsi que notre négligence ou notre attention, en observant les objets, en formant les notions, et en composant les principes remplissant notre esprit de causes, vraies ou fausses, de moyens réels ou chimériques, nous fait échouer ou réussir dans l’exécution.

(b) Les Némésis. De toutes ces Némésis, la plus révérée parmi les anciens, étoit celle qui répondoit à peu près à notre Providence divine, et dont il est fait mention dans la vie du sage Paul Émile par le bon Plutarque ; divinité à deux faces ; l’une sévère, pour les heureux de ce monde ; l’autre riante pour les malheureux ; divinité tout-à-la-fois jalouse et compatissante, qui, selon eux, punissait par des revers l’insolent bonheur des premiers, et compensoit les disgrâces des derniers par des prospérités ; tempérant ainsi les uns par les autres les biens et les maux de cette vie. Mais pour expliquer aisément cette vicissitude de bons et de mauvais succès qui nous tient perpétuellement suspendus entre la crainte et l’espérance et qui fait que chacun de nous ne sait jamais au juste s’il a sujet de se réjouir ou de s’affliger, il n’est pas besoin d’en chercher la cause dans les cieux, ni de recourir à ce mot de hazard, qui n’explique rien ; il suffit de connoître la nature humaine et ce qu’elle peut produire. Cette Némésis avec sa balance compensatrice et cette fortune avec sa roue, fantômes emblématiques que l’homme a créés, c’est l’homme même dont la jalousie s’efforce toujours de rabaisser tout ce qui s’élève au-dessus de lui, et dont la fastueuse pitié daigne quelquefois relever ce qu’il croit trop abaissé. Notre fortune change, parce que nous changeons nous-mêmes, et que ceux dont elle dépend changent aussi.

(c) Lorsqu’il s’agit d’établir un principe, l’exemple négatif a plus de poids. Dans les sciences d’observation, il faut un grand nombre de faits pour établir solidement une proposition générale affirmative ; encore tous ces faits ne la prouvent-ils pas rigoureusement, parce qu’ils ne la sauvent pas des exceptions ; au lieu qu’il ne faut qu’un seul fait contradictoire pour la ruiner sans ressource : par exemple, si je dis que tous les hommes sont menteurs, quand je montrerois mille hommes tous menteurs, cela ne prouveroit nullement qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir d’homme véridique ; au lieu que l’exemple d’un seul homme véridique renverse entièrement la proposition générale affirmative ; car s’il existe un seul homme véridique, il n’est point du tout vrai que tous les hommes soient menteurs ; et dès-lors la contradictoire, il y a quelque homme véridique, est solidement établie : c’est même la plus sûre, la plus prompte et la plus facile méthode pour établir solidement une proposition générale ou principe ; car, de quelque nombre de faits qu’on l’appuie, et sur quelque nombre de sujets qu’on le vérifie, comme il est presque toujours impossible de s’assurer qu’on a fait l’énumération complète de toutes les espèces du genre qui est le sujet de ce principe, il y reste toujours une partie incertaine, savoir, celle qui n’a pas été vérifiée. Au lieu que, si je ruine d’abord la contradictoire du principe à établir, ce que je puis faire à l’aide d’un petit nombre de faits bien choisis, et quelquefois d’un seul ; comme deux propositions contradictoires ne peuvent être fausses en même temps, dès-lors le principe est prouvé sans réplique. Ainsi le vrai moyen d’abréger et d’assurer la démonstration d’un principe, c’est de faire voir d’abord que la proposition contradictoire est absurde, c’est-à-dire, diamétralement opposée à quelque proposition évidente et incontestable, soit axiome, soit définition, ou énoncé collectif d’observations directes. Ce sujet est sans doute ennuyeux ; mais comme cette méthode mène à la certitude, en épargnant des longueurs et de fréquentes méprises, ces avantages compensent abondamment l’attention et la peine qu’elle exige. Au reste, il est bon d’observer que la plupart des propositions générales affirmatives de l’ordre moral, et même la plupart de celles de l’ordre physique, ne doivent point être prises dans un sens rigoureux et dans toute leur apparente universalité ; on doit entendre seulement que ce qu’elles affirment, est ce qui arrive le plus souvent et doit être attribué au plus grand nombre des espèces du genre qui en est le sujet ; degré de généralité qui suffit pour donner de la solidité aux règles de la prudence ; car, au défaut d’une certitude absolue à laquelle on peut rarement parvenir, elle nous prescrit de suivre l’opinion ou la parti qui a pour soi la plus grande probabilité. Mais cet inconvénient de ne pouvoir compter que sur de simples probabilités, est attaché à la méthode qu’on suit ordinairement pour former les principes sur lesquels on règle sa conduite, je veux dire, à cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération, ou accumulation de faits pris au hazard ; au lieu que la méthode qui va être exposée, conduit, par une route sûre, à des principes certains d’où dérivent des règles non moins certaines, absolument sans exception et suffisantes pour épargner de fréquentes méprises, et préserver d’une des plus douloureuses maladies de l’âme, de l’irrésolution ; car tel est son double but. Mais pour arriver à la certitude, il faut passer par le doute ; toute facilité est le fruit d’une difficulté vaincue ; et toute peine qu’on s’épargne actuellement, n’est que différée.

(d) On a beau vouloir imaginer les extrémités de l’univers, on n’en peut venir à bout, etc. Quelques scholastiques ont prétendu que l’univers est nécessairement fini et doit avoir des limites ; ils le prouvoient ainsi : tout corps a nécessairement une figure, une forme quelconque ; et sans limites, point de figure. Or, l’univers, pris en totalité, est un grand corps : donc, etc. donc, etc. Mais on leur faisoit cette question : si vous étiez actuellement sur la limite de l’univers, pourriez-vous étendre le bras ? et si ce bras s’étendoit, où seroit-il ? dans l’être ou dans le néant ? À cette question on ajoutoit ce dilemme : si vous ne pouviez pas étendre le bras, il y auroit donc quelque chose au-delà de ce bras ; savoir, ce qui l’empêcheroit de s’étendre ; et alors il ne seroit pas vrai qu’il est sur la dernière limite ; et si vous pouviez l’étendre, il y auroit donc encore au-delà de cette limite prétendue, tout au moins un espace où votre bras se logerait ; et l’on pourroit faire sur la fin de cet espace le même raisonnement que nous venons de faire sur son commencement. Donc l’univers est infini puisqu’en faisant les deux suppositions contraires, on plutôt contradictoires, on a toujours la même conséquence ; savoir : qu’il n’a point de limites, et qu’on tombe toujours dans l’absurde, en lui en supposant : voilà ce qu’on disoit. Le fait est que nous ne pouvons imaginer ni même concevoir l’univers ni comme fini ni comme infini. Nous venons de nous assurer du premier point : quant au second, je dis qu’à proprement parler, nous n’avons aucune idée positive de l’infini nous croyons l’avoir, parce que nous employons souvent ce mot, et croyons n’avoir point de mots sans idées. Mais au fond nous ne l’avons point ; ce n’est qu’une idée négative, ou une négation d’idées, une destruction hypothétique, ou abstraction d’idées positives, c’est-à-dire, d’idées qui aient un objet réel. Or, cette idée négative, nous l’avons ; ou, si l’on veut, nous cessons d’avoir l’idée contraire, quand, ne voulant plus déterminer les quantités, ni même les considérer, nous levons mentalement toutes les limites, et cessons d’y penser. Puis, ce que nous avons supposé possible, nous le supposons ensuite actuellement existant, oubliant tout-à-coup notre première supposition, et oubliant sur-tout que ces idées ne sont point des êtres, et qu’elles n’ont pas le pouvoir de réaliser leur chimérique objet. Enfin toutes nos idées viennent des sens, disent les philosophes : or nous n’avons jamais vu, palpé, entendu goûté, ni flairé l’infini donc nous n’en avons pas l’idée ; ou bien, il n’est pas vrai que toutes nos idées viennent des sens ; choisissez. La conséquence pratique de cette discussion est que, pour finir, il faut abandonner toute question où entre l’infini, mot sans idée. Le citoyen Lagrange, dit-on, vient d’en purger les mathématiques. Que de sottises dites ou à dire il nous épargne ! Les mathématiques sont la science des limites, ou l’art de déterminer ou limiter les quantités. Que faisoit donc là l’infini ?

(e) Qui sont tout-à fait inexplicables, etc. Dans le langage reçu, expliquer un fait, c’est le plus souvent non en indiquer la cause, ce qui, de tous les genres d’explications, seroit le plus utile mais simplement le classer, c’est-à-dire le rapporter à un autre fait plus général, dont on croit qu’il n’est qu’un cas particulier. De cette définition nous tirerons deux conséquences : l’une est qu’un fait absolument général et sans exception, si on le découvroit jamais, seroit celui qui expliqueroit tous les autres. L’autre conséquence est que ce même fait, par cela seul qu’il seroit le plus général de tous, et qu’il expliqueroit tous les autres, seroit lui-même inexplicable et n’auroit pas besoin d’être expliqué, puisque, par la supposition, il n’y auroit point d’autre fait plus général auquel on pût le rapporter et dont il pût être un cas particulier. Mais, comme les faits à expliquer sont en beaucoup plus grand nombre que ceux qui les expliquent, nous contractons de bonne heure l’habitude et le goût, ou plutôt la manie des explications ; puis, quand nous arrivons à un fait général, conservant cette habitude, nous demandons encore des explications ; quoiqu’alors elles ne nous soient pas dues et qu’elles ne soient pas plus possibles que nécessaires. Il nous semble qu’à la proposition qui sert de texte, on doive toujours ajouter quelque chose, même quand tout est dit. Enfin ce fait qu’on n’a ni dû, ni pu, ni voulu expliquer, nous le traitons de qualité occulte, comme si ce qu’il y a d’occulte ou de caché, dans la raison d’un fait, empèchoit qu’il ne fût réel et constaté, et qu’on fût obligé de rendre raison de celui qui est la raison de tous les autres.

