Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Chapitre VI

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





VI



Le langage des sons est le commencement et la fin de celui des mots, comme le sentiment est le commencement et la fin de l’entendement, le mythe, le commencement et la fin de l’histoire, le lyrisme le commencement et la fin de la poésie. L’intermédiaire entre le commencement et le moyen terme, ainsi qu’entre celui-ci et le point d’aboutissement est l’imagination.

Le processus de cette évolution n’est cependant pas un retour en arrière, mais un progrès jusqu’à l’acquisition de l’aptitude humaine la plus haute ; il est suivi essentiellement, non seulement par l’humanité en général, mais encore par chaque individu social.

De même que le sentiment inconscient contient tous les germes du développement ultérieur de l’entendement, et de même que celui-ci renferme ce qui donne un caractère de nécessité à la justification du sentiment inconscient, et que seul, est doué de raison l’homme qui a justifié ce sentiment par l’entendement ; de même que ce n’est que dans le mythe, justifié par l’histoire qui en est issue, qu’on puisse retrouver une image vraiment intelligible de la vie ; de même le lyrisme renferme tous les germes de l’art poétique proprement dit, lequel ne peut finalement énoncer d’une manière nécessaire que la justification du lyrisme ; l’œuvre issue de cette justification est précisément l’œuvre la plus éminente de l’art humain, le Drame intégral.

Or, l’organe d’expression le plus primitif de l’homme intérieur est le langage des sons, expression la plus spontanée du sentiment intérieur provoqué du dehors. La manière primitive de s’exprimer de l’homme dut certainement être analogue à celle que seuls les animaux possèdent encore aujourd’hui ; et nous pouvons nous la représenter à l’esprit quand nous éliminons de notre langage verbal, en ce qu’il a d’essentiel, les sourdes consonnes, en n’y laissant que les sonores voyelles. Ces voyelles, si nous les imaginons dégagées des consonnes et nous les figurons comme faisant connaître à elles seules les alternatives variées et intensifiées des sentiments intérieurs, selon la diversité douloureuse ou joyeuse de leur contenu, nous donnent une image du premier langage émotionnel de l’homme, où le sentiment ému et intensifié ne pouvait certainement se communiquer autrement qu’en s’exprimant au moyen d’une jonction de voyelles sonores qui devait d’elle-même produire l’impression d’une mélodie.

Cette mélodie, accompagnée de gestes correspondants du corps humain, de sorte qu’elle paraissait, à son tour, n’être elle-même qu’une expression par le geste, et qu’elle empruntait, pour cette raison, au mouvement changeant du geste sa mesure dans le temps, le rhythme, — pour la lui retourner ensuite comme une mesure mélodiquement justifiée au point de vue de sa propre manifestation, — cette mélodie rhythmique, que nous aurions tort d’estimer trop peu, étant donné la variété infiniment plus grande de la faculté de percevoir de l’homme comparée à celle des animaux, et surtout en raison de ce qu’elle peut être intensifiée indéfiniment par l’action réciproque de l’expression intérieure par la voix et de l’expression extérieure par le geste [1] — dont ne dispose aucun animal, — cette mélodie, de par son origine et sa nature, a exercé une influence si considérable sur le vers, que celui-ci parait être déterminé par elle au point de sembler lui avoir été absolument subordonné, — cela ressort clairement, aujourd’hui encore, d’un examen attentif de l’une quelconque des véritables chansons populaires : on reconnaît nettement que le vers y est issu de la mélodie, et cela au point qu’il doit souvent se plier à ses changements les plus particuliers, même en ce qui concerne le sens.

Ce phénomène nous montre très nettement l’origine du langage [2]. Le son ouvert du pur langage émotionnel cherche à se manifester dans le mot d’une manière aussi distincte que le sentiment intérieur cherche à distinguer les objets extérieurs qui agissent sur la perception, à s’exprimer sur eux, et enfin à rendre intelligible l’impulsion interne qui le pousse à cette communication. Dans le pur langage des sons, le sentiment qui communiquait une impression reçue se faisait seul entendre et il le pouvait, avec l’aide du geste, en haussant et en baissant [le ton], en étendant et en abrégeant, en renforçant et en atténuant de diverses manières les voyelles sonores : mais pour désigner les objets extérieurs, d’après leur différence même, le sentiment était obligé de recouvrir le son ouvert d’un vêtement qui le distinguât, analogue à l’impression produite par l’objet, qu’il empruntait à cette impression, et partant, à l’objet même. Ce vêtement, la langue des sons le tissa avec les sourdes consonnes, qu’elle joignit à la sonore voyelle, soit comme consonne initiale, soit comme consonne finale, ou même sous les deux aspects à la fois ; de telle sorte que la voyelle en fût recouverte, et mise en mesure de se manifester nettement et distinctement, de même que l’objet distingué se délimitait et se faisait connaître au dehors par son enveloppe, — tel un animal par sa robe, un arbre par son écorce, etc. Les voyelles ainsi revêtues et distinguées par ce revêtement constituent les racines de la langue, et c’est par leur jonction et par leur groupement que se forme tout l’édifice perceptible aux sens, de notre langage, avec ses ramifications à l’infini.

