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On peut toujours ajouter un rayon au soleil Partie 2

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Et si on recommençait ?

J’étais un papa très heureux. Comblé, même. Je gardais de notre adoption un souvenir merveilleux. Je me suis dit que l’expérience valait peut-être la peine d’être renouvelée. C’était l’été, nous étions en vacances à la montagne. J’ai dit à Marie-Christine : "Tu ne crois pas qu’on pourrait réessayer d’adopter ? " Il faut dire que nous n’avions pas totalement coupé les ponts avec l’adoption. Nous recevions régulièrement des coups de téléphone de personnes qui désiraient adopter. A cette époque, la Colombie n’était pas encore un pays très connu en tant que filière d’adoption. Les renseignements que nous pouvions leur donner et l’adresse de la pouponnière étaient très prisés !

Pour moi, l’idée d’avoir quatre enfants était bel et bien tombée aux oubliettes. Je m’étais laissée submerger par notre vie de famille.

La perspective de réadopter m’a d’abord fait peur. J’avais déjà bien assez de travail avec mes deux garçons ! Je m’imaginais toutes les démarches à recommencer, les visites de l’assistante sociale, l’angoisse de l’attente, la nécessité d’un nouveau voyage_ Puis l’arrivée de nouveau enfants qui viendraient peut-être perturber l’équilibre de nos deux garçons_ Cette idée me semblait un peu folle. Puis elle a mûri, jusqu’à s’imposer.

C’est moi qui ai lancé l’idée, mais ça ne devait pas être "mon" projet. Nous n’aurions rien entrepris si Marie-Christine avait été réticente. Dans un couple, on avance l’un après l’autre, on ne bute pas sur les mêmes choses. Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas un pied qui aille plus vite que l’autre.

Pour moi, c’est très important : nous avons toujours attendu d’être totalement d’accord avant de commencer la moindre démarche. C’est ce qui nous a permis de pouvoir cheminer au même rythme, une fois que la décision était prise. Chacune de nos décisions nous a demandé d’avoir les reins solides car on nous a fait passer par des trous de souris !

Seule à Lima

Cette fois, nous avons décidé de jouer les pionniers. Nous préférions adopter ailleurs qu’à la pouponnière de Bogota. Nous y étions déjà connus. Nous savions qu’en y déposant notre dossier, notre cas aurait probablement été traité en priorité, devant tous les couples auxquels on avait donné cette adresse. Nous avions déjà deux enfants. On pouvait se permettre d’attendre plus longtemps. Nous étions capables de supporter des démarches plus difficiles. Alors, nous avons commencé à explorer de nouvelles pistes. L’adoption à l’étranger fonctionne par le biais de filières qui s’épuisent assez rapidement : on découvre un orphelinat ou une œuvre caritative, et des centaines de couples posent leur candidature, attendent, espèrent… Très vite le filon est saturé. Tous les enfants adoptables sont adoptés, et il faut trouver une autre piste.

Nous avons rencontré un couple qui nous a donné l’adresse d’une religieuse travaillant dans un bidonville du Pérou. Elle pouvait nous guider dans notre démarche d’adoption. C’est ainsi que nous nous sommes décidés à constituer un dossier pour adopter dans ce pays. Nous avons pris contact avec l’orphelinat d’Arequipa, une des grandes villes du pays. Nous avons très vite compris que rien ne se ferait si nous ne nous rendions pas sur place. Nous avons donc décidé de partir à l’aventure, à l’occasion des vacances d’été de 1981.

Je ne pouvais prendre que quatre semaines de congés. Alors, on a convenu que Marie-Christine partirait en éclaireur. Je devais la rejoindre avec Pierre-Germain et François-Damien dès qu’elle estimerait ma présence nécessaire. On a décidé du départ de Marie-Christine très rapidement. Avec, il faut l’avouer, un peu d’inconscience. Elle a appris l’espagnol en l’espace de quinze jours à l’aide d’un manuel et de cassettes. A Lima, notre premier contact était Martha, la sœur de la belle-sœur d’un ami.

Mes quelques leçons d’espagnol étaient peut-être un peu légères ! Quand j’ai téléphoné à Martha, que je ne connaissais pas, nous avons convenu qu’elle viendrait me chercher à l’aéroport. En guise de signe de reconnaissance, je lui ai indiqué que je porterais un manteau vert. Or, Martha a compris dans mon charabia qu’il s’agirait d’une robe bleue ! Nous avons attendu qu’il ne reste plus que deux personnes dans l’aéroport pour nous reconnaître enfin ; il était près d’une heure du matin !

Dès le lendemain, j’ai entamé mes premières démarches à Lima. Le seul organisme d’adoption de la capitale a refusé ma candidature : j’avais déjà des enfants. j’ai foncé à Aréquipa où résidait sœur Lilian, la religieuse avec laquelle nous étions entrés en contact. J’ai aussitôt rencontré un avocat qui était prêt à m’aider.

La misère qui casse les familles

« Tu veux être ma maman ? Tu veux être ma maman ? » J’étais à peine entrée dans la cour de l’orphelinat qu’une trentaine d’enfants m’ont assaillie. Ils me sautaient tous au cou, s’accrochant à ma jupe, et répétant, avec insistance : « Tu veux être ma maman ? » On m’a dit que je n’avais qu’à choisir l’enfant qui me plairait. Evidemment, cela m’était impossible. J’étais complètement désemparée. Et Pierre qui était resté en France !…

Le cœur déchiré, j’ai malgré tout repéré deux petites jumelles qui devaient avoir un an. Pour obtenir leur acte d’abandon, nous devions trouver leurs parents qui habitaient dans le bidonville. Lilian, qui m’avait accompagnée avait autant d’appréhension que moi. Alors, nous nous sommes fait accompagner par un prêtre que Lilian connaissait. Embarqués dans un vieux taxi cahotant, nous avons sillonné toutes les pistes du bidonville, à la recherche de l’adresse exacte de ces parents. Or, personne, dehors, ne voulait nous renseigner. j’ai eu la surprise de voir les portes systématiquement se refermer. Les habitants craignaient que nous recherchions ces personnes suite à une dénonciation à la police. A cette époque, le Pérou — qui était encore une dictature — connaissait les débuts de la guérilla menée par le Sentier Lumineux. Ce mouvement d’une part, et la police d’autre part se livraient à des actes de répression très durs. Heureusement, Padre Edilberto a été suffisemment diplomate pour soutirer quelques renseignements aux gens du quartier pour retrouver les parents. C’était un très jeune couple, d’à peine vingt ans. Ils habitaient une cahute en tôle. Deux enfants de deux et trois ans se cachaient dans les jupes de la maman. Ce couple était trop pauvre pour subvenir aux besoins des deux petites jumelles. Ils étaient restés attachés à elles et le papa allait les voir régulièrement à l’orphelinat.

Cette rencontre avait été trop difficile pour moi seule. J’ai téléphoné à Pierre. Je lui ai dit : « Il faut absolument que tu viennes ». On m’avait assuré que je pourrais adopter un enfant dans cet orphelinat d’Arequipa. Il me suffisait de choisir… C’était impossible de le faire sans Pierre.

Seule, j’ai quand même entamé quelques démarches. Je me souviens notamment de Richardine, une petite fille adorable. Son grand-père était descendu des Andes pour la confier à l’orphelinat. Il avait promis de venir la rechercher. Trois ans plus tard, il n’avait jamais réapparu. Personne ne savait comment il s’appelait ni où il habitait. Peut-être était-il mort ? La loi exigeait un abandon explicite de la part de la personne responsable de l’enfant. Cette petite fille se retrouvait donc abandonnée au point de ne plus avoir aucune chance d’être adoptée…

L’orphelinat comptait une centaine d’enfants. Aucun d’entre eux ne possédait de dossier. On n’était même pas certain du nom de certains d’entre eux. Il n’était en fait pas possible d’adopter à l’intérieur de cet établissement. Pierre n’avait donc plus de raison urgente de me rejoindre, mais il avait déjà retenu son billet d’avion et ceux des deux garçons. Notre idée d’emmener nos deux garçons dans notre périple était un peu folle. Nous désirions leur faire découvrir ce qu’était l’adoption, partager avec eux notre aventure. Et puis nous ne voulions pas les laisser un mois entier. Ils avaient trois ans et demi et vingt-deux mois. Ce n’est que plus tard que nous nous rendrons compte qu’ils étaient vraiment petits pour un tel voyage !

En attendant l’arrivée de Pierre, j’ai continué mes recherches. J’ai entamé des démarches pour plusieurs enfants d’un hôpital. Leurs histoires se ressemblaient toutes : personne ne savait où se trouvaient leurs parents, on ne savait bas qui pouvait signer leur acte d’abandon…

Puis je suis arrivé. L’appel de Marie-Christine avait été une fausse alerte : il était impossible d’adopter à l’orphelinat, tout comme il se révélera impossible d’adopter dans les autres endroits d’Arequipa. Nous avons malgré tout poursuivi le même type de démarches. A force de rencontrer des Peruviens, nous avons compris peu à peu à quel point la misère pouvait casser les familles. Quand on ne possède rien, on peut déménager du jour au lendemain. On ne s’enracine nulle part. Dans l’espoir de trouver un emploi, un mari peut partir durant des mois loin de sa famille. Il ne revient pas forcément… Dans les familles les plus pauvres, les enfants doivent acquérir leur propre autonomie dès l’âge de cinq ans. Ils doivent être capables de se nourrir par leurs propres moyens. En travaillant, parfois.

« Nous ne sommes pas des bêtes »

A Arequipa, nous avions exploré toutes les pistes d’adoption sans succès. Ça fait vraiment mal de se sentir à ce point impuissant devant tant d’enfants abandonnés_ On nous a conseillé d’aller à Juliaca, une ville perdue dans les Andes. On nous avait assuré que des frères franciscains pourraient nous y accueillir. Nous avons pris le train avec nos deux enfants. Il nous a fallu dix heures pour faire trois cent kilométres ! Le train devait nous hisser de 2500 à 4000 mètres d’altitude. C’est ainsi que nous avons visité les Andes. Le paysage, complètement désertique nous offrait un spectacle fascinant.

Le couvent des franciscains était la seule maison de Juliaca qui possédait une sonnette. Les frères nous ont chaleureusement acueillis. Ils ont mis à notre disposition une cellule de moine, avec deux lits d’une personne pour nous quatre. Cette minuscule pièce, sans eau courante, n’était pas chauffée alors que nous étions en plein hiver. Pour couronner le tout, nos deux garçons avaient attrapé la « turista » ! Jamais nous ne nous serions imaginé que nous pourrions avoir froid au Pérou, en plein mois d’août. Or, il neigeait à Juliaca lorsque nous sommes arrivés. Nous nous sommes retrouvés en sandalettes et en tee-shirt alors que dès qu’on n’était plus exposé au soleil, la température descendait en dessous de zéro. Nous avons donc acheté des ponchos et des grosses chaussettes tricotés par des paysans, installés sous des bâches, sur la place du marché.

L’électricité est rare à Juliaca. Au couvent, les moines s’affairaient fièrement autour de leur nouvelle machine à laver. l s’agissait d’une cuve et d’un batteur horizontal, avec une essoreuse qu’ils faisaient tourner à la manivelle. Deux prêtres du couvent, Eugenio et Juan se sont pris d’affection pour nous. Ils ont décidé de nous aider à trouver le ou les enfants que désirions adopter.Ils nous ont emmenés à l’hôpital de Juliaca dans lequel se trouvait un petit service de maternité.

J’ai été suffoquée de voir les malades attendre leur tour de visite dehors malgré le froid et la neige. Dans la salle réservée aux enfants, une dizaine de gosses taient couchés, porteurs de toutes sortes de maladies, y compris des maladies contagieuses. On nous a montré deux bébés prématurés, abandonnés à la naissance. Ils devaient peser 1, 5 kilo chacun. On les avait placés chacun dans un lit d’adulte. En guise de couveuse, on avait déposé des bouillottes sur la tête, les bras et les pieds. Ces enfants n’étaient pas adoptables : personne ne connaissait l’identité de leurs parents. Dans le service de maternité — qui n’était pas chauffé — les femmes qui venaient d’accoucher étaient installées par deux, tête bêche, dans des lits à une place. Elles portaient leur bébé sur leur sein pour lui tenir chaud.

Nous nous sommes ensuite rendus à l’orphelinat de la ville. Il s’agissait plutôt d’un taudis dans lequel sept ou huit enfants vivaient avec une femme effrayante. Ils s’entassaient dans l’obscurité d’une toute petite pièce, avec pour tout mobilier une table grande comme un mouchoir de poche et une chaise cassée. On a refusé de nous montrer leur « chambre ». C’était horrible.

Jamais, depuis, je n’ai revu de conditions aussi épouvantables dans un orphelinat. Aucun enfant ne possédait de dossier. Cet endroit n’était destiné qu’à abriter ces enfants abandonnés, pas à en permettre l’adoption. C’était d’ailleurs la première fois, probablement, qu’on voyait à Juliaca des "gringos" cherchant à adopter.

Un jour, Eugenio nous a amené un homme et une femme. Ceux-ci s’apprêtaient à déposer leur plus jeune enfant à l’orphelinat. Ils n’arrivaient plus à subvenir aux besoins de leur famille. La maman a mis sa petite fille dans les bras de Marie-Christine en lui disant : "Maintenant, c’est elle que tu dois appeler maman. Tu verras, tu vas avoir des robes, une éducation, tu vas vivre dans une belle maison. "

Marie-Christine et moi avons tous deux éclaté en sanglot. La fatigue accumulée et cette situation de malentendu nous étaient insupportables. Nous n’étions pas venus au Pérou pour faire abandonner des enfants ou en faire des princesses, mais pour leur donner la famille qu’ils n’avaient pas ou n’avaient plus. Nous étions incapables de garder l’enfant avec nous. Nous avons suggéré aux parents de la reprendre et de ne pas revenir avant le lendemain. Nous avions besoin de réfléchir et de les laisser mûrir leur décision. Le lendemain, le papa est revenu seul. "Nous ne pouvons pas nourrir nos enfants, nous a-t-il confié. Mais nous ne sommes pas des bêtes. S’il faut mourir, nous mourrons tous ensemble. Mais nous ne pouvons pas l’abandonner." Ces mots sont restés gravés en nous. D’un côté, nous étions terriblement soulagés par la décision de cet homme. D’un autre, nous étions révoltés que des sociétés poussent des parents dans des situations aussi dramatiques.

Un autre jour, une femme est venue avec sa fille de trois ans. Elle voulait nous la confier. Cette petite fille souffrait d’un problème rénal qui nécessitait une opération. Sa maman ne pouvait pas la payer. Cette enfant était tellement adorable, vive et drôle que Dieu sait combien cela nous aurait fait plaisir qu’elle puisse faire partie de notre famille. Or, la question ne se posait pas : cette petite fille avait une maman qui l’aimait. Elle avait besoin de soins médicaux. Pas d’une famille. Nous ne pouvions vraiment pas l’adopter.

Toutes ces situations m’ont vraiment retourné. C’est la misère qui conduisait tous ces parents à abandonner leur enfant. La plupart des petits que nous avions croisés dans les orphelinats auraient pu recevoir l’amour et l’affection de leurs parents si ceux-ci avaient eu les moyens de les nourrir. C’est normalement aux sociétés de prendre en charge ce type de problème. Pas à ceux qui adoptent. En revenant du Pérou, nous avons décidé de créer une association de parrainage, "Pérou peuples Jeunes", avec un couple d’amis qui avaient aussi adopté dans ce pays. Nous nous sommes dit qu’en aidant les enfants à avoir à manger tous les jours, il y avait une possibilité de limiter les abandons. Plus tard, avec notre association, nous évolueront vers des projets de développement de quelques bidonvilles d’Arequipa. Pour que les enfants et leurs familles partent avec plus de chances dans la vie, et ne s’enfoncent pas dans la misère.

Une fleur assoiffée

Un jour enfin, nous avons découvert une petite boule toute noire emmaillottée, pour la deuxième fois de notre vie. Elle avait une couche de cheveux, une tignasse extraordinaire_ Marie-Stéphanie avait six semaines et était née à 5000 mètres d’altitude.

Trois jours auparavant, Eugenio nous avait emmenés au domicile de Hilda, l’assistante sociale. Bien qu’elle fut en vacances, elle nous avait accueillis avec chaleur. Il se trouvait qu’elle avait chez elle un petit bébé. Un jeune homme était descendu de la montagne pour le lui confier. Hilda n’avait pas eu le courage de porter ce bébé à l’hôpital ou à l’orphelinat. Elle avait résolu de s’en occuper le temps de ses vacances. Pour elle, notre demande venait à point. Elle nous a assuré qu’elle ferait le nécessaire pour retrouver ce jeune homme afin qu’il vienne signer l’acte d’abandon. Nous étions restés très sceptiques quant aux chances de réussite de cette nouvelle démarche. Nous avions déjà essuyé quatorze déceptions !

Hilda a d’abord tenté de joindre cet homme par la radio ( c’est le moyen de communication dans ces régions sans téléphone ). Mais sans succès. Nous sommes donc partis en taxi à sa recherche, un peu au hasard, dans la montagne. Nous avons réussi par miracle à le retrouver. Ce jeune homme était tellement heureux que son bébé puisse trouver une famille qu’il n’a pas hésité un instant à monter avec nous dans la voiture pour venir remplir les papiers nécessaires. C’était très émouvant de parler au père naturel de mon enfant. Le padre Eugenio nous prenait lui et moi par les épaules en disant : "Papa antiguo y papa nuevo ! " ( L’ancien papa et le nouveau papa ). Ce sont des moments qu’on n’oublie pas !

C’est ainsi que nous avons adopté notre troisième enfant. Les démarches administratives ont été d’une simplicité enfantine. Il nous a suffi d’expliquer au juge ce qu’il fallait faire. Il n’était pas du tout au courant : c’était la première fois qu’il était sollicité pour une adoption ! Il s’est exécuté sans rechigner. En une matinée, nous avions tous les papiers nécessaires. Si cela s’était passé de cette façon pour toutes nos adoptions, cela aurait été formidable !

Nous avions un bébé. C’était merveilleux. Mais l’agrément délivré par la DDASS nous permettait d’adopter un autre enfant. Nous sentions que nous pouvions peut-être encore faire quelque chose… Or, mes congés arrivaient bientôt à terme, je n’avais guère plus d’une semaine à passer au Pérou. Le temps pressait.

Je me demande s’il n’y a pas eu une sorte d’émulation entre les deux prêtres qui nous avaient pris en affection. Nous avions réussi à adopter Marie-Stéphanie grâce à Eugénio. Juan ne voulait pas être en reste. Il nous disait toujours : "espera un ratito" (attend un petit moment). Il nous assurait qu’il connaissait une petite fille qui avait besoin d’être adoptée. Un jour, finalement, il nous a demandé de venir à sa cure.

Là, nous avons aperçu plusieurs personnes, et une enfant d’environ deux ans, assise sur une chaise devant une grande tasse de café. Elle avait un regard d’une tristesse qui nous a transpercés. Il y avait dans ses yeux une lassitude vraiment bouleversante. On nous a dit qu’elle vivait seule, autonome dans le bidonville. Les voisins du bidonville lui donnaient parfois à manger. Elle n’avait pas de maison. On lui tenait son bol parce qu’elle n’avait pratiquement plus la force de lever les bras. Elle ne savait pas marcher. Ses dents étaient cariées jusqu’aux gencives… Elle était vraiment en mauvais état. C’était cette petite fille que Juan nous proposait d’adopter….

C’est son regard qui nous a accrochés. On y lisait toute la détresse du monde. Et Juan qui nous répétait sans cesse : "Elle a besoin, elle a besoin". J’ai vraiment l’impression qu’il voulait nous persuader. Mais ce n’était pas la peine. Le regard de cette enfant nous disait que nous ne pouvions pas la laisser tomber.

Juan a retrouvé sa maman pour signer l’acte d’abandon. Elle avait été abandonnée par son mari. Tout s’est fait très vite. Nous sommes allés revoir le juge pour faire les papiers. Puis nous sommes retournés chercher cette petite fille : Anne-Bernadette, notre quatrième enfant.

Arrivés au couvent, nous avons fait chauffer de l’eau pour la laver. Nous lui avons coupé les cheveux, l’avons habillée de propre. Nous sommes parvenu à lui faire avaler deux gouttes de lait dans une petite cuillère. A peine plus…

Nous nous sommes retrouvés à six, dans notre cellule de moine, minuscule et glaciale. Moi je dormais dans un lit avec François-Damien ( et sa diarrhée !). Marie-Christine dans l’autre lit avec Anne Bernadette et Pierre-Germain. Nous avions couchée Marie-Stéphanie dans notre valise vidée. C’était son berceau de fortune. La valise était posée sur deux chaises_ pour protéger notre bébé de l’assaut des souris, qui couraient par dizaine !

Nos deux garçons étaient un peu désemparés face à Anne-Bernadette. Pierre Germain demandait : « Pourquoi j’ai une grande s_ur qui est un bébé ? ». Il ne comprenait pas pourquoi cette enfant, plus âgée que lui, ne marchait pas. Le premier jour, Anne-Bernadette était tellement effarouchée qu’elle n’a pas su nous montrer ce dont elle était capable. Elle se laissait faire, complètement inerte.

Moi, quand je l’ai vue comme ça, j’ai pris peur. Je me suis dit « Mes amis, dans quoi on se lance ? » Je craignais qu’elle soit handicapée. En fait, elle n’avait pas l’habitude de voir tant de monde autour d’elle. Elle ne devait pas bien comprendre ce qui lui arrivait. Et puis, peu à peu elle s’est habituée. Elle a pris ses marques. Dès le lendemain, elle s’est mise à marcher à quatre pattes. Alors, j’ai été rassurée.

Je n’ai pas eu la même réaction. Je ne me suis pas posé de question. J’étais confiant. Pour moi, Anne-Bernadette était une fleur assoiffée. Il suffisait de lui rajouter de l’eau, peu à peu, pour qu’elle se redresse et s’épanouisse à nouveau. Ça a été une joie de la voir s’ouvrir peu à peu, se mettre à sourire, à manger, reprendre des kilos, et de voir tous ses progrès ! Si nous n’étions pas passés par Juliaca, cette enfant n’aurait probablement pas survécu. Elle n’avait déjà plus la force de se nourrir elle-même. Cela fait chaud au cœur de se dire qu’on a certainement sauvé quelqu’un. Ne serait-ce que pour ça, notre voyage au cœur du Pérou a été essentiel.

Que le bon Dieu se débrouille !

« Espera un ratito » (attend un petit moment). Devant nos mines paniquées, Eugenio ne s’est pas démonté. Nous avions nos six billets d’avion pour rejoindre Arequipa. Le vieux coucou que nous comptions emprunter devait décoller incessamment de la petite piste de Juliaca. Ce que nous n’avions pas compris, c’est que le fait d’avoir des billets ne nous donnait pas forcément la garantie de prendre le départ. L’avion était plein, et nos noms figuraient très loin sur la liste d’attente…

J’étais catastrophée. Il ne nous fallait pas une place, mais six ! Pierre devait impérativement prendre cet avion. Ses congés étaient arrivés à terme et il devait repartir pour la France le surlendemain avec Pierre-Germain et François-Damien. Nous devions faire escale à Arequipa où nous avions laissé une partie de nos bagages. Puis il fallait encore trouver un avion pour rejoindre Lima.

« Espera un ratito », nous répétait Eugenio. Et il a disparu un bon moment. Nous ne savions pas trop ce qu’il faisait. L’avion devait décoller à 9H. A 10H30, il était toujours là. Et on voyait Eugenio aller et venir. Il arrivait vers nous de temps en temps en disant : « espera un ratito ». L’attente n’en finissait pas. Et l’avion qui n’avait toujours pas décollé ! Il faisait un froid de canard.

Je me suis dit « Il n’y a que le » Patron « là-haut qui peut faire quelque chose. Alors, laissons-nous porter par les événements… » C’est comme quand on se retrouve dans les rapides d’une rivière. On ne bouge pas, on se laisse laisse emporter par le courant. C’est le meilleur moyen d’éviter les rochers…

Au bout de deux heures, Eugenio est revenu avec un grand sourire en disant : « Voilà, vous avez vos six places ! » On n’a jamais su ce qu’il a fait. Je le soupçonne d’avoir passé en revue tous les passagers de l’avion en leur demandant de céder leur place, après leur avoir expliqué toute notre aventure.

Quand nous sommes enfin arrivés à Lima, nous pensions pouvoir souffler. Mais nous n’étions pas au bout de nos peines.

Mais où est passé le sac rouge ? Il me fallait absolument ce sac. J’avais besoin d’un biberon de toute urgence pour Marie-Stéphanie. La pauvre, elle avait tellement mal aux oreilles qu’elle hurlait. Nous venions d’échouer dans un petit hôtel de Lima. Avant, nous avions tourné pendant une heure en taxi à la recherche d’une adresse erronée. Marie-Stéphanie, qui était née à 5000 mètres d’altitude, ne supportait pas la différence de pression : la ville de Lima se situe au niveau de la mer ! Il me fallait à tout prix un biberon pour la faire déglutir. Mais impossible de mettre la main sur ce sac rouge.

C’était une catastrophe. Ce sac contenait non seulement le lait et les biberons mais surtout, tous les papiers des adoptions _ Et plus moyen de se souvenir où nous avions bien pu laisser notre sac ! On nous l’avait sûrement volé. Il fallait aller faire une déclaration de vol dans un commissariat. Nouvelle catastrophe : nous étions dimanche et ce jour-là se déroulait un match de foot Colombie-Pérou. Nous n’avions aucune chance de trouver un policier : tous les agents de la capitale étaient mobilisés au stade. Pas question non plus de trouver un commerce ouvert pour acheter un biberon. « Tout le monde est au match », nous a assuré le propriétaire de l’hôtel_ A bout de nerfs, j’ai éclaté en sanglots. je m’imaginais obligée de retourner à Juliaca pour tout recommencer. Refaire signer les actes d’abandon, refaire les jugements. Tout, quoi… et Marie-Stéphanie qui continuait à hurler…

A ce moment là, je me suis dit : « Ce n’est pas possible. Le bon Dieu nous mène par tous les chemins imaginables. On n’a jamais refusé quoi que ce soit. Où qu’il nous embarque, quoi qu’il nous montre, quoi qu’il nous fasse, on a tout laissé faire. Il nous a fait pleurer, il a bousculé notre vie. Et bien maintenant, qu’il se débrouille. Nous, on ne peut plus rien faire ! ». Nous nous sommes assis sur le lit, et nous avons attendu. Ce qui devait se passer n’était plus de notre ressort.

Et puis, au bout d’une heure, on frappe à la porte de notre chambre. C’était le chauffeur de taxi. Il avait le sac rouge à la main. Il nous dit : « j’ai retrouvé ce sac dans ma voiture, je pense qu’il est à vous. Vous pouvez regarder à l’intérieur : tout y est, je n’y ai pas touché ! »

Retrouvailles

Je suis retourné en France avec François-Damien et Pierre-Germain. Marie-Christine est restée une semaine de plus au Pérou avec les deux filles, le temps d’obtenir leurs visas. Leur arrivée à Roissy a été un moment très fort. Comme lors de notre première adoption. C’est un moment très particulier, où la famille se constitue morceau par morceau. C’est très chaleureux, très émouvant, dans cette curieuse ambiance d’aéroport.

Avec les deux garçons, j’essayais de voir le plus loin possible au travers des vitres successives. Et tout d’un coup, on s’aperçoit. Je vois Marie-Christine portant tant bien que mal nos deux petites filles - l’une dans le dos, et l’autre sur le ventre ! — et les bagages. Elle me fait signe. Nous nous retrouvons enfin. Et là, tout le monde pleure de bonheur, de soulagement… A chaque adoption, nous avons connu cet instant final qui couronne notre aventure. C’est aussi le coup d’envoi d’une nouvelle vie, tous ensemble… A mon retour du Pérou, après près de deux mois d’absence, j’ai été un peu désorientée. C’était le mois de septembre, et j’ai eu l’impression d’avoir raté l’été. Au Pérou, on avait rencontré des saisons complètement différentes. On avait même eu de la neige ! Alors, pour me consoler, ma mère m’avait acheté un grand cageot de pêches. Ça a été mon petit échantillon d’été !

Les deux garçons ont mis plusieurs semaines avant de se remettre de leur voyage. Ils avaient attrapé la turista, et leurs intestins sont restés perturbés pendant un bout de temps. C’est vrai que ce n’était pas facile d’emmener si loin des enfants si jeunes. Notre voyage n’avait rien eu de reposant : Ce n’était pas du tourisme !

Je ne regrette pas qu’ils soient venus avec nous. Pour chaque adoption, on a fait un album de photos. Les enfants aiment beaucoup les regarder. Sur l’album du Pérou, il y a aussi Pierre-Germain et François-Damien, qui découvrent leurs petites sœurs. Je trouve ça chouette qu’ils puissent se dire : "Nous aussi on y était" !

Les filles ont dû s’adapter à de toutes nouvelles conditions atmosphériques et climatiques. Comme elles étaient nées à 4000m d’altitude, on a découvert que leur nombre de globules rouges était deux fois plus élevé que la moyenne en France ! En un mois, ce taux s’est régulé. Anne-Bernadette possédait une cage thoracique énorme en raison des conditions de respiration des hauts plateaux andins. Quant à Marie-Stéphanie, ses bourdonnements d’oreilles se sont arrêtés définitivement dans l’avion qui l’amenait en France.

Vivre ensemble

À nouveau, il a fallu apprendre à vivre ensemble. Au bout de six ans de mariage, nous étions devenus parents de quatre enfants âgés de 0 à 3 ans et demi ! La maison n’était pas très grande, et il a fallu se serrer un peu pour accueillir les deux filles. Les garçons ont tout de suite « adopté » leurs petites sœurs. Pierre-Germain, qui avait à peine deux ans, s’est découvert une âme de grand frère auprès d’Anne-Bernadette. Elle avait sept mois de plus que lui, mais elle avait encore tant à découvrir ! Pierre-Germain s’est mis à lui apprendre à jouer et à parler, il la guidait. Mais parfois, il trouvait que sa s_ur dépassait les bornes. Il regardait Anne-Bernadette s’amuser avec ses jouets à lui. On le voyait, tentant de se contenir. Il y avait quelque chose en lui qui montait, une espèce de bouillonnement. Puis, n’y tenant plus, il se levait, courait vers sa sœur, la bousculait. Il récupérait son jouet, revenait à sa place, et il soufflait, soulagé !

Les premières semaines, la pauvre Anne-Bernadette était terrorisée par ces deux frères, pleins de vie, qui couraient dans tous les sens. Durant la semaine où j’étais restée seule au Pérou, je lui avais appris à marcher. Elle était encore très « château branlant ». Alors, elle se réfugiait dans un coin, à l’abri de ces bolides qui à chaque instant, menaçaient dangereusement son équilibre !

Entre les deux adoptions, je m’étais remise à travailler. Cette fois, j’ai pris un congé parental de deux ans et demi, pour profiter des enfants. Ça faisait quand même quatre petits à la maison ! Il a fallu que je m’organise. C’est sûr que je n’étais pas ravie quand on venait me rendre visite à l’heure des repas et des toilettes. Ce n’était pas l’idéal ! Un voisin, notamment, avait la facheuse manie de venir régulièrement à 18H30. Et il s’étonnait qu’à cette heure là, la maison soit toujours en désordre !

Avec Marie-Stéphanie, tout s’est très bien passé. Pour moi, avoir à nouveau un tout petit bébé, c’était formidable. Je me sens pleine d’initiatives avec les tous petits. Je pouvais à nouveau pouponner, et j’en ai profité pleinement ! Chaque instant auprès de mes enfants était important. Je ne voulais pas perdre une miette de cette période privilégiée.

Quand ils sont petits, il y a tous ces petits progrès qu’on voit. Les premiers mots, les premiers pas. Et tout d’un coup, il y en a un qui arrive à faire du vélo… Et puis, il y a les compliments de fête des mères. Tout ça, c’est tellement attendrissant. Maintenant que les enfants ont grandi, je me rends compte à quel point cette période était merveilleuse. Je n’en suis pas du tout rassassiée !