Obermann/LIII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 253-254).

LETTRE LIII.

Fribourg[1], 11 mars, VIII.

Je ne vois pas comment j’aurais pu faire si cet héritage ne fût point venu : je ne l’attendais assurément pas, et cependant j’étais plus fatigué du présent que je n’étais inquiet de l’avenir. Dans l’ennui d’être seul, je trouvais du moins l’avantage de la sécurité. Je ne songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire ; et maintenant que je n’ai cette crainte d’aucune manière, je sens quel vide c’est pour un cœur sans passions que de n’avoir point d’heureux à faire, et de ne vivre qu’avec des étrangers, quand on à enfin ce qu’il faut pour une vie aisée.

Il était temps que je partisse, j’étais bien à la fois et fort mal. J’avais l’usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l’opulence pour rien. Sans être chez moi, sans rien gérer, sans dépendance comme sans embarras, j’avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir des... des amis. Une autre manière de vivre m’eût ennuyé davantage dans une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu’un qui y trouvât du plaisir ; mais je suis destiné à être toujours comme si je n’étais pas.

Nous le disions souvent : un homme raisonnable n’est pas ordinairement malheureux, lorsqu’il est libre et qu’il a un peu de ce pouvoir que donne l’argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli d’ennui et ne sachant quelle résolution prendre. Je n’ai point de famille ; je ne tiens à rien ici ; vous n’y viendrez pas, je suis bien isolé. J’ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire : le reste viendra peut-être.

Il tombe encore de la neige ; j’attendrai à Fribourg que la saison soit plus avancée. Vous savez que le domestique que j’ai emmené est d’ici. Sa mère est très-malade, et n’a pas d’autre enfant que lui : c’est à Fribourg qu’elle demeure ; elle aura la consolation de l’avoir auprès d’elle ; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu’ailleurs.


  1. Freyburg, ville de franchises.