Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre I/Chap III

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Novum Organum
Livre I - Chapitre III
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 223_Ch03-245_com_ch3).


CHAPITRE III.
Signes qui décèlent le vice radical des sciences et de la philosophie régnantes.

LXXI.

Les sciences que nous possédons aujourd’hui nous sont presque entièrement venues des Grecs ; car ce que les auteurs romains, arabes, ou encore plus modernes, ont pu y ajouter, n’est pas d’un grand volume ou d’un grand prix ; et quelles que puissent être ces additions, il est toujours certain qu’elles ont pour base ce que les Grecs avoient inventé[1]. Or, cette sagesse des Grecs sentoit son étalage de professeur, et se délayoit dans de verbeuses disputes, le genre d’occupation le plus préjudiciable à la recherche de la vérité. Ainsi, ce nom de sophistes, que ceux qui se qualifioient eux-mêmes de philosophes, renvoyoient par mépris aux anciens rhéteurs, tels que Gorgias, Protagoras, Hippias, Polus, etc. On peut dire qu’il convient à toute la classe, et qu’il faut le donner aussi à Platon, à Aristote, à Zénon, à Épicure, à Théophraste, et à leurs successeurs Chrysippe, Carnéades, etc. Je ne vois entr’eux qu’une seule différence. Les premiers n’étoient qu’une troupe vagabonde et mercenaire : ils couroient de ville en ville, étalant partout leur prétendue sagesse, et la faisant chèrement payer. La conduite des derniers étoit plus noble et plus généreuse : ils avoient un domicile fixe ; ils ouvroient des écoles et philosophoient gratis. Néanmoins, les philosophes des deux espèces bien que différens, à certains égards, avoient cela de commun, qu’ils tenoient école, qu’ils faisoient de la philosophie un métier, et étoient tous disputeurs. Tous fondoient certaines sectes, introduisoient des espèces d’hérésies philosophiques[2] et les défendoient avec chaleur. En sorte qu’on peut appliquer à toutes ces doctrines sans exception, ce mot assez heureux que le jeune Denys adressoit au seul Platon : ce sont propos de vieillards oisifs à de jeunes ignorans. Mais ces autres philosophes, plus anciens parmi les Grecs, Empédocle, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, Parménide, Héraclite, Xénophane, Philolaüs (car nous ne daignons pas y joindre Pythagore, le tenant pour trop superstitieux[3]). Ceux-là, dis-je, n’ouvroient point d’école (du moins nous ne connoissons aucun fait qui le prouve) mais ils philosophoient dans un plus grand silence, s’appliquant à la recherche de la vérité avec plus de sévérité et de simplicité ; je veux dire avec moins de faste et d’affectation : conduite qui nous paroit beaucoup plus sage. Malheureusement leurs ouvrages ont été à la longue étouffés par ces écrits plus frivoles, qui, s’accommodant mieux à la foible intelligence et aux passions du vulgaire, font plus aisément fortune ; le temps, semblable à un fleuve, voiturant jusqu’à nous les opinions légères et comme enflées, mais coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. Cependant ceux-ci mêmes n’étoient pas entièrement exempts du vice de leur nation. Ils furent aussi quelque peu entachés de cette vanité et de cette ambition de fonder une secte ; ils attachoient encore trop de prix aux applaudissemens de la multitude. Or, sitôt qu’on s’écarte de la vraie route, pour courir après un objet si futile, il faut désespérer de la découverte de la vérité. Nous ne devons pas non plus passer sous silence le jugement, ou plutôt la prophétie de certain prêtre égyptien touchant les Grecs : vous êtes toujours enfans, vous autres Grecs, disoit-il, et vous n’avez ni l’antiquité de la science, ni la science de l’antiquité. En effet, l’on peut bien, appliquant aux Grecs ce qui caractérise les enfans, dire d’eux qu’ils avoient une langue fort volubile pour babiller, mais qu’ils étoient inhabiles à la génération ; et leur sagesse paroit non moins stérile en effets, que féconde en paroles[4]. Ainsi, les signes tirés de l’origine et de l’extraction de la philosophie aujourd’hui en vogue, ne sont rien moins que bons.