(f) Mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales. Voici en substance ce qu’on peut dire contre l’hypothèse des causes finales. Une cause finale c’est un effet commode pour celui qui prononce ces deux mots, ou pour ceux qui l’ont endoctriné. Lorsqu’au bout d’une chaîne de phénomènes, se rencontre quelque propriété utile à l’espèce humaine ; si l’homme se trouve là pour profiter de cette propriété, il s’imagine que cette propriété se trouve là pour qu’il en profite. Et l’effet qui, par hazard, lui est commode lui paroît avoir pour but sa commodité. Trop occupé de lui-même, il croit, il veut que tout s’en occupe. Tel voudroit que l’univers entier eût été fait exprès pour lui, et a force de désirer que cela soit, finit par croire que cela est. Nul d’entre nous n’a le cœur assez grand, ni l’esprit assez élevé, pour comprendre une fois combien peu de place il occupe dans l’univers et combien peu son imperceptible existence y est importante. Il n’est guère probable que l’univers ait été organisé pour le service de l’homme, puisque tant d’autres êtres y trouvent aussi leur part, souvent meilleure que la sienne : mais l’homme amoureux de lui-même, oublie toujours que, s’il y a dans l’univers des êtres qui le nourrissent, il y en a aussi qui le mangent ; et que le requin, en dévorant son roi, avale aussi la royauté. Car le monde universel ainsi que le monde de l’homme se divise en deux grandes familles : l’une d’êtres mangeans, et l’autre, d’êtres mangés. Tout bien considéré, nous ignorons la véritable fin de ce grand tout : or, non-seulement le vrai but de l’univers nous est inconnu, mais nous ne savons pas même s’il y a un but ; et c’est là le premier article de l’immense chapitre de notre ignorance. Ceux qui ont voulu moraliser le monde physique, ont fait presque autant de tort à la philosophie, que ceux qui ont voulu matérialiser le monde moral. En cherchant les causes finales qu’on ne peut trouver, on ne trouve pas les causes physiques qu’on ne cherche point, et dont la connoissance est plus nécessaire. Si vous chargez Dieu de la garde de votre valise disoit Sénèque, vous la garderez mal, et vous la laisserez prendre ; au lieu qu’un homme qui ne compte que sur lui-même trouve dans une tête et une main actives, un Dieu qui ne l’abandonne jamais. Qui sait étudier la matière, et tirer parti de son propre corps, en pensant assez rarement à son âme, ne laisse pas, tout en oubliant le monde moral, de vivre encore assez bien dans le monde physique, et en marchant toujours vers sa véritable fin, sans y penser beaucoup, il y arriverait plutôt qu’en y pensant toujours, sans faire usage de ses jambes. Mais, au lieu de travailler dans l’univers tout fait, pour en tirer parti, l’on y rêve pour l’expliquer ; on veut deviner comment, pourquoi, par qui il a été fait ; on ose le refaire soi-même par la pensée ; on se bâtit un autre monde dans son imagination, témoin la présomption de Descartes : on se crée un Dieu semblable à soi ; puis l’on dit que Dieu a créé l’homme à son image ; et l’on suppose que lui-même il copie cette image. C’est une assez étrange manière de raisonner que celle qui a conduit à cette hypothèse des causes finales ; l’homme, disons-nous, a des fins, par cela seul qu’il est fini ; et que, ne pouvant endurer long-temps le même état, il a besoin que tout finisse et recommence : mais ensuite nous supposons tout-à-k-fois que Dieu est un être infini, et qu’il a des fins semblables à celles de l’être fini, ne concevant point que, si Dieu est en effet la fin de l’univers, comme il en est le principe, cette fin ne peut avoir d’autre fin qu’elle-même ; que l’infini n’ayant aucune proportion, ni même aucune relation avec le fini nous ne pouvons avoir aucune idée positive, ni de l’infini, ni de Dieu, ni de son but. Cependant accordons qu’il existe un être infini, qui est le principe et la fin de l’univers ; on est du moins forcé de convenir que s’il est par-tout, il y est incognito ; et, selon toute apparence il ne veut par être vu, puisqu’il reste caché. C’est donc une sorte d’impiété que de le chercher ; et ce seroit, en quelque manière, se conformer à sa volonté, que de perdre quelquefois de vue les causes finales, pour mieux étudier les effets physiques ; et de l’oublier un peu lui-même, pour mieux faire ce qu’il veut, ou pour mieux observer ce qu’il veut bien laisser voir. Telles sont les raisons alléguées par ceux qui, dans cette importante question des causes finales, soutiennent la négative ; mais l’affirmative n’est pas moins fortement appuyée par ceux qui la défendent. La recherche des causes finales, disent ces derniers, est beaucoup plus intéressante pour nous, que celle des causes physiques ; et il nous importe beaucoup moins de savoir que tel agent, appliqué de telle manière à tel sujet, produit tel effet physique, dont à la rigueur nous pouvons nous passer, puisque dès long-temps nous possédons et le nécessaire, et l’utile, et le commode, entrelacé avec l’inutile ; que de savoir s’il y a en effet un Dieu dans l’univers, si l’homme a une destination, et quelle est précisément cette destination. Nul doute, disent encore les premiers, que cette question ne soit de première utilité, pourvu, toutefois, qu’on la traite dans la morale, où est sa véritable place ; et non dans la physique, où elle ne fait que détourner du véritable objet : il ne faut pas confondre les genres. Il faut les confondre, peut-on répondre, lorsque leur confusion est plus utile que leur distinction. Or, si un philosophe, dans un traité de physique, s’éloignant un peu des matières qu’on y traite ordinairement, parvenoit à découvrir et à démontrer la réalité des causes finales ; tout son tort, en s’écartant ainsi de son objet direct, seroit de nous détourner d’une étude assez frivole pour nous tourner vers une étude beaucoup plus nécessaire ; l’objet qu’il auroit saisi, vaudroit mieux que celui qu’il auroit manqué ; et dans cet heureux écart, l’apparente digression seroit le véritable sujet. Car, si nous pouvions persuader fortement aux hommes l’existence de ces causes finales, sur-tout celle de la première, nous formerions des hommes vertueux ; au lieu qu’en leur montrant seulement les causes physiques, nous ne formerons que des savans ; c’est-à-dire que nous donnerons à l’orgueil humain une arme fort dangereuse. Mais, d’ailleurs, la recherche du principe moteur, et de la destination de la totalité ou des parties d’une machine, fait certainement partie de la méchanique ; et la méchanique fait partie de la physique. Ainsi la recherche des causes finales fait aussi partie de cette dernière science ; et sa véritable, place est entre la physique et la morale, auxquelles elle est commune. Tout physicien qui élève un peu ses vues, si nous en croyons le chancelier Bacon, tombe tôt ou tard dans la théologie naturelle et dans la question des causes finales. Il y tombe au moment où, à force de remonter de cause en cause, il se fait enfin cette question : quel est le grand ressort de cette vaste horloge ? qui est-ce qui l’a montée, et la remonte sans cesse ? quelle est la véritable destination du tout et de ses parties dont je suis une ? est-ce la volonté d’un être immatériel qui imprima le mouvement à cette machine, et qui l’y entretient ? ou bien sont-ce des forces inhérentes à toutes les parties de la matière et éternelles comme l’univers même ? Mais à quoi bon se faire cette question, nous dira-t-on ? Le mouvement est donné, acceptez-le tel qu’il est, et, au lieu d’en chercher le principe, contentez-vous d’en bien observer les loix. Voici en quoi importe cette question même en physique. Si c’est la volonté d’un Dieu qui imprima le mouvement à l’univers et qui l’y entretient, le plus sûr est de ne vouloir que ce qu’il veut, de laisser le monde tel qu’il est, et d’y jouer, au physique, un rôle presque entièrement passif, en se rendant actif, seulement au moral. Mais si le principe universel d’action est une certaine matière, par exemple, un fluide, alors il se peut que l’homme soit maître de saisir par portions ce Dieu matériel, de le mettre en bouteille, de l’appliquer à différens sujets, et d’opérer, par ce moyen, quelques-uns de ces prodiges que les alchymistes promettent de si bonne foi quand leur bourse est pleine et de si mauvaise foi quand elle est vuide ; tels que transformation de corps, production de nouvelles espèces, rajeunissement, guérisons subites de maladies, etc. C’est même sur une hypothèse analogue à cette dernière, qu’ils fondent leurs rêves dorés et leurs faméliques espérances. Car voici à peu près comme ils raisonnent, ou peuvent raisonner d’après leurs principes. Il existe nécessairement dans la nature un agent universel ; autrement cette multitude innombrable de chocs, selon toutes les directions, qu’essuient les corps flottans dans l’espace, tendant à diminuer sans cesse le mouvement, le réduiroient bientôt à zéro ; et la grande machine s’arrêteroit. Il y faut donc un remontoir continu, une force qui lui rende à chaque instant le mouvement perdu. Cet agent, qui remonte sans cesse la machine, doit être matériel ; car, s’il étoit immatériel, il ne pourroit toucher les corps : or, il est difficile de pousser un corps et de le mouvoir par cette impulsion, sans y toucher. Cette matière où réside la force motrice, doit aussi être un fluide ; sans quoi elle ne pourrait agir sur les composés, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, ni se porter avec rapidité dans toutes les directions » comme elle le fait. Ce fluide doit être plus abondant, plus actif, plus à nud, dans certaines substances, que dans d’autres, c’est-à-dire, y conserver la plus grande partie de son activité dont il n’exerce que la moindre partie sur les molécules matérielles qui l’environnent ; et quelques-unes de ces substances doivent être connues. Ne pourroit-on pas, en travaillant ces mêmes substances à l’aide du feu, ou par tout autre moyen, concentrer, aiguiser, pour ainsi dire, et développer encore davantage cet agent : et à l’aide d’une liqueur qui en seroit presque entièrement composée, faire, en quelques jours, et même en quelques heures, ce que la nature n’opère qu’à force do siècles ou d’années à l’aide de cet agent rarifié, enveloppé et presque amorti, comme il l’est par presque toutes les substances avec lesquelles il se trouve combiné ? Il importe donc à la chymie et par conséquent à la physique, de savoir si l’agent universel est une substance immatérielle, intelligente, insaisissable, qui peut tout sur nous, et sur laquelle nous ne pouvons rien ; ou une substance matérielle, aveugle et saisissable ; attendu que, dans cette dernière supposition, il seroit moins absurde et moins téméraire de tenter ces grandes opérations dont nous parlions plus haut. De plus, s’il est vrai que la nature ait des fins, comme le vrai but de la physique est de procurer à l’homme des moyens pour arriver à ses propres fins, il seroit utile à l’homme de considérer, même en physique, les fins de la nature. Car, ayant une fois observé quelle espèce de moyens elle emploie ordinairement pour arriver à des fins qu’il a quelquefois lui-même, il arriveroit plus aisément à ces fins, en employant ces moyens. Et quand les moyens qu’elle emploie pour arriver à certaines fins, seroient en notre disposition, ces fins une fois connues, nous connoîtrions, par cela seul, le véritable usage de ces moyens. Les physiologistes font avec raison une infinité d’expériences et d’observations pour connoître les fonctions et la véritable destination des différentes parties du corps humain ; la manière de traiter ces parties, lorsqu’elles sont ou malades, ou blessées, dépendant beaucoup de cette destination et de ces fonctions. Il en est de même de l’univers entier, qui, à bien des égards, est aussi un tout organisé, dont les parties, toutes mutuellement dépendantes les unes des autres, toutes sans cesse agissant et réagissant les unes sur les autres, sont réciproquement principes et fins, buts et moyens, les unes par rapport aux autres ; ainsi la découverte ou la démonstration des causes finales, si elle étoit possible, répandrait un grand jour sur la physique ; et si ce problème doit en être exclus, ce n’est pas comme inutile, mais plutôt comme impossible. C’est faute d’avoir suffisamment senti cette vérité, que ceux d’entre les physiciens qui penchent vers l’athéisme, ont tant d’aversion pour les causes finales. Notre auteur tranche ici, d’un seul mot, cette difficile question qu’il ne discute dans aucun de ses écrits, et dont néanmoins dépend, en partie, la solution de celles qu’il se propose. Car le but propre de la physique est de connoître la marche et l’ordre de l’univers matériel. Or, si le monde étoit livré à une force aveugle, sans plan et sans but, cette marche seroit toute autre que s’il étoit gouverné par un être intelligent qui eût un plan fixe et un but éternel comme lui : dans cette dernière supposition, tous les phénomènes physiques marcheraient vers cette fin ; il seroit alors utile de la connoître, et cette connoissance abrégerait toutes les recherches. Telle est en substance la réponse de ceux qui défendent l’affirmative. Actuellement, si l’on nous demande quel est notre sentiment sur cette question, nous dirons qu’envisagée par le côté physique, elle nous semble n’être qu’une pure dispute de mots ; car, si Aristote et ses imitateurs, c’est-à-dire presque tous les physiciens de notre temps, supposent à la nature des vues, un but, un dessein, un ordre de moyens, un plan fixe, comme nous le faisons nous-mêmes en parlant de Dieu, il est clair qu’ils parlent du même être que nous ; qu’après avoir, pour ainsi dire, tué Dieu, ils le ressuscitent aussi-tôt sous le nom de nature ; qu’il ne s’agit entre eux et nous que de ce nom, et que c’est, comme nous le disions, une pure dispute de mots. Or, Aristote et ses sectateurs supposent en effet ce que nous venons de dire, lorsqu’ils prétendent que la nature ne fait rien en vain ; qu’elle choisit toujours les moyens les plus simples ; qu’elle tend à reproduire sans cesse les mêmes formes etc. concluez. De plus si la nature ou son auteur a réellement des fins, il y a donc dans l’univers des effets constans. Or, le vrai but de la physique est d’observer ces effets, afin d’en découvrir les causes, et de tirer de cette connoissance des moyens pour les produire soi-même au besoin et à volonté ; toute la différence est que ces mêmes phénomènes, les uns les appellent des fins ; et les autres, tout simplement des effets. Enfin que Dieu agisse sur la matière, par l’entremise du fluide dont nous parlions plus haut, et dont nous avons démontré l’existence dans une des notes précédentes, ou que ce fluide soit la cause première, cela revient encore au même pour les chymistes et les autres physiciens. Mais notre auteur ayant souvent répété que la méthode exposée dans cet ouvrage s’applique aux questions de morale comme aux questions de physique en donnant ici l’exclusion à celle des causes finales, il tombe dans une sorte d’inconséquence.

Au reste, cette question des causes finales, et sur-tout de la première de ces causes, la plus importante et la plus difficile question que l’homme puisse proposer à l’homme, je l’ai beaucoup plus approfondie dans un ouvrage ex-professo ; et j’ai tant prouvé l’existence de cette première cause, qu’à la fin je suis parvenu à en douter. Si j’en crois ma seule expérience, il y a un Dieu ; si j’en crois mes cent mille raisonnement, il n’y en a point. Car tel en fut le résultat le plus clair et le plus net : Je conçois très clairement qu’il existe un être suprême que je ne conçois point du tout ; et c’est précisément parce que je ne le conçois point du tout, que son existence me paroit si certaine. Au fond, pour la plupart des hommes c’est le sentiment qui en décide : Dieu existe pour les gens de bien qui souhaitent son existence, et n’existe point pour les méchans qui la craignent ; ce sont nos vices ou nos vertus qui le tuent ou le ressuscitent dans notre opinion ; et selon qu’ils le ressuscitent ou le tuent, nous nous occupons du modeste dessein de nous transformer nous-mêmes en hommes vertueux, ou de l’ambitieux projet de transformer les corps d’une espèce en ceux d’une autre espèce.

(g) Lorsque quelque transformation imperceptible a lieu dans les petites parties d’un corps. Schematismus, comme le dit la note placée sous le texte, et répondant à celle-ci, signifie la structure, le tissu, la texture, la figure totale d’un corps considéré dans l’état de repos, c’est-à-dire, le résultat de la situation respective de toutes les parties du composé ; et meta-schemiatismus signifie le passage d’une figure totale à une autre figure totale, c’est-à-dire, le mouvement, ou plutôt la combinaison et la gradation de mouvemens par lesquels s’opère ce changement de figure. Si M. de Buffon eût joint à l’exposé de son système sur la génération une explication semblable à celle-ci, peut-être fût-il parvenu à rendre intelligible cette dénomination de moule intérieur, qu’il employoit dans les mêmes vues, et dont il faisoit un si fréquent usage, en laissant plutôt deviner les idées qu’il y attachoit, qu’en les déterminant du moins une fois par une bonne analyse. Car si, au lieu de considérer l’assemblage, le tout résultant de la situation respective de toutes les parties solides d’un corps, nous considérons le tout, l’assemblage résultant de tous ses pores, soit intérieurs, soit extérieurs, c’est-à-dire, de tous les vuides que ses parties solides laissent entr’elles, il en résultera une figure totale à peu près semblable à celle qui résulte de l’assemblage des parties solides. Donnons à cet assemblage de pores, de trous, de vuide, ou de filières, le nom de moule intérieur. Ce nom de moule lui conviendra puisqu’une matière va s’y mouler. La qualification d’intérieur lui conviendra également, puisque le nombre des pores intérieurs qui vont servir de moules, étant infiniment plus grand que celui des pores extérieurs, c’est principalement la partie intérieure de cet assemblage que nous allons considérer. Et il n’y aura point de contradiction dans les idées, puisque l’imagination se peint tout cela aussi aisément et aussi nettement que si l’œil le voyant actuellement l’aidoit ainsi à le voir. Cela posé supposons que les parties d’un fluide soient chassées dans tous ces vuides servant de moules, par une force quelconque à laquelle on donnera tel nom qu’on voudra ; et de manière que chaque molécule du fluide heurtant une molécule du solide, la déloge et se mette à sa place : supposons de plus que chaque molécule nouvelle, en se logeant, adhère à l’assemblage, et qu’après la totale substitution, toutes les nouvelles molécules adhèrent les unes aux autres, qu’arrivera-t-il à la fin ? que toute la substance de ce corps sera renouvelée, et que sa forme sera conservée. C’est peut-être ainsi que s’opèrent toutes les nutritions et tontes les générations d’animaux de végétaux et de minéraux. Car, les premiers corps une fois formés, et les filières une fois établies, ces moules servent à en former d’autres semblables à eux ; et dès-lors on entrevoit la raison de l’éternité des espèces. Mais, pour concevoir nettement la formation de ces premiers corps qui furent, en quelque sorte, les aînés de chaque espèce, il faut quelque chose de plus : voyez la méchanique morale, (L. IV, chapitre des formes). De plus si l’espèce et la quantité de la substance du composé en question demeurant les mêmes, la situation de ses parties change, la figure du tout sera changée. Elle le sera encore dans le cas où de nouvelles molécules viendront remplacer les anciennes, si, en les délogeant, elles ne se logent pas précisément aux mêmes places qu’elles leur ont fait quitter. Et telle est la double signification que Bacon attache à ce mot de transformation (meta-schematismus) qui reparoîtra de temps en temps. Le lecteur judicieux qui aura fait quelque attention à nos observations préliminaires, ne sera pas étonné que nous l’arrêtions un peu sur ces définitions. Il sait que toute peine qu’on s’épargne quoique nécessaire, n’est que différée. Un seul mot mal défini rend une phrase entière inintelligible : cette phrase mal entendue obscurcit tout un chapitre, et à mesure qu’on avance, les difficultés s’entassent.

(h) À moins qu’on ne veuille donner ce nom de formes aux loix mêmes de l’acte. La loi de l’acte pur, du mouvement actuel, ou de l’acte, c’est le pur fait bien détaillé, c’est le comment de ce mouvement, observé tel qu’il est, tel que la nature le présente et avec toutes ses circonstances ; comme sa direction, sa durée, sa vitesse, la quantité de matière, la grandeur, la figure, la situation, etc. des corps mus et des corps mouvans, enfin l’assemblage et de ces corps et de leurs mouvemens. Ce passage signifie aussi que pour être vraiment physicien, il faut, d’après le conseil de Locke, ou de l’expérience, et lorsqu’il ne s’agit encore que de concevoir les choses, réelles ou possibles, s’accoutumer à penser sans mots, de peur d’employer des mots mal définis, et de les prendre pour des choses ; de peur enfin de parler quand il ne s’agit pas de paroles ; qu’il faut avoir reçu ou se donner soi-même, non une imagination logique qui se paie de termes abstraits, en attendant des idées ; ou une imagination poétique qui exagère ou défigure tout ; mais une imagination méchanique qui se représente les choses telles qu’elles sont, et aussi nettement que si l’œil les voyait. Pour mériter aisément une place honorable en philosophie, il faut y entrer par la méchanique, et dans la méchanique, par l’horlogerie ; celui de tous les arts qui, en embrassant le plus grand nombre de moyens de ce genre, exige la théorie la plus précise et la plus complète : cette manière de commencer donne à l’esprit de l’étendue, de la force, de la justesse et de la netteté. Elle fait qu’il n’est pas long-temps dupe des aperçus éblouissans, et qu’il ne s’effraie point à la vue d’un assemblage très compliqué. Car le méchanicion, sur-tout celui qui exécute beaucoup, est puni presque sur-le-champ, de ses moindres erreurs, par les dépenses inutiles où elles le jettent, par la perte de son temps, de ses peines, et quelquefois de sa réputation ; attendu que ses méprises sont visibles et palpables, même pour les hommes-machines. Il a donc un intérêt vif et continuel à imaginer les choses telles qu’elles sont, et non a les considérer seulement par le côté brillant, comme on le fait trop souvent dans tous les genres bavards et dans tous les arts d’étalage. Or, cette habitude qu’il a intérêt de contracter, il la contracte bientôt, parce qu’il exerce continuellement la faculté respective dont il a un continuel besoin. Cet univers n’est qu’une grande machine et il n’est qu’un méchanicien qui puisse bien voir ce qu’il est, imaginer nettement ce qu’il peut devenir, et se contenter de ce qu’on y trouve. Car c’est parce qu’on veut trouver dans la nature ce qui ne s’y trouve point, qu’on voit les choses, non telles qu’elles sont, mais telles qu’on voudroit qu’elles fussent ; et dussé-je paroître séduit par un préjugé, je ne puis me persuader que si, une fois dégoûtés de toutes les chimères du beau idéal et de tous ces palais enchantés que bâtit l’imagination durant la jeunesse et que la raison démolit peu à peu dans l’âge mûr, nous nous avisions enfin de voir les choses précisément telles qu’elles sont, et de nous contenter de ce qui est, nous en fussions moins sages et plus malheureux. En un mot, le vrai philosophe est un Voyant, c’est-à-dire, un homme qui voit ce monde tel qu’il est, le peint tel qu’il le voit, et l’accepte tel qu’il le peint ; qui, pour découvrir plus sûrement ce qui est toujours et par-tout, ou la forme essentielle de chaque chose, commence par observer patiemment ce qui est actuellement, ou la loi de l’acte pur, en suspendant son jugement.

(i) L’espèce de mots la moins vicieuse, ce sont les noms des substances particulières, sur-tout ceux des espèces inférieures et bien déduites. Il est deux manières de déduire : l’une en partant des individus, en les observant un à un, en remarquant ensuite ce en quoi ils se ressemblent entre eux, et diffèrent de tous les autres ; puis en réunissant ces deux idées ; et les désignant par un seul mot, ou, si l’on veut, par une seule dénomination, pour former une classe. C’est là ce que Bacon appelle une espèce inférieure (ou infime) c’est une classe qui touche pour ainsi dire, aux individus. Puis, de même que de ces individus l’on a formé une classe, en considérant les analogies qui les unissent, et les différences qui les distinguent de tous les autres, venant ensuite à considérer ce que ces espèces ont de commun entr’elles, et ce en quoi elles diffèrent de toutes les autres, on forme de ces espèces une autre classe plus grande, à laquelle on donne un nom plus général que celui de la première ; et l’on va ainsi généralisant de plus en plus et par degrés, jusqu’à ce qu’on soit arrivé aux manières d’être communes à tous les êtres ; manières d’être qui, réunies sous une seule idée ou notion universelle, constituent le genre le plus élevé, lequel est le degré suprême de l’échelle ascendante dont les individus sont le degré le plus bas. Cette marche est ce qu’on appelle ordinairement la méthode analytique, ce que Bacon nomme induction, et ce dont il sera bientôt question. L’autre part des définitions et des axiomes ou propositions incontestables qui ne sont que l’énoncé collectif des expériences et des observations que chaque individu fait ou peut faire à tout moment ; propositions connues sous le nom de principes * ; et de ces principes on tire des conséquence » de moins en moins générales, en observant de ne tirer, soit des axiomes ou principes du premier plan, soit des propositions déjà établies par cette voie, que des conséquences immédiates ; et l’on descend ainsi par degrés jusqu’aux propositions les plus particulières, lesquelles se terminent enfin par les propositions singulières qui ont pour sujets les individus. Cette méthode est la méthode synthétique : c’est cette que suivent, ou plutôt que suivoient la plupart des géomètres, et qu’on peut suivre dans tous les cas où l’on a des principes aussi évidens et aussi fermes que les leurs ; méthode plus précise et plus féconde, mais moins claire et moins facile que la méthode analytique, et qui par conséquent ne doit être employée qu’avec les hommes faits, et dans des sujets dont les élémens sont déjà bien familiers à ceux qu’on veut instruire. On peut concevoir une troisième méthode que nous nommerons latérale, et qui consiste à appliquer les propriétés observées dans certains individus ou dans certaines espèces, à d’autres individus ou à d’autres espèces analogues mais qui ne sont pas encore classés par rapport à ces analogies, et qu’on ne se propose point actuellement de ranger dans une classe, se contentant de les prendre pour objets de comparaison. C’est celle qu’on suit le plus souvent, et que peut-être on ne suit pas encore assez. Comme on est paresseux, on aime à expédier, à généraliser tout d’un coup ses idées, et à faire, pour ainsi dire, des rafles.

(k) Pour paroître s’attacher plus aux choses mêmes, qu’à leurs noms. Les mêmes corps, disoit le Nominal, affectent de différentes manières les divers individus dans le même temps, et le même individu, en différens temps : donc tout est relatif ; tout n’est pour nous qu’apparence, que phénomène ; tous les objets de nos idées et nos idées mômes naissent et s’évanouissent aussi-tôt, pour renaître et s’évanouir encore ; il n’est rien d’absolu, rien de fixe, rien dont on puisse dire, cela est ; tout passe, et les noms seuls subsistent. Je sens, répondait le Réiste : donc j’existe. Il est des sensations que j’éprouve malgré moi : donc il y a dans l’univers autre chose que moi. J’observe entre telles et telles de ces sensations pénibles, de très grandes différences qui m’en indiquent de semblables dans leurs causes donc il y a réellement des êtres qui diffèrent beaucoup et de moi, et les uns des autres. Tout rapport est impossible sans l’existence réelle de deux termes comparables ; tout est relatif, selon vous, et il y a des rapports : donc les deux termes existent ; savoir : ce qui perçoit le rapport, et ce qui lui est relatif. Les mêmes corps, ajoutez-vous, vous affectent de différentes manières en différons temps : si ces corps, répondrai-je, demeurent les mêmes, tandis que votre manière d’être affecté change, il y a donc quelque chose d’absolu, quelque chose de fixe. Si l’univers change à chaque instant, l’univers existe donc ; car, s’il n’existoit pas, il ne pourroit changer ; et c’est précisément parce qu’il est toujours le même, qu’il paroit changer continuellement ; car, étant toujours composé des mêmes élémens, toujours en mouvement et se combinant d’une infinité de manières, il en doit résulter une variation continuelle de formes, sur un fonds matériel toujours subsistant : il est toujours le même et toujours nouveau ; toujours le même, par sa substance indestructible ; toujours nouveau par la situation de ses parties qui varie sans cesse : le monde est un et tout ; un en lui-même, et tout à nos yeux. C’est une sorte de grand jeu où la partie change à chaque instant ; mais l’échiquier, les pions et le joueur sont éternels. Enfin, si vous n’existez pas pour moi, vous ne me faites point d’objection ; et si je n’existe pas pour vous, je ne suis pas obligé de vous répondre. Reste donc à savoir si vous existez et si j’existe. Puis le Réiste tranchait la question en coupant les oreilles au Nominal, qui commençait à entrevoir qu’il existoit hors de lui autre chose que lui.

(l) Hypothèse qui a conduit à celle des qualités primaires et élémentaires. Les anciens et les modernes noue paroissent s’être également trompés par rapport à ces qualités primaires et élémentaires (savoir : les quatre simples, chaud froid, sec, humide ; et les quatre combinaisons de ces qualités simples prises deux à deux, chaud-humide, chaud-sec, etc.) ; les premiers, soit en les regardant comme des espèces de substances, quoique ce ne soient que de simples modes, ou en voulant tout y ramener, quoique ce ne soient que de simples limites, purement idéales et analogues aux figures régulières et hypothétiques de la géométrie, à ces caractères qu’un représente sur le théâtre et aux maximes les plus sublimes de la morale ou de la religion ; limites auxquelles on peut seulement rapporter certains êtres et certains modes, pour les comparer plus aisément et plus exactement, soit aux autres dans le même temps, soit à eux mêmes en différens temps : les derniers, en rejetant tout-à-fait ces classifications assez commodes, dont ils n’avoient pas trouvé le véritable usage, parce qu’ils ne l’avoient pas cherché, toujours plus prompts à condamner leurs maîtres, qu’a profiter de leurs leçons ; et c’est ainsi, pour le dire en passant, que, de deux exagérations en sens contraires, naissent presque toujours deux préjugés opposés. Car tout préjugé est un mélange de faux et de vrai : c’est d’abord ce qu’il a de vrai qui fait adopter ce qu’il a de faux ; et c’est ensuite ce qu’il a de faux qui fait rejeter ce qu’il a de vrai. Trop frappé des avantages d’un moyen utile eu lui-même, on en use tant, qu’à la fin on en abuse ; puis, incommodé par cet excès même, on prend un si grand élan pour l’éviter, qu’on saute dans l’extrême opposé ; comme si les avantages d’un moyen étoient un motif pour en abuser ; ou ses inconvéniens, une raison pour n’en point user du tout. C’est cette double méprise qui produit toutes les révolutions, physiques, morales, politiques, religieuses, médicales, littéraires, philosophiques, etc. toutes les variations de la mode et de l’opinion, etc. et elle est peut-être nécessaire en ce qu’il faut que tout change, l’homme se lassant de tout. Boërrhave, grand novateur comme tous les génies qui n’obéissent qu’à leur propre impulsion, choqué de l’extension prodigieuse que Galien avoit donnée à la doctrine des quatre tempéramens, déduite de cette division en quatre qualités primaires, dont il est ici question, a tellement affecté de l’éviter, qu’il est allé retomber, en grande partie, dans la médecine méchanique d’Asclépiade. Mais heureusement il a été assez sage pour ne point faire dépendre de son système le traitement des maladies, et il l’appuie uniquement sur l’expérience ; ne donnant ses explications et ses classifications que comme un moyen pour mettre de l’ordre dans ses idées et pour aider la mémoire ce qui est leur principale destination.

(m) Ne souffrent pas que le vuide ait lieu. Voilà l’hypothèse de l’horreur de la nature pour le vuide, très positivement et très clairement énoncée elle le sera encore plus affirmativement ailleurs. Ce n’étoit pas la peine, dira-t-on, de chasser tous ces fantômes, pour les remplacer par celui-là ; mais, avant de condamner Bacon, il seroit bon peut-être de fixer un instant son attention sur cette question : y a-t-il une différence bien réelle entre l’hypothèse de l’attraction newtonnienne et celle de l’horreur du vuide ? Non, peut-on répondre, du moins quant aux effets. Supposons deux corps, A et B, qui s’attirent réciproquement, mais séparés par un troisième corps C, qui les empêche de se réunir, malgré la grande envie qu’ils en auroient, et cet amour qui les fait tendre l’un vers l’autre. Si j’enlève le corps C, alors ces deux corps amoureux l’un de l’autre se porteront l’un vers l’autre, et rempliront le vuide, comme s’ils le haïssoient. L’amour supposé par les modernes produira précisément le même effet que l’aversion supposée par les anciens ; et il n’y aura au fond d’autre différence que dans les mots ; différence qui se réduit à celle qui se trouve entre le propre et le figuré. Si tous les corps s’attirent réciproquement, ils tendent au plein ; car en vertu de cette force réunissante, s’il n’existait point d’autre force qui tendit à les séparer, tous ces corps venant tôt ou tard à tomber les uns sur les autres, en s’arrangeant entr’eux comme ils le pourroient, ne formeroient plus qu’un seul bloc. Or, si les corps aiment le plein, il est clair qu’ils haïssent le vuide. Ce n’est donc pas la peine de nous moquer de Bacon ni des anciens. Il y a pourtant entre les deux hypothèses cette différence, que celle des anciens est vague et sans mesure qui la détermine ; au lieu que Newton détermine la loi suivant laquelle se font les attractions dans les cieux, en attendant qu’il nous dise suivant quelle loi elles se font à un pied de lui. Là haut, c’est la raison inverse du quarré des distances ; ici près, c’est la raison inverse du cube, de la quatrième puissance, etc. c’est tout ce qu’on voudra, hors quelque chose de bien clair et de bien déterminé.

(a) Jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une matière purement potentielle et destituée de toute forme déterminée. Potentielle, c’est-à-dire, qui n’est point actuellement ceci ou cela, mais qui peut devenir l’un et l’autre. Ceux qui prétendent que la matière de l’univers n’est point divisée en un certain nombre d’espèces de corps originellement et essentiellement différentes ; mais que, par le seul effet des différentes combinaisons et proportions, elle peut devenir successivement terre, eau, air, feu, etc. et le devient en effet ; ceux-là, dis-je, lorsqu’ils considèrent la matière dans toute sa généralité, sont obligés de faire abstraction des différens états par lesquels elle passe, et de n’envisager que ses qualités générales, essentielles, éternelles et indestructibles, telles que l’impénétrabilité, l’étendue, la figurabilité, la mobilité, etc. car, pour bien définir une chose qui a des qualités essentielles et permanentes, et d’autres qualités accidentelles et passagères, pour dire ce qu’elle est toujours et par-tout, il est clair qu’il faut faire abstraction des dernières qualités, et ne faire entrer dans la définition que les premières. Et c’est ainsi qu’en définissant ce mot même de définition qui en a grand besoin, l’on trouve que l’opinion ici attaquée par Bacon n’est pas aussi déraisonnable qu’il le pense. Mais cette opinion, qui nous paroît vraie, est-elle utile aussi ? Oui, sans doute ; car, si, à force d’analyser, nous parvenons à savoir de quelles combinaisons et proportions des qualités essentielles et éternelles de la matière, se forment les qualités accidentelles et passagères dont nous avons successivement besoin, nous pourrons, en combinant et graduant les premières, produire à notre gré les dernières ; au lieu que, si nous pensons que ces dernières sont primitivement et essentiellement ce qu’elles sont, jamais nous ne pourrons les produire à volonté, parce que le croyant impossible, nous le rendrons tel pour nous, en ne l’entreprenant jamais.

(o) Cette sorte d’induction, qui procède par voie de simple énumération ne vaut pas mieux. Nos physiciens comptent les faits et nos politiques comptent les hommes ; un homme plus judicieux choisiroit les uns et les autres, les hommes et les faits n’étant rien moins que des unités mathématiques parfaitement égales ; et ce que nous faisons quelquefois à cet égard, il le feroit toujours. Bien choisir, c’est à quoi se réduit presque tout l’art d’inventer, de juger, de démontrer, de parler, d’agir, de vivre. La vèritable logique n’est point, comme l’a pensé Aristote, et comme on le croit encore communément, composée d’un certain nombre de règles abstraites, dont le principal objet soit la manière de poser des principes et de les appliquer. Car, en premier lieu ces règles étant nécessairement en assez grand nombre, comme on ne peut les avoir toujours toutes présentes à l’esprit au moment où elles seroient toutes nécessaires, on n’est jamais assuré de n’en avoir violé ou négligé aucune ; et quelque utiles qu’elles pussent être en elles-mêmes et une à une, cette impossibilité où l’on est de les observer, et même de se les rappeler toutes, les rendroit encore presque entièrement inutiles. De plus, ces règles étant assez difficiles, et exigeant une certaine mesure d’attention, soit pour les bien entendre, soit pour les appliquer avec justesse, cette attention dont elles s’emparent, est autant de perdu pour le fond du sujet ; porte qui, dans le fait, est si grande, que, si l’on donnoit au sujet même la moitié de l’attention qu’usurpent les règles, on pourroit se passer de ces règles. Sans compter que les méthodes abstraites de la logique ordinaire, exerçant beaucoup plus la raison, faculté peu active, que l’imagination, principe de toute activité, refroidissent l’homme en l’éclairant, lui ôtent l’impulsion en lui donnant la direction, et lui montrent d’excellentes routes qu’elles l’empêchent de suivre. En sorte que si cette multitude de règles abstraites peuvent être de quelque utilité, ce n’est pas en tant qu’elles soient nécessaires pour inventer aisément, ou pour raisonner juste, mais en tant qu’elles fortifient l’esprit de ceux qui s’en occupent, pour les inventer, les vérifier ou les appliquer, et qu’en les exerçant sur un sujet inutile et pénible, elles les rendent plus capables de méditer avec fruit sur des sujets plus aisés et plus utiles. Mais la véritable logique, c’est-à-dire, l’art d’inventer et de démontrer, est presque toute dans le seul choix des faits. Je ferai voir par la suite, que le plus souvent, à l’aide de trois faits, souvent aussi à l’aide de deux, quelquefois même à l’aide d’un seul, on peut inventer ou établir solidement un principe, et que les règles qui doivent diriger dans ce choix, se réduisent au même nombre. Cette dernière logique, outre qu’elle est plus facile et plus expéditive, a encore l’avantage d’être plus pittoresque et de parler à l’imagination. Or, l’élection des faits, que Bacon a ici en vue, est, dans cet ouvrage, l’objet principal, comme le premier objet, dans un État, est le choix des hommes ; et nous verrons bientôt qu’il suit, dans le choix des faits, à peu près la même méthode que nous suivons dans l’élection de nos magistrats ; je veux dire, qu’il commence par exclure de ses tables toua les sujets qui ont des qualités manifestement opposées au but de la recherche ou de l’examen : conformité de marche qui ne doit point étonner, puisque, dans les deux cas, l’état de la question est absolument le même. Quelles sont, dit le physicien, parmi telles causes soupçonnées ou proposées, celles qui produisent constamment l’effet à expliquer, à prédire ou à produire ? et quels sont, dit le politique, parmi les sujets proposés, les plus capables, par leur patriotisme et leurs talens, de faire de bonnes loix, ou de les appliquer ? Ce sont, de part et d’autre, des causes à découvrir ou à choisir, les unes animées, les autres inanimées.

(p) Il faut s’attacher d’abord aux expériences lumineuses, et non aux expériences fructueuses. L’auteur du Désordre Régulier, étonné de ce grand nombre de sociétés d’arts, de sciences et d’agriculture, qu’il voyoit en France, mais plus encore de l’apparente activité de certaine chymistes, hommes de la première qualité (Lauragais, Chaulnes, Courtenvaux), se faisoit à lui même cette question : est-il croyable que, dans un siècle si cupide et si grossièrement volupteux, il règne un véritable goût pour les sciences ; ou ne seroit-ce qu’une affectation produite par la grande influence qu’ont eue en Europe Frédéric, Catherine et les Encyclopédistes ? Ni l’un ni l’autre, se répondoit-il ; ce qu’ils cherchent, c’est le plaisir qui les fuit, précisément parce qu’ils le cherchent : ils ne savent point l’acheter par un véritable travail, et il ne se vend à eux qu’au poids de l’or. C’est donc cet or qu’ils cherchent dans leurs champs et au fond de leurs creusets. Ils bouleversent la vigne, pour déterrer le trésor qu’ils y croient caché. Quand la caisse publique se ferme à leur avidité, nouveau Midas, ils veulent tout convertir en ce métal chéri. Mais ce qu’ils cherchent, ils ne le trouveront pas ; et de toutes leurs dépenses, il ne leur restera que les oreilles du roi de Phrygie. Pour prix de l’imprudence qu’ils commirent en se laissant considérer de trop près, bientôt il leur faudra abandonner et ces creusets qui achèvent d’épuiser leur fortune, et ces champs dont ils ne connoissent bien que le produit pécuniaire. Bacon, dans un des ouvrages qui font partie de notre collection, observe que cette avidité pour la partie des arts et des sciences, est, dans les monarchies, un signe certain de décadence, un symptôme de mort prochaine. Le même esprit pestilentiel qu’exhale le despotisme, infecte l’ordre philosophique, en infectant tous les ordres, et prostitue le génie même au vice dominant ; tout le monde alors veut vendre la sagesse, et personne ne veut l’acheter. Pour faire des découvertes vraiment grandes, il faut s’élever au-dessus des passions vulgaires ; mais, pour faire fortune, il faut fléchir le genou devant elles et les servir t il est donc très difficile de faire en même temps de gros gains et de grandes découvertes. À la longue, on ne trouve que ce qu’on a cherché : qui ne cherche que la lumière, sera tôt ou tard éclairé ; et qui ne cherche que le gain, ne gagnera point de sublimes vérités.

  1. J’ai rencontré des gens de lettres, de talens assez distingués, qui s’extasioient devant cette nomenclature qui nous paroît à nous de mauvais goût, et de plus, assez inutile ; car nous ne voyons pas bien nettement en quoi elle peut aider à interpréter et à imiter la nature. Une erreur, un préjugé et un fantôme de l’esprit, ou une idée fantastique, ne sont pas précisément la même chose ; une erreur est une opinion fausse ; un préjugé est un jugement, vrai où faux, porté avant l’examen ; et un fantôme, une chimère, une idée fantastique ou chimérique, est une idée, et le plus souvent une image qui ne correspond à aucun objet réel, ou qui n’est point conforme à l’objet réel qu’elle doit représenter. Cependant, comme le but de ce premier livre est de préparer les esprits, en détruisant toutes les préventions, à ce mot fantôme qui pourroit déplaire à la plupart de nos lecteurs, nous substituerons (autant que le sens de l’original le permettra), le mot préjugé, qui, dans le langage reçu, a une signification beaucoup plus étendue que celle que je lui donne ici, en tirant sa définition de son étymologie ; on le substitue assez généralement à celui d’erreur.
  2. La première de ces deux doctrines a pour objet les erreurs qu’on peut commettre, en formant les notions ou les principes ; et la seconde, celles où l’on peut tomber, en appliquant ces principes qu’elle admet tels qu’ils sont, et dont elle apprend seulement à tirer des conséquences.
  3. Ceux qui ont prétendu que nos sens sont la mesure de tout, n’ont pas précisément voulu dire qu’on doit, par choix, se servir des sens pour tout mesurer mais que, n’ayant pas au fond d’autre mesure que celle-là, on est forcé de l’appliquer sur tous les êtres ; opinion fort vraisemblable et qui n’est qu’une conséquence de cet axiome si bien développé par Locke : il n’est rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans le sens.
  4. L’âme humaine n’ayant de commerce avec les corps extérieurs que par l’entremise de celui auquel elle est unie, attribue naturellement à l’univers les qualités de ce milieu à travers lequel elle le contemple : l’homme croit voir sur les objets la tache que le vice a mise dans son œil ; et l’erreur n’est le plus souvent qu’une maladie du cœur qui s’est jetée sur la vue. Pour voir nettement les objets, il faut, en épurant ce cœur nettoyer ainsi le verre de sa lunette.
  5. Ces causes se réduisent presque toutes à une seule, savoir l’exagération. L’homme ne regarde chaque objet que de profil : il veut juger du tout, par la seule face qu’il connoît, ou veut envisager ; et selon que cette face lui plaît ou lui déplaît excessivement, il aime ou hait, estime ou méprise ce tout. De cette manie de juger un tout dont on ne voit ou ne montre que la moitié, est né l’art du paradoxe, que possédoient si éminemment Rousseau et Linguet, sorte de Rousseau travesti. Tout leur secret consistoit à détourner l’attention du public de la face qu’il étoit accoutumé à considérer dans chaque sujet, et de ne lui présenter que la face opposée ; de montrer le côté droit à qui ne voyoit que le coté gauche, et le côté gauche à qui ne voyoit que le côté droit, et de retourner, pour ainsi dire, chaque sujet. Tel est le méchanisme de cet art si cultivé de notre temps ; et le remède indiqué par ce méchanisme même, est de compléter le sujet, en montrant au public la face que le charlatan ne montre pas et en réunissant, dans un même discours, les deux moitiés.
  6. La ligne que décrit en apparence le soleil dans l’espace d’une année, est une spirale, ou, si l’on veut, une hélice (forme d’un tireboure), qui commence à l’un des tropiques, et se termine à l’autre. On a donné le nom de dragons à certaines lignes tortueuses que paroissent décrire plusieurs astres.
  7. Pour bien entendre ce passage, il faut savoir d’avance que Bacon ne regarde point le feu comme une certaine espèce de matière, mais comme une certaine espèce de mouvement, opinion qui n’est rien moins qu’absurde car on peut prouver l’existence de la terre et de l’eau, en les montrant puis celle de l’air par le souffle même de celui qui nie sa réalité. Mais qui a jamais vu le feu séparé de son aliment ? Or, tant qu’on ne pourra pas le présenter aux sens, entièrement ou presque isolé, on ne saura jamais au juste si c’est une substance, ou un mouvement. Au reste, et ceux qui prétendent que le feu est un mouvement, et ceux qui le regardent comme une substance, n’ont pas manqué, dans cette question, comme dans toutes les autres, de se servir des mêmes faits pour défendre ces deux opinions si différentes.
  8. Quelques systématiques anciens croyoient que la terre étoit au centre du monde, et qu’elle étoit enveloppée des trois autres élémens, sous la forme d’orbes (ou sphères creuses) concentriques et dans cet ordre, un orbe d’eau, un orbe d’air et un orbe de feu ce qui démentoit manifestement l’observation : en levant les yeux, nous ne voyons qu’un espace immense qui paroît vuide, et quelques soleils assez éloignés les uns des autres.
  9. Fuld, d’après quelques anciens, ou ses propres rêves, a avancé que la terre est dix fois plus dense que l’eau ; l’eau, dix fois plus dense que l’air ; et l’air, dix fois plus dense que le feu. La vérité est que les expériences font l’eau au moins huit cents fois plus dense que l’air, et qu’il n’est point de substance connue qui soit précisément dix fois plus dense que l’eau ; sinon l’argent, dont la pesanteur spécifique approche de ce rapport : mais alors, si nous regardons les métaux comme des terres, que ferons-nous de l’or, dont la pesanteur spécifique est à celle de l’eau, à peu près comme 19,6 à 1 ? D’autres systématiques, et dans le même esprit, ont supposé que les distances des sept planètes entr’elles sont en même raison que les sept divisiona du monocorde, qui donnent les sept degrés ou intervalles de l’octave dans le mode majeur ; proportion d’où naissoit probablement cette douce harmonie des sphères célestes, entendue par certains disciples de Pythagore et de Platon. Que de sottises ont fait fortune ! Eh ! doit-on s’en étonner ? Ce qui nous détrompe, nous ennuie ; et ce qui nous abuse nous amuse.
  10. Ce n’est pas au hazard qu’il dit les némésis ; car les poëtes anciens ne sont point d’accord sur cette sorte de divinité. Chez les uns c’est la déesse de la vengeance, mais d’une juste vengeance ; d’autres feignent qu’elle récompense les bienfaits comme elle venge les injures ; d’autres encore, en ayant à peu près l’idée que nous avons de la providence divine, lui attribuent la double fonction de punir le crime et de récompenser la vertu ; d’autres enfin la confondent avec la fortune aveugle, et lui donnent les mêmes attributs. Voy. note (b).
  11. Nous ne sommes que trop portés à prendre la facilité pour l’évidence : or, une erreur qu’on a souvent redite soi-même, ou entendu redire, semble plus facile à concevoir, qu’une vérité un peu composée, qu’on entend pour la première fois, quoiqu’au fond elle ne soit que plus facile à répéter. Rien n’influe si souvent et si puissamment sur nous, que cette évidence de répétition, de facilité, et pour trancher le mot, de paresse : ce qu’on a souvent fait, on le refait plus aisément ; et ce qu’on fait aisément, on croit le bien faire.
  12. L’homme ne peut comparer l’infini, parce qu’il ne peut le concevoir ; il ne peut le concevoir, parce qu’il ne peut l’embrasser ; il ne peut l’embrasser, parce qu’il est lui-même fini ; et par la même raison qu’un muid ne peut entrer dans une pinte. Comme ces questions sur l’infini sont aussi frivoles qu’insolubles, la vraie manière de les terminer, c’est de s’occuper d’autre chose ; car un oisif occupé de semblables questions ressemble fort à cet ange de St. Augustin, qui vouloit faire entrer la mer dans un petit trou. Il est bon cependant d’y donner de temps à autres quelques momens d’attention, ne fût-ce que pour se convaincre par soi-même de cette foiblesse dont parle ici Bacon, et pour apprendre à douter ; ce qui est le commencement de toute véritable science. Voyez la note  (e).
  13. Des universaux, c’est-à-dire, non des considérations générales, comme celles auxquelles les scholastiques donnoient ce nom, et dont ils vouloient faire des êtres, ni même des manières d’être universelles ; mais des êtres réellement existans, des substances qui existent toujours et par-tout.
  14. Un paradoxe est presque toujours une erreur, et plus souvent encore une affectation, comme je l’ai fait voir dans une des notes précédentes ; cependant un paradoxe peut quelquefois être une vérité. Ce mot signifie seulement une opinion contraire aux opinions reçues, ou qui en diffère beaucoup ; et lorsque l’opinion publique s’éloigne beaucoup de la vérité, en s’éloignant beaucoup de cette opinion, on s’éloigne d’une erreur, et il se peut qu’alors on se rapproche de la vérité.
  15. Par leurs effets visibles.
  16. Il parle souvent de ces esprits renfermés dans les corps tangibles, et ne pense jamais à prouver leur existence. Mais sans remonter à l’origine des choses et à la formation de l’univers, comme Descartes, on conçoit aisément que, de la multitude innombrable de chocs qu’essuient les corps de toute espèce qui se frottent et se liment, pour ainsi dire, réciproquement ; limes qui deviennent de plus en plus fines à mesure que ces corps se divisent et se subdivisent, doit à la longue résulter un fluide assez subtil pour pénétrer tous les composés, suivant toutes les directions, et que sa subtilité même rend actif, comme je le ferai voir dans une autre note. La plupart des philosophes ont supposé l’existence de ce fluide, sous différens noms, tels que ceux de matière subtile, d’agent universel, d’esprit, de char ou de véhicule, de fluide électrique, de fluide magnétique, de dieu, etc. Il est naturel à un sauvage qui considère une montre dont il ne peut et dont il veut pourtant expliquer le mouvement, d’y supposer une petite âme, un petit être qu’il ne connoît pas mieux que ce qu’il veut expliquer, et auquel il confère la faculté de produire l’effet dont il veut rendre raison : chaque systématique est ce sauvage ; ne pouvant expliquer certaines propriétés de la matière, il la subtilise à l’infini par la pensée, afin de dérober aux objections le sujet de ses raisonnemens, et de rendre son ignorance impalpable comme cette matière. Par ce moyen, lorsqu’il tombe dans quelque méprise, on ne peut le prendre sur le fait ; et moi-même je ne m’excepte pas.
  17. Meta-schematismus : j’invite le lecteur à fixer son attention sur ce mot, qui reparoîtra de temps en temps ; il est défini en cet endroit par la manière dont il est placé et par ceux qui l’environnent) : schematismus seul, signifie la forme, la texture ou la configuration ; et meta-schematismus, le passage d’une forme à une autre. Voyez la note  (h).
  18. Toutes nos connoissances sont originaires des sensations, et il n’est pas vrai que les sens noua trompent ; ce qui nous trompe, ce sont les jugemens précipités que nous portons d’après la seule sensation actuelle, et d’après une seule espèce de sensations. Mais, en comparant ensemble avec soin, et les différentes espèces de sensations que nous éprouvons dans un même temps, et celles que nous avons éprouvées en différons temps, nous saisissons enfin la vérité, c’est-à-dire, ce qu’il y a de commun et de constant dans nos sensations.
  19. Il veut dire qu’au lieu de se hâter de généraliser les notions acquises en observant, il vaut mieux s’attacher plus constamment à l’observation, et décomposer avec soin tous les sujets réels, avant de hazarder des conclusions.
  20. Les scholastiques, à l’exemple d’Aristote, distinguoient dans un sujet trois espèces de manières d’être ou de modes ; savoir : la puissance ou faculté, l’acte et l’habitude ; c’est-à-dire ce qui peut être, ce qui est actuellement, et ce qui est continuellement. Il veut dire qu’il faut fixer son attention, non sur ce qui peut ou doit être, mais sur ce qui est en effet ; non sur le droit, mais sur le fait, c’est-à-dire observer au lieu de raisonner. Voyez la note  (i).
  21. La tendance de l’esprit humain à l’uniformité ; traduction motivée par l’aphorisme XLV, où il est parlé, non de l’uniformité de l’esprit humain, mais de celle qu’il est naturellement porté à supposer dans l’univers.
  22. Il est un degré d’exactitude et de précision minutieuse, qui est non-seulement inutile, mais même nuisible, en occasionnant une grande perte de temps et en multipliant les sensations pénibles. C’est assez de bien choisir son pain et son épouse ; mais il ne faut considérer ni l’un ni l’autre avec une loupe, de peur d’apprendre ce qu’il vaut mieux ignorer. D’un autre côté, il ne semble pas très nécessaire de pointer sa lunette sur Saturne, pour savoir s’il faut saler sa soupe ; et avant de voyager dans l’univers, il est bon d’apprendre d’abord à vivre chez soi. Mais ces deux genres d’esprit sont utiles, et l’un à l’autre et à la société : ils se balancent réciproquement et chacun des opposés, tirant l’autre à lui, le tire par cela même vers le milieu auquel ils doivent tendre tous deux. L’auteur de la balance naturelle et de la méchanique morale est entré dans de grands détails sur les causes physiques et morales de cette opposition naturelle des esprits, et sur les moyens d’augmenter ou de diminuer à volonté, en soi ou dans les autres, l’une ou l’autre de ces deux facultés opposées.
  23. Qui ont soin de placer en tête de leurs traités la définition des tenues qu’ils doivent employer le plus souvent.
  24. Il est faux que même en descendant des idées et des propositions générales, aux sensations les plus simples et les plus familières, par des définitions graduées et analytiques dont les idées et les termes vont en se particularisant de plus en plus, on tombe dans une suite de définitions sans fin et sans terme. Car, une fois qu’on est arrivé aux objets sensibles, on n’est plus obligé, pour déterminer la signification des mots, d’en donner des définitions ; il suffit alors, pour se faire bien entendre, de rappeler ces objets à ceux qui les connoissent, et de les montrer aux sens de ceux qui ne les connoissent pas. Mais, puisqu’il faut, pour compléter la définition des termes généraux finir par rappeler, ou faire faire des observations ou des expériences, autant vaut commencer par là, comme il le prescrit, et par la raison qu’il faut procéder du simple au composé, les idées et les propositions générales n’étant, en dernière analyse, que des énoncés collectifs de sensations du même genre, ou de sensations généralisées.
  25. M. de Luc, genevois, a tenté de réduire et de fixer la signification de ce mot, et il nous paroit y avoir assez bien réussi ; il y substitue celui d’humor, qui comprend l’humidité aqueuse, l’humidité huileuse, etc.
  26. Bacon emploie souvent ce mot d’indéterminable, qu’il applique toujours aux fluides, et dont la signification est indiquée par son étymologie même ; il signifie ce à quoi l’on ne peut assigner de terme fixe, de limites constantes, donner des dimensions invariables, un volume toujours le même.
  27. Et de cette cause même naît leur plus grand inconvénient ; en offrant à notre imagination des objets beaucoup plus parfaits, ou plus agréables que les objets réels, et dont elles nous donnent le besoin en nous en donnant l’idée, elles font que nous ne savons plus vivre de ce que nous avons, et que, cherchant toujours dans la nature ce qu’il est impossible d’y trouver, nous sommes toujours mécontens et malheureux. L’art semble nous enrichir en multipliant nos jouissances ; mais il ne fait réellement que nous appauvrir ; il nous donne cent fois plus de besoins qu’il n’en satisfait.
  28. Tous les systématiques ressemblent à l’arpenteur qui, avec, une base d’un pouce et un instrument défectueux, veut mesurer une ligne de mille toises ; la base est trop petite et l’équerre est fausse.
  29. Il s’agit ici du système émanatif, dans lequel de grands philosophes, et Socrate lui-même (témoin son génie familier), donnoient quelque peu. Comme ce sentiment de modestie et d’humilité qu’exige la religion, est aussi la meilleure disposition pour philosopher, parce qu’il fait naître le doute, principe de toute sagesse, et facilite toutes les opérations de l’esprit en assouplissant l’organe de la pensée ; les philosophes, étonnés de cette facilité qu’ils éprouvent dans les courts momens où ils parviennent à se défaire de leur vanité, qui, dans tout autre temps, tient leurs fibres trop tendues, s’imaginent aisément qu’ils sont inspirés ; qu’un ange, un génie, Dieu même ou ce qu’ils appellent l’esprit, leur parle, et qu’il leur suffit de le laisser dire. Comme j’ai fait par moi-même l’épreuve de ce genre d’illusions, je puis, mieux que tout autre, en donner l’idée et en indiquer les causes.
  30. C’est-à-dire des parties toutes semblables entr’elles et au tout dont elles sont parties : selon lui, l’homme est un composé de petits hommes ; l’éléphant, un assemblage de petits éléphans ; l’arbre un amas de petits arbres etc. opinion qui a quelque rapport avec l’hypothèse des germes préexistans et que les philosophes qui l’ont soutenue, n’ont embrassée que faute d’une certaine étendue d’esprit qui les mît en état de concevoir d’abord la possibilité de la production de toutes les formes diverses, par la seule action des forces connues et la seule diversité des combinaisons ; puis leur reproduction, à l’aide de cette force qui moule de nouveau la même espèce de matière dans les formes déjà produites.
  31. Selon toute apparence, Parménide entendoit par le ciel, le principe actif, celui qui meut les corps, en les écartant les uns des autres (ce qui facilite encore le mouvement), le feu, en un mot ; et par la terre, le principe inerte, dont les parties tendent à se réunir, et par conséquent rester en repos les unes à l’égard des autres.
  32. C’est encore et sous deux autres noms, l’hypothèse de la force attractive combinée avec la force répulsive. Voyez la balance naturelle, ouvrage où il est dit, et peut-être prouvé, qu’il est impossible d’expliquer, par la seule combinaison de la force attractive et de la force projectile, la variété des phénomènes, et sur-tout la succession perpétuelle et alternative des phénomènes diamétralement opposés ; qu’il faut absolument supposer deux forces, dont les directions soient aussi diamétralement opposées (savoir, l’une agissant de la circonférence au centre ; l’autre du centre à la circonférence), et qui prédominent alternativement ; prédominance alternative qui a pour causes ces deux forces mêmes, dont chacune, lorsque l’effet de son action croît au-delà d’un certain point, diminuant, par cela seul, les conditions nécessaires à cette action, se fait ainsi obstacle à elle-même, favorise l’action de son opposée, et la rend enfin supérieure. C’est ce méchanisme qui conserve l’ordre que nous voyons, et qui empêche que toute la matière de l’univers ne soit réduite à une poussière incohérente, à un véritable chaos ; ce qui seroit tôt ou tard l’effet de la force répulsive, si elle agissoit seule, ou devenoit trop supérieure : ou que toute cette matière ne formât plus qu’un seul bloc immobile ; ce qui seroit à la longue l’effet de la force attractive si elle agissoit seule ou devenoit trop prédominante. Cette vérité a été tellement sentie par Newton que sur la fin de sa vie, il fut obligé de supposer aussi des forces répulsives, entr’autres dans les conjectures qui se trouvent à la fin de son optique.
  33. Héraclite pensoit que la matière qui forme, pour ainsi dire, le fonds de l’univers, est indifférente à telle ou telle forme, et susceptible de toutes ; que, selon qu’elle est plus rare ou plus dense, elle devient feu, air, eau terre et reprend ensuite les formes qu’elle a quittées : il lui donne le nom de feu. Cependant s’il est vrai que la matière prenne successivement ces différentes formes, il n’y a aucune raison pour lui donner plutôt le nom d’une de ces formes, que celui d’une autre ; et il eût mieux fait de lui laisser celui de matière qui remplissait mieux son objet.
  34. Magis realis quàm nominales. Ce passage fait allusion à la fameuse dispute des réistes et des nominaux. Les derniers soutenaient que tous les objets, variant sans cesse dans l’univers et ne demeurant pas deux instans de suite dans le méme état, à proprement parler, on ne peut jamais dire d’aucun : cela est, et qu’il n’y a de fixe que les noms qu’on leur donne. Le sentiment des premiers étoit à peu près conforme à l’opinion reçue. Voyez la note  (l).
  35. D’autres ont cru apercevoir dans Homère ou dans Virgile, les principes de toutes les sciences ; ils vouloient dire apparemment les principes de celles qu’ils possédoient eux-mêmes ; c’est-à-dire, fort peu de chose. Il entre pourtant dans ce préjuge, comme dans beaucoup d’autres, un peu de vérité. Les poètes et les prophètes, jaloux d’entasser les métaphores et les similitudes, comparant beaucoup, et des objets de toute espèce, saisissent quelquefois des rapports très réels, mais à leur insu, ils donnent ainsi à un lecteur judicieux des leçons de physique, dont ils ne profitent pas eux-mêmes ; et comme ils empruntent à la physique des rapports poétiques, on peut tirer de leurs similitudes poétiques, des analogies vraiment physiques, dont ensuite, en en ôtant la broderie et l’exagération, on fera des vérités.
  36. Dans le langage de l’écriture sainte, les choses mortes, c’est tout ce qui tient aux sens, à la matière, aux intérêts du corps ; les choses vivantes, sont celles qui tiennent à l’esprit, aux intérêts de l’âme, à la religion purifiée de toute idolâtrie.
  37. Des moule intérieurs, des germes préexistans. Quand on demande à un germinaliste comment se sont formés les divers corps organisés on en obtient cette réponse très satisfaisante : ils étaient tout faits, et la génération ne fait que les développer ; c’est-à-dire, après avoir fait une première supposition très gratuite, j’en fais une seconde non moins gratuite, pour aider la première. D’ailleurs, il y a une équivoque dans ce mot de développement : il peut signifier, ou une simple augmentation de volume, ou un changement de situation dos parties qui, étant d’abord repliées les unes sur les autres, ou entrelacées les unes dans les autres se dégagent, s’écartent, se redressent, s’allongent, etc. La dernière espèce de développement est un vrai changement de forme ; car la forme d’un composé n’étant autre chose que le résultat des situations respectives de ses parties, sitôt que ces situations changent, la forme change aussi. Au reste, Harvée, anatomiste anglois qui a fait tant d’expériences et d’observations sur la génération des animaux, pense que non-seulement les parties du fœtus se forment successivement, soit par une sorte de juxta-position soit en sortant les unes des autres, mais même que la nature commence par former l’enveloppe de l’embryon ; supposition ou plutôt observation diamétralement opposée à l’hypothèse des germes préexistans.
  38. Il est impossible de traduire ce passage avec précision, sans forger deux ou trois mots qui ne reparoîtront plus.
  39. Voyez Boürrhave, de viribus médicis, ch. vii.
  40. Ce passage fait sentir la nécessité, pour chaque nation, d’avoir au moins deux langues : il faut des mots pour exprimer les grossières différences que le vulgaire aperçoit ; et il en faut d’autres pour désigner les nuances qu’il est incapable et peu jaloux d’apercevoir. Tel est le vrai motif de ce grand nombre de définitions (soit en parenthèse, soit en note), qu’on trouve dans cette traduction. Les personnes qui exercent des professions actives, ne sont point tenues de connaître le jargon d’un savant anglois qui écrivoit il y a deux siècles.
  41. Et le traducteur diroit : ce sont là des chimères substituées à d’autres, et que nous n’adopterons pas plus que nous ne rejetterons les utiles vérités qui les environnent.
  42. Nous aurons souvent besoin de ces deux mots qui abrègent et simplifient l’expression ; mais nous ne dirons pas, à l’exemple des géomètres, les maxima et les minima ; les mots tirés d’une langue étrangère ne devant pas se décliner dans la langue maternelle ; parce que ceux qui ne savent que cette dernière, ignorant quelles sont, dans la première, les différences des cas, et celle du pluriel au singulier ne pourroient faire usage de ces mots ; sans compter que les déclinaisons formeroient quelquefois des phrases assez ridicules : un des principaux avantages de la fréquente considération des maximorum et des minimorum, c’est de rendre plus sensibles les différences et les causes des phénomènes lesquelles sont moins faciles à saisir dans les minimis et les mediis ; qui oseroit parler ainsi ? J’appuie fréquemment sur le choix des dénominations par la même raison qui a fait dire à l’abbé de Condillac, que l’art de raisonner consiste presque uniquement dans celui de bien faire la langue avec laquelle on raisonne.
  43. Par cela même que certains effets sont très grands ou très petits, ils sont rares ; et si ces rares effets deviennent nos seuls moyens, il s’ensuit qu’en nous bornant à ces effets, nous serons rarement puissans et rarement contens. Le plus puissant et le plus heureux des mortels, c’est celui qui place ses affections et son bonheur dans les choses les plus communes ; car dès-lors il trouve toujours sous sa main ce qu’il désire ; ne voulant jamais que ce qu’il peut, il peut toujours, par cela même, tout ce qu’il veut, et il est toujours content. C’est parce que nous aspirons aux choses rares que la science, la puissance et la félicité ne sont pas communes.
  44. Terme scholastique : il signifie qui n’est pas actuellement ceci ou cela mais qui peut le devenir ; ou encore qui n’a pas nécessairement et constamment telles ou telles formes, mais qui peut les revêtir successivement. Voyez la note  (o).
*. Principes que certains philosophes ont crus innés, parce que les propositions de cette nature, pouvant être aisément formées ou conçues par les enfans mêmes qui sont à chaque instant maîtres, ou plutôt forcés de faire les observations et les expériences dont elles sont les résultats ou les sommaires, on ne se rappelle ni le temps, ni le mode de leur formation, ce qui porte à croire qu’on les a toujours eues dans l’esprit. La vérité est que ces principes ne sont nés ni avant, ni avec nous mais seulement un peu après nous.