Mais remarquons d’abord avec quelle prudence instinctive ce langage repoussa peu à peu le sein maternel qui l’avait nourri, la mélodie, et son lait, la voyelle sonore. En conformité avec le caractère d’une intuition naïve de la nature, et avec le désir de communiquer les impressions d’une telle intuition, la langue ne confrontait que des choses apparentées, analogues, non seulement pour faire ressortir clairement dans cette confrontation le parent avec son semblable, et expliquer le semblable par la parenté, mais aussi pour produire, au moyen d’une expression fondée sur la ressemblance et la parenté, de ses propres éléments, une impression d’autant mieux déterminée et plus intelligible pour le sentiment. C’est là que se manifesta le pouvoir poétique de la langue : elle était arrivée ainsi à constituer des éléments distinctifs dans les racines, en revêtant la voyelle sonore, simple expression subjective du sentiment manifestée à l’égard d’un objet, d’une enveloppe de consonnes sourdes qui était considérée par le sentiment comme une expression objective de celui-ci, au moyen d’une propriété empruntée à cet objet même. Or, cela étant, si la langue groupait des racines de ce genre, selon leur analogie et leur affinité, elle n’en rendait pas plus distinctes pour le sentiment, ni l’impression produite par les objets, ni l’expression adéquate, par l’intensification de cette expression, au moyen de laquelle elle désignait l’objet lui-même à son tour comme renforcé, c’est-à-dire comme multiple en soi, mais un par affinité et analogie. Cet élément poétique de la langue, c’est l’allitération ou Stabreim, dans laquelle nous reconnaissons la propriété primordiale de tout langage poétique.

Dans l’allitération, les racines homogènes sont groupées de telle façon, que, de même qu’elles frappent l’oreille comme des sons semblables, de même, elles réunissent aussi des objets semblables en l’image d’ensemble par laquelle le sentiment voudrait se prononcer nettement sur ces objets. Leur ressemblance qui frappe les sens est due, soit à la parenté des voyelless onores, surtout quand elles ne sont pas précédées d’une consonne [3] ; soit à l’identité de la consonne initiale qui les caractérise alors comme un trait particulier adéquat à l’objet [4] ; soit aussi à l’identité de la consonne finale qui ferme la racine (comme assonance)’, si c’est dans cette consonne finale que réside la force qui lui confère son individualité [5].

La distribution et l’ordonnance de ces racines qui riment entre elles se fait d’après des lois analogues à celles qui nous guident dans toutes les manifestations de l’art, quand il s’agit de répéter, pour la Clarté, ceux des motifs auxquels nous attachons la plus grande importance et que nous plaçons, pour, cette raison, entre des motifs de moindre importance qu’ils déterminent de leur côté, de sorte que leur caractère de motif déterminant et essentiel s’en dégage visiblement.