LXXII.

Or, si les indications que fournit la considération du lieu et de la nation, ne valent rien, les signes qu’on peut tirer du temps et des époques, ne valent guère mieux. Rien de plus étroit et de plus borné que la connoissance qu’on avoit alors, soit des temps, soit de l’étendue de l’univers ; genre d’ignorance, le pire de tous, sur-tout pour qui ne fait fonds que sur l’expérience. Car on n’avoit pas même une histoire de mille années qui méritât ce nom ; tout se réduisoit à des fables et à d’incertaines relations sur l’antiquité. Et une preuve que les anciens ne connoissoient que la moindre partie de l’univers, c’est qu’ils comprenoient indistinctement sous le nom de Scythes tous les Hyperboréens ; et sous celui de Celtes, tous les Occidentaux. En Afrique on ne connoissoit rien au-delà de la frontière d’Éthiopie, la plus voisine de l’Europe ; en Asie, rien au-delà du Gange ; encore moins connoissoit-on les différentes contrées du nouveau monde, pas même par ouï-dire, ou d’après des relations certaines et constantes. Que dis-je ? plusieurs climats, des zones, toutes entières, où vivent et respirent une infinité de nations, leur étoient tellement inconnues, qu’ils les avoient déclarées inhabitables. Quant à ces excursions de Démocrite, de Platon et de Pythagore, si vantées chez les anciens, et qu’on regardoit comme des voyages de long cours, ce n’étoient tout au plus que de courtes sorties, de petites promenades dans les fauxbourgs. Au lieu que, de notre temps, la plus grande partie du nouveau monde a été découverte, tout le contour de l’ancien est connu[5], et la masse des expériences ou des observations s’est accrue à l’infini. Si donc nous voulions, à l’imitation des astrologues, tirer quelque pronostic de l’heure de la naissance et de la génération de ces anciennes philosophies, ces signes ne nous annonceroient rien de grand à leur sujet.

LXXIII.

Mais de tous les signes qui peuvent nous mettre en état d’apprécier ces doctrines, le plus certain et le plus sensible, ce sont leurs fruits. Car les fruits et les œuvres sont comme les garans et les cautions de la vérité des théories. Or, quels fruits ont donné ces spéculations philosophiques des Grecs, et leurs dérivations dans les sciences particulières ? À peine durant le cours de tant de siècles, peut-on citer une seule expérience tendante à adoucir la condition humaine, et dont on puisse se croire vraiment redevable à toutes ces spéculations et à tous ces dogmes philosophiques ; et c’est ce que Celse avoue avec autant d’ingénuité que de jugement. Il ne faut pas croire, dit-il, que les remèdes qu’emploie la médecine aient été déduits méthodiquement de la connoissance des causes ou des principes de la philosophie, et n’en aient été que les conséquences pratiques ; mais, par une marche toute contraire, ces pratiques furent d’abord inventées ; puis on se mit à raisonner sur tout cela : on se mêla de chercher les causes, on osa les assigner. Il n’est donc pas étonnant que, chez les Égyptiens, nation qui consacroit par des honneurs publics, et rangeoit parmi les dieux les inventeurs de choses utiles, on trouvât plus d’effigies d’animaux que d’images humaines ; attendu que les animaux, guidés par le seul instinct naturel, ont mis les hommes sur la voie d’une infinité d’inventions utiles. Au lieu que les hommes ont eu beau raisonner et entasser les argumens, ils n’ont fait, par ce stérile moyen, que peu ou point de vraies découvertes.

Cependant l’industrie des chymistes n’a pas laissé de produire quelques fruits ; mais ce fut au hazard, comme en passant, et en variant jusqu’à un certain point leurs expériences, à peu près comme le font ordinairement les artisans ; et non d’après les vrais principes de leur art, ou à la lumière de quelque théorie. Car celle qu’ils ont imaginée tend plutôt à troubler la pratique qu’à l’aider. Il n’est pas jusqu’à ceux qui étoient versés dans ce qu’on appelle la magie naturelle[6], qui n’aient inventé quelque peu ; mais toutes inventions frivoles, et tenant fort de l’imposture. Nous dirons encore à ce sujet que ce principe de religion qui veut que la foi se manifeste par les œuvres, s’applique fort bien la philosophie. Il faut aussi la juger par ses fruits, et si elle est stérile, la rejeter comme inutile ; sur-tout lorsqu’au lieu de raisins et d’olives qu’elle devroit donner, elle ne produit, à force de disputes et de débats, que des épines et des chardons.

LXXIV.

Il faut aussi tirer quelques indications de l’accroissement et du progrès des sciences et des philosophies ; car celles qui ont leur fondement dans la nature même, croissent et se perfectionnent : quant à celles qui n’ont d’autre base que l’opinion, elles varient tout au plus, mais elles ne croissent point. Que si ces doctrines dont nous parlons, et qui, dans leur état actuel, sont comme autant de plantes séparées de leurs racines, eussent été enracinées dans la nature même, et de manière à pouvoir en tirer toute leur substance, les eût-on vues (comme cela n’est que trop arrivé) demeurer l’espace de deux mille ans presque dans le même état, et ne prendre aucun accroissement sensible, ou plutôt fleurir dans leurs premiers inventeurs, et ne faire ensuite que décliner. Nous voyons pourtant que dans les arts méchaniques, qui ont pour base la nature même, et sont éclairés par la lumière de l’expérience, les choses prennent un cours tout opposé ; car ces derniers arts (tant qu’ils plaisent et sont en vogue), sont comme pénétrés d’un esprit vivifiant qui les fait végéter et croître sans interruption ; d’abord grossiers, puis plus commodes, ils acquièrent ensuite de nouveaux degrés de perfection, et vont toujours en croissant.

LXXV.

Il est encore un autre signe à considérer, si toutefois il faut donner ce nom de signe à ce qu’on devroit plutôt regarder comme un témoignage, et comme de tous les témoignages le plus valide : je veux parler de l’aveu formel des auteurs et des maîtres qui sont aujourd’hui le plus suivis. Car ceux-là mêmes qui prononcent sur toutes choses avec tant de confiance, ne laissent pas, de temps à autres, et lorsqu’ils sont plus capables d’examen, de changer de langage, et de se répandre aussi en plaintes sur la subtilité dus opérations de la nature, sur l’obscurité des choses et la foiblesse de l’esprit humain. S’ils s’en tenoient à cet aveu, ils pourroient peut-être décourager les esprits les plus timides. Quant à ceux qui ont plus d’élan et de confiance en leurs propres forces, ces plaintes ne feraient qu’éveiller encore plus leur émulation, et les exciter à redoubler leurs efforts pour avancer plus rapidement dans la carrière des découvertes. Mais ce n’est pas assez pour eux que d’avouer leur propre ignorance et leur propre impuissance ; il faut encore que tout ce qu’eux ou leurs maîtres n’ont pu découvrir ou exécuter, ils le relèguent hors les limites du possible, et comme en raisonnant d’après les principes de l’art, le déclarent formellement impossible dans la théorie ou la pratique ; tournant ainsi, par un orgueil et une envie démesurés, ce sentiment qu’ils ont du néant de leurs inventions, en calomnie contre la nature, et en découragement pour les autres (a). De là cette nouvelle académie qui soutint ex-professo le dogme de l’acatalepsie (b), et condamna ainsi le genre humain à des ténèbres éternelles. De là aussi cette opinion : que la découverte des formes, ou des vraies différences des choses (qui ne sont au fond que les loix de l’acte pur) ; que cette découverte, dis-je, est absolument impossible. De là encore ces opinions reçues dans la partie pratique des sciences que la chaleur du soleil et celle du feu artificiel sont de natures essentiellement différentes ; ce qui tend à ôter aux hommes tout espoir de pouvoir exécuter, par le moyen du feu artificiel, rien de semblable à ce qu’opère la nature. De là, enfin, cet autre préjugé : que la seule espèce d’œuvre qui soit au pouvoir de l’homme, c’est la composition ; mais que la mixtion[7] ne peut être l’œuvre que de la seule nature. C’est ainsi qu’on parle ordinairement, de peur apparemment que les hommes ne se flattent de pouvoir, par les seules ressources de l’art, opérer la génération ou la transformation des corps naturels. Ainsi, les hommes, une fois bien avertis par ce signe, souffriront sans peine qu’on leur conseille de ne point commettre leur fortune ni leurs entreprises avec des opinions non-seulement désespérantes, mais qui semblent même vouées pour jamais au désespoir.

LXXVI.

Un signe que nous ne devons pas non plus oublier, c’est cette perpétuelle mésintelligence et diversité d’opinions qui régnoit entre les anciens philosophes, soit d’individu à individu, ou d’école à école ; diversité qui montre assez que la route qui devoit conduire des sens à l’entendement, n’avoit pas été trop bien tracée, puisque cette matière propre de la philosophie, je veux dire la nature même des choses, qui est essentiellement une, s’étoit ainsi comme ramifiée et partagée en tant d’erreurs différentes. Et quoique de nos jours ces dissensions et ces diversités d’opinions sur les principes mêmes et sur le corps entier de la philosophie soient pour la plupart éteintes, néanmoins il reste encore une infinité de questions et de controverses sur les parties de la philosophie. Il est donc hors de doute qu’on ne trouve rien de certain et de solide soit dans le fond même des philosophies, soit dans la forme des démonstrations.

LXXVII.

Quant à ce que pensent certaines personnes qui s’imaginent montrer la véritable cause de cette approbation si universelle, dont paroit jouir depuis tant d’années la philosophie d’Aristote, et l’expliquer suffisamment, en disant que dès qu’elle eut paru, toutes les autres tombèrent en désuétude et disparurent que, dans les siècles suivans, n’ayant pu rien découvrir de meilleur, on s’en tint à celle-là ; en sorte qu’elle a eu pour elle et les anciens et les modernes : cette assertion et l’explication dont on l’appuie, ne doivent pas nous arrêter. En premier lieu, à ce qu’on peut dire de cette prétendue disparition ou abolition des anciennes philosophies, après la publication des œuvres d’Aristote, je réponds que le fait est absolument faux ; car, long-temps après, savoir, du temps de Cicéron, et même dans les siècles ultérieurs, les ouvrages des anciens philosophes existoient encore ; mais depuis, les barbares ayant inondé l’Empire romain, et la science humaine ayant, pour ainsi dire, fait naufrage, alors enfin la philosophie d’Aristote et celle de Platon, telle que des planches moins compactes et plus légères, se soutinrent sur les flots du temps ; et pour peu qu’on y regarde de plus près, on s’apercevra aisément que ce consentement unanime qui en imposoit à la première vue, n’est qu’un signe trompeur. La véritable unanimité est celle qui règne entre des hommes qui, dans toute la liberté de leur jugement, et après un mur examen, tombent d’accord sur les mêmes points : mais comme cette multitude d’hommes, qui semblent être tous du même sentiment sur la philosophie d’Aristote, ne s’accordent ainsi que par l’effet d’un même préjugé, et d’une même déférence pour une autorité qui les subjugue tous, c’est plutôt un assujettissement commun, une coalition d’esclaves, qu’un vrai consentement. D’ailleurs, quand ce prétendu consentement seroit aussi réel et aussi universel qu’on le dit, tant s’en faut qu’une telle unanimité doive être tenue pour une véritable et solide autorité ; qu’au contraire, il fait naître une violente présomption en faveur du sentiment opposé ; et dans les choses intellectuelles, c’est de tous les signes le plus suspect. Il faut toutefois en excepter les questions de théologie et de politique, où le droit de suffrage doit subsister. Car, au fond, rien ne plaît au grand nombre que ce qui frappe l’imagination et enlace l’entendement en se liant aux notions vulgaires, comme nous l’avons déjà fait entendre. Ainsi ce mot si connu que Phocion appliquoit aux mœurs, s’applique également bien aux opinions philosophiques. Lorsque la multitude, disoit-il, est d’accord avec vous, et vous applaudit, ayez soin aussitôt de vous bien examiner vous-même afin de voir si, soit dans vos discours ou dans vos actions, il ne vous seroit pas échappé quelque sottise[8]. Cette unanimité est donc un fort mauvais signe. Ainsi concluons en général, que les signes qui peuvent nous mettre en état de juger de la vérité et de la solidité des doctrines, ne nous annoncent rien de bon par rapport aux philosophies en vogue de nos jours, soit qu’on en juge par leur origine, par leurs fruits, par leurs progrès, par l’aveu des inventeurs ou des maîtres, ou même par l’approbation universelle dont elles semblent jouir. C’est désormais un point hors de doute, et suffisamment prouvé[9].




Commentaire du troisième chapitre.

(a)  Ils le déclarent formellement impossible soit dans la théorie, soit dans la pratique. Avant qu’on ait su découvrir une chose utile cette découverte semble impossible ; mais est-elle inventée tout le monde la savoit. Il est des gens dont toute la puissance n’est fondée que sur l’impuissance d’autrui ; et comme notre apparente impuissance diminue à la longue notre puissance réelle, ils déclarent impossible pour les autres, ce qui ne l’est que pour eux-mêmes. On juge une chose impossible, lorsqu’on n’a pas actuellement dans l’esprit les moyens qui la rendent possible, soit qu’ils existent ou n’existent pas ; et soit que, ces moyens existant réellement, on les ait toujours ignorés ou simplement oubliés, ou enfin jugés hors de sa portée. Ainsi, le plus souvent, cette déclaration d’impossibilité n’est qu’un aveu indirect de notre ignorance et de l’impuissance qui en dérive. On regarde ordinairement comme un signe de présomption, la promptitude à juger possibles toutes les opérations proposées ; mais c’est être cent fois plus présomptueux de les déclarer impossibles ; car c’est dire en d’autres mots : Mon puissant génie embrasse toute la sphère des possibles : or, la chose proposée n’y est point comprise. Il est bon d’observer sur ce sujet, qu’on peut distinguer deux sortes d’impossibilités ; savoir : l’impossibilité actuelle, et l’impossibilité perpétuelle. Une chose est actuellement impossible, pour qui ne connoît ou ne possède pas les moyens nécessaires pour la réaliser. Elle est perpétuellement impossible, lorsqu’elle implique contradiction, c’est-à-dire lorsqu’elle suppose la réunion de deux conditions contradictoires, ou qui ne peuvent se trouver ensemble dans un même sujet, et dans le même instant individuel ; et alors l’impossibilité peut être démontrée, savoir ; en montrant cette contradiction lorsqu’elle n’est pas par elle-même sensible et palpable. Par exemple, être en même-temps à Canton en Chine, et à Paris ; avoir tout à la fois la stature de cinq pieds trois pouces et celle de six pieds, sont deux impossibilités du second genre. Remettre la tête d’un homme qui vient d’être décollé, et la rajuster assez bien pour ressusciter le sujet est, selon toute apparence une chose impossible, et dans le premier sens ; mais il est également impossible de démontrer cette impossibilité. Car, faire cinquante lieues en traversant les airs ; faire trois ou quatre lieues sous l’eau dans un bateau, et rajuster un nez fraîchement coupé, de manière à le faire reprendre, étaient autrefois trois choses jugées impossibles et cependant elles étaient possibles, puisqu’elles ont été faites. Ainsi, prononcer fréquemment ces trois mots, cela est impossible, et avant de s’être mis en état de prouver que la chose proposée implique contradiction, c’est tenir un langage bien peu philosophique ; c’est une vraie témérité. Plus un homme voit de possibilités, plus il en soupçoune d’autres qui peuvent échapper à sa vue ; et moins il ose tracer, d’une main téméraire, des limites dans le champ illimité du possible. Car ; le plus haut degré de la raison humaine consiste à bien sentir sa propre insuffisance ; à voir clairement qu’elle ne voit jamais assez ; et tout l’avantage qu’un génie de premier ordre peut avoir sur les esprits ordinaires, c’est de sentir plus souvent ce qui lui manque ; d’être plus fortement convaincu du néant de sa science comparée à l’immensité de l’univers ; et de mieux découvrir, du point de vue élevé d’où il le contemple, la vaste étendue de l’ignorance humaine.

(b) De là cette nouvelle académie qui soutint ex-professo le dogme de l’acatalepsie. C’est un dogme bien commode que celui de l’acatalepsie, espèce de scepticisme mitigé, et qui n’ose paroître tout ce qu’il est ; c’est tout à la fois un instrument de paresse, de vanité, d’envie, de bavardage, et de timidité. Car, en premier lieu, si, avec quelque attention et quelque patience qu’on étudie la nature, toute vraie découverte est impossible, il s’ensuit que toutes les études sont inutiles, et que c’est notre paresse qui a raison. En second lieu, s’il est impossible d’être vraiment savant, on n’est pas oblige d’étudier pour le devenir : non-seulement on a droit d’être ignorant, mais c’est un devoir de l’être. J’aurai donc le facile mérite de ne rien savoir ; et avec un peu d’éloquence, je pourrai, sans injustice, me faire un grand nom, en devenant, comme l’illustre J.J. Rousseau, l’avocat et le commensal des ignorans ; car, dans tous les temps, ceux qui firent l’apologie de l’ignorance, sans rien ajouter aux connoissances humaines, s’immortalisèrent plus aisément que ceux qui augmentèrent, par des découvertes réelles, la masse des véritables sciences, sans en faire l’apologie ; les premiers ayant eu pour eux les ignorans, c’est-à-dire, le grand nombre. En troisième lieu, si les découvertes des plus grands génies ne sont que des illusions et des rêves, leur haute réputation est donc usurpée ; ils n’ont donc plus droit à l’estime publique ; cette estime doit donc me rester toute entière, à moi qui ai l’honneur de ne rien savoir, et le mérite de ne rien faire pour devenir savant. En quatrième lieu si une opinion n’est pas plus certaine que l’autre, nous pourrons donc, en toute question, soutenir le pour et le contre alternativement ; doubler ainsi tous nos volumes, et doubler en même-temps notre recette, soit pécuniaire, soit glorieuse. Aussi voyez-vous que Bayle, qui étoit aux gages d’un libraire, et qui avoit des in~folios à remplir, n’a pas manqué d’être sceptique, ainsi que la plupart des autres marchands de sagesse, entr’autres Cicéron, qui avouoit à Brutus avec ingénuité, qu’il n’avoit embrassé les opinions de l’académie qu’afin de pouvoir bavarder plus copieusement ; et qui n’eut jamais d’autre moyen pour augmenter son patrimoine, que l’art de semer dans l’oreille des sots. 5°. Enfin si toutes les opinions sont incertaines, nous hommes timides qui n’avons point assez de vigueur et d’assurance pour porter longtemps avec grâce le poids d’un système positif, nous nous garderons bien d’en embrasser aucun ; et nous nous hâterons de les attaquer tous, de peur qu’on ne nous attaque nous-mêmes ; la meilleure manière de se défendre en toute espèce de combat, étant d’attaquer : nous nous ferons de notre scepticisme un fort, d’où nous canonnerons tout ce qui osera paroître en campagne ; et dès que l’ennemi fera ses approches, nous nous réfugierons dans notre casemate, jusqu’à ce que notre propre fortification nous tombe sur la tête. Car, malheureusement le scepticisme est si fort contre tous les systèmes, qu’il en est fort contre lui-même ; attendu que, si tout est douteux et incertain, il n’est pas même certain qu’on doive douter de quelque chose ; et il est très douteux qu’il y ait quelque chose d’incertain. Ces ironies sont la meilleure manière de réfuter un système ridicule, et même d’autant plus dangereux, que, jetant l’homme dans l’irrésolution, il tend à augmenter en lui la force d’inertie, ou la paresse, l’un de ses deux plus grands ennemis. Mais n’est-il point de milieu entre la fureur de dogmatiser, et le doute perpétuel ? oui, sans doute, il en est un ; ce milieu est d’oser dire ce qu’on sait, et se taire sur ce qu’on ne sait pas ; ou mieux encore, avouer ingénument qu’on l’ignore, aveu qui n’est rien moins que pénible, pour qui connoit la nature de l’esprit humain, et celle des objets de nos études. En effet, chaque objet que nous considérons étant divisible à l’infini, soit quant à ses parties réelles, soit quant à ses modes, simultanées ou successifs, et chaque individu tenant à tous les autres, comme cause et comme effet, tous les sujets de nos analyses sont si prodigieusement composés, que l’esprit humain ne peut jamais en embrasser aucun dans sa totalité ; et fût-il en état de faire des analyses complètes, il n’auroit aucun moyen pour s’assurer qu’il ne lui a échappé aucune considération nécessaire. Avec quelque attention et quelque patience que nous ayons examiné un sujet, si nous venons à l’examiner de nouveau, nous y découvrons toujours quelque chose que nous n’y avions pas aperçu dans le premier examen, et qui nous oblige changer ou à modifier l’opinion que nous nous en étions formée d’abord. Ainsi, à proprement parler, toutes nos études ne sont que commencées ; nous n’avons jamais droit de porter de jugemens définitifs ; tous nos jugemens ne doivent être que provisoires ; et telle on pourrait être la formule. Voilà quant à ce que je connois dans ce sujet, ce que j’en pense actuellement, en attendant que je le connoisse mieux, et en me renvoyant moi-même à un plus ample informé.


  1. Et ce que les Grecs nous ont transmis, avoit pour base les inventions des Égyptiens et des Indiens, ou peut-être celles de ce peuple encore plus ancien dont parle M. Bailly. Quoi qu’il en soit, à proprement parler, les Grecs ne furent inventeurs ni dans les arts ni dans les sciences mais tout au plus d’élégans imitateurs ils furent, parmi les anciens ce que sont les Français parmi les modernes ils surent donner à tout la grâce et le fini. Les sciences et les arts, d’abord grossiers comme ceux qui les inventent, se civilisent et se polissent ensuite comme la nation qui les cultive, et à mesure que le désir de plaire et de se distinguer succède à l’urgente nécessité.
  2. Ce mot, dans son acception originelle ne signifioit pas une opinion fausse en matière de religion mais seulement une opinion positive, décidée, constante, un dogme ; et Cicéron l’emploie quelquefois dans ce dernier sens.
  3. Les Pythagoriciens, lorsqu’ils publioient quelque livre de leur composition, étoient dans l’usage de l’attribuer à leur maître ; et cette secte, ainsi que beaucoup d’autres, avoit une doctrine publique et une doctrine secrète. Ainsi gardons-nous d’attribuer à Pythagore les rêves de ses disciples, ou ces contes qu’ils faisoient au peuple pour lui faire accroire des vérités de pratique nécessaires qu’ils ne pouvaient lui faire comprendre ; honteuse et petite ressource à laquelle on est réduit dans tous les siècles et tous les pays, où, après avoir accoutumé les hommes dès l’enfance à se payer de sottises mystérieuses, et leur avoir ainsi d’avance faussé le jugement, on ne peut plus ensuite leur persuader les choses raisonnables, qu’à l’aide d’autres sottises de même fabrique qui se marient avec les premières ; ni faire entrer la vérité que par la porte du préjugé qu’on a ouverte imprudemment. Car, à l’aide de comparaisons et d’exemples bien choisis, c’est-à-dire tirés d’objets très familiers à ceux qu’on veut instruire, et très intéressans pour eux, on peut toujours, à l’exemple de Socrate, ou du grand homme de Nazareth, et en s’y prenant de bonne heure, apprendre au peuple tout ce qu’il lui importe de savoir : telle est la véritable clef de son éducation ; et cette clef, une fois saisie, on n’a plus besoin, pour lui enseigner la vérité, de commencer par mentir. Mais pour n’avoir point d’opinions à déguiser, il faut n’avoir point d’actions à cacher.
  4. Considérez aussi attentivement que je l’ai fait, un de ces hommes si semblables aux sophistes de la Grèce, et gagés par l’avarice ou la vanité, pour apprendre à la jeunesse à étaler la science d’autrui, et à ne rien inventer ; vous reconnoîtrez que cet important personnage tient boutique, et est toujours prêt à s’inscrire en faux contre toute découverte qui menace de réduire à rien son bavardage scientifique. Il est pourtant parmi ces marchands de vérités, et débitons de sagesse à tout prix, tel rare individu dont la science vraiment humble se cache avec tant de soin, qu’à la fin elle parvient à se faire voir, et dont la modestie est d’autant moins douteuse, qu’elle est imprimée : l’exemple n’est pas loin.
  5. Ce qu’il dit ici n’est vrai que depuis les voyages entrepris par les Russes, pour découvrir un passage aux Indes orientales par le nord-est.
  6. Il paroît que le jésuite Schott, et quelques autres physiciens des derniers siècles, qui ont mis ce nom en tête de certains traités assez curieux entendoient par magie naturelle, cette partie de la physique qui est toute composée d’effets très étonnans, soit par leur rareté, soit par la manière dont on les présente, soit enfin par l’ignorance où nous sommes des causes. Tels sont encore les phénomènes de l’électricité ; phénomènes qui paroissent tout naturels à ces physiciens, dont la cupidité les reproduit tous les jours, et y voit une cause pécuniaire très sensible, au lieu d’un effet difficile à expliquer ; mais qui paroissent toujours une sorte de magie à ces autres physiciens plus désintéressés, et assez judicieux pour concevoir nettement qu’on n’y conçoit rien.
  7. Il paroît que les scholastiques entendoient par composition, le mélange imparfait de certains corps de même espèce, dont chacun est encore d’un assez grand volume, et composé de parties hétérogènes ; c’est ce que nos chymistes appellent agrégation et qu’ils entendoient par mixtion une combinaison de corps infiniment plus petits et d’espèces différentes, mais dont chacun est simple ou homogène, c’est-à-dire composé de parties toutes semblables ; élémens qui s’unissent un à un, d’où résulte un mélange plus parfait. C’est ce que nos chymistes appellent composition, et qu’ils devroient appeller constitution, puisqu’ils qualifient de constitutives les parties de différente espèce, dont la réunion et la cohésion forme un mixte.
  8. La multitude des sots ne convertit point leur sottise en sagesse ; ce n’est tout au plus qu’une multiplication de sottises, et le produit est de même nature que le multiplicande.
  9. Il semble, à la première vue, qu’il y ait un peu de contradiction entre cet aphorisme et le précédent ; car on est d’abord tenté de raisonner ainsi : Si la diversité des opinions est un signe de leur fausseté, l’unanimité est donc un signe de vérité ; et si l’unanimité n’est pas un signe de vérité, il n’est donc pas vrai que la diversité des opinions soit un signe de leur fausseté. Mais ce raisonnement ne serait qu’un paralogisme. Car il se pourroit que l’unanimité ne fût pas un signe suffisant, mais seulement un signe nécessaire de vérité ; et qu’on eût besoin, pour former un pronostic sûr, du concours de plusieurs signes ; par exemple, de deux. Et alors, quand la diversité des opinions seroit un signe de leur fausseté, il ne s’ensuivroit point du tout que l’unanimité seule est un signe certain de vérité, puisque des deux signes qu’on devoit réunir, on n’en auroit encore considéré qu’un seul. Or, Bacon veut qu’on ne regarde comme un signe suffisant de vérité, l’accord des opinions, que lorsqu’il a lieu entre des hommes qui usent de toute la liberté de leur jugement, et qui ne se décident qu’après un mûr examen. Ainsi la contradiction n’est qu’apparente, et il est d’accord avec lui-même.