Comme je me réserve, afin d’exposer l’influence possible de l’allitération sur notre musique, de revenir sur ce sujet d’une façon plus explicite, je me bornerai pour l’instant à attirer l’attention sur le rapport de dépendance qui existait entre l’allitération et le vers qu’elle déterminait et la mélodie que nous devons concevoir comme l’expression la plus primitive de la sensibilité humaine à manifestations variées, mais qui, dans sa variété, n’en constitue pas moins une unité. Nous sommes obligés d’expliquer, en prenant pour point de départ unique cette mélodie, non seulement le vers quant à son étendue, mais encore l’allitération qui détermine cette étendue, tant au point de vue de son rôle que de ses propriétés en général, — cette mélodie elle-même étant déterminée dans sa manifestation par la faculté naturelle de la respiration humaine, et par la possibilité d’émettre des intonations renforcées tout d’une haleine. La durée d’une respiration par l’organe du chant déterminait l’étendue d’une section de la mélodie, dans laquelle une partie notable de celle-ci devait arriver à son terme. Mais la possibilité de cette durée déterminait également le nombre des accentuations particulières comprises dans une section de la mélodie qui diminuait, par suite d’une consommation plus rapide de l’air aspiré, quand ces accentuations étaient d’une puissance passionnée ou — qui augmentait quand, ces intonations étant moins fortes, n’exigeaient pas une consommation aussi rapide de l’air. Ces accentuations qui coïncidaient avec le geste et qui s’adaptaient au moyen de ce geste à la mesure rhythmique, se condensaient verbalement en racines de mots mises en rimes au moyen de l’allitération et en déterminaient le nombre et la place de la même façon que la section mélodique, déterminée par la respiration, conditionnait la longueur et l’étendue du vers. — Combien il est simple d’expliquer et de comprendre toute métrique, quand on se donne la peine de revenir aux conditions naturelles de toute faculté artistique humaine, car ce n’est qu’en prenant pour point de départ ces conditions naturelles que nous pouvons parvenir à la création vraiment artistique ! — Mais ne poursuivons pour le moment que l’examen des phases de développement du langage des mots, et réservons-nous de revenir, plus tard, sur la mélodie qu’il a abandonnée.

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Au fur et à mesure que la composition poétique se transformait d’une activité du sentiment en une fonction de l’entendement, se dissolvait aussi l’union créatrice primitive du langage des gestes, des sons et des mots réalisé dans la lyrique. Le langage verbal était l’enfant qui abandonnait père et mère pour se lancer tout seul dans le vaste monde. —■ De même que l’homme, en grandissant, voyait se multiplier les objets et leurs rapports avec sa. sensibilité, de même croissaient en nombre les mots et les accouplements des mots de la langue qui devaient correspondre au nombre accru des objets et de leurs rapports. Tant que l’homme avait encore les yeux fixés sur la nature et que son sentiment était encore capable de la saisir, il continuait à inventer des racines qui correspondaient aux caractères des choses et à leurs rapports. Mais lorsque, sous l’impulsion de la vie, il finit par se détourner de la source féconde de cette faculté de parler, sa puissance d’invention tarit et il en fut réduit à se contenter du fonds qui lui était échu en héritage, mais qu’il ne pouvait plus accroître par de nouvelles acquisitions. Selon le besoin qu’il avait de choses extra-naturelles, il joignait ces racines entre elles par deux ou par trois, les écourtait en vue de cette jonction et les déformait jusqu’à les rendre méconnaissables, surtout en volatilisant la sonorité pleine de leurs voyelles jusqu’au son fugitif de la parole, et en manifestant la chair vivante de la langue par un entassement de consonnes nécessaire à la jonction des racines hétérogènes.

Lorsque la langue eût ainsi perdu la compréhension spontanée de ses propres racines, possible seulement par le sentiment, elle devint également incapable de répondre à l’aide de celles-ci aux intonations de cette mélodie-mère qui la nourrissait. Elle se contenta soit de s’adapter autant que possible à la rhythmique de la mélodie, lorsque, — comme dans l’antiquité grecque — la danse était restée une partie intégrante de la lyrique, soit en cherchant un autre lien pour rétablir son union avec les intervalles respiratoires de la mélodie lorsque, — comme chez les peuples modernes, — la danse se séparait de plus en plus de la lyrique ; c’est cela qu’elle trouva dans la rime finale.

La rime finale sur laquelle nous serons également obligés de revenir, à cause de son rôle vis-à-vis de notre musique, se plaçait à la fin de la section mélodique sans pouvoir cependant se conformer aux intonations de la mélodie elle-même. Elle ne renouait plus le lien naturel entre le langage des sons et celui des mots, au moyen duquel l’allitération faisait percevoir clairement, tant au sens extérieur qu’au sens intérieur, la parenté entre les racines et les intonations mélodiques, mais papillonnait mal assujettie, aux jointures des différentes parties de la mélodie, vis-à-vis de laquelle le rôle du vers devenait de plus en plus arbitraire et de moins en moins soumis à une règle. —

Mais plus les procédés du langage verbal devenaient compliqués et indirects pour désigner des choses et des rapports qui relevaient non de la nature des choses, mais de la convention sociale, plus ce langage était obligé de chercher des noms pour désigner des idées qui, étant elles-mêmes abstraites de phénomènes naturels, devaient être de nouveau employées à combiner ces abstractions ; plus il était obligé, à cet effet, de river le sens originel des racines à un support artificiel, d’une signification doublée et triplée, [sens] qui ne pouvait plus être que pensé, mais non senti, et plus était circonstanciée la construction de l’appareil qui devait mettre en mouvement toutes ces vis et tous ces leviers : plus il se montrait étranger et récalcitrant envers cette mélodie originelle dont il avait perdu jusqu’au moindre souvenir, quand enfin, à bout de souffle et de son, il en fut réduit à se jeter dans le tourbillon de la prose.

L’entendement résultant de la condensation du sentiment par l’imagination, acquit dans le langage de la prose un organe au moyen duquel il pouvait seul se faire comprendre et cela, dans la mesure même où ce langage était inintelligible par le sentiment. Dans la prose moderne, nous parlons un langage que notre sentiment ne comprend pas, un langage dont nous avons cessé de percevoir le lien avec les objets qui, par leur impression sur nous, déterminaient la formation des racines verbales, selon notre pouvoir, un langage que nous parlons tel qu’il nous fut enseigné dès notre enfance et non comme nous le concevons, l’alimentons et le formons au-dedans de nous-mêmes, et sous l’action des objets, à mesure que croit l’indépendance de notre sentiment ; un langage aux usages duquel, ainsi qu’à ses exigences fondées sur la logique, nous devons une obéissance absolue, quand nous voulons nous communiquer. Pour notre sentiment, ce langage est donc basé sur une convention qui poursuit un but précis, à savoir, que nous puissions, en suivant une règle déterminée [normalement] selon laquelle nous devons penser et dominer notre sentiment, nous faire comprendre de manière à pouvoir exposer à l’entendement une intention de l’entendement.

Notre sentiment qui, dans le langage, s’exprimait inconsciemment tout seul, nous ne pouvons, dans cette langue, que le décrire, et encore nous faut-il recourir à des procédés plus circonstanciés que pour un objet de l’entendement, et cela parce que nous sommes obligés de nous laisser glisser du haut de ce langage de l’entendement en bas, jusqu’à sa souche, comme nous avons été obligés de nous hisser de cette souche en haut, pour arriver jusqu’à ce langage. —

Notre langue repose sur une convention à la fois religieuse, politique et historique, qui fut établie très logiquement en France, comme une règle, par ordre d’une Académie, sous la tyrannie de la convention incarnée en Louis XIV. Non seulement, elle ne repose pas sur une conviction réellement ressentie, toujours vivante et toujours présente, mais elle est au contraire la contre-partie venue du dehors, de cette conviction. En quelque sorte, nous ne sommes pas en état de converser en cette langue selon notre sentiment intime, car il nous est impossible d’inventer en elle selon cette perception intime ; nous ne pouvons communiquer en elle nos sensations qu’à l’entendement, mais non pas au sentiment à compréhension sure ; et tout naturellement, étant donné notre évolution moderne, le sentiment chercha à s’échapper du langage absolu des mots dans le langage absolu des sons de notre musique actuelle.

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Le langage moderne ne se prête pas à l’invention poétique ; autrement dit, une intention poétique ne peut pas être réalisée en lui, elle ne peut qu’y être énoncée comme telle.

L’intention poétique n’est pas réalisée tant qu’elle n’a pas été communiquée de l’entendement au sentiment. L’entendement qui ne veut communiquer qu’une intention qu’on puisse communiquer intégralement dans le langage de l’entendement, n’a pas en vue de réaliser une intention poétique, c’est-à-dire synthétique, mais une intention de décomposition et d’analyse. L’entendement ne fait œuvre poétique que lorsqu’il perçoit des choses éparses selon leur enchaînement, et qu’il veut communiquer cet enchaînement en vue d’une impression infaillible. On ne peut embrasser d’un regard d’ensemble un ensemble de choses connexes, que d’un point de vue éloigné, adéquat à l’objet et à l’intention qu’il s’agit de réaliser ; l’image qui se présente ainsi aux yeux n’est pas la réalité « réelle », mais seulement la réalité perceptible à ces yeux comme un enchaînement.

Seul, l’entendement analytique est susceptible de reconnaître la réalité réelle dans ses détails et de la communiquer au moyen de son organe, le langage de l’entendement. Par contre, la réalité idéale, la seule intelligible, ne peut être comprise comme un ensemble que par l’entendement qui condense, et celui-ci ne peut la communiquer intelligiblement qu’au moyen d’un organe qui, étant un organe de condensation, réponde également en ceci à l’objet condensé qu’il communique au sentiment de la façon la plus claire. Un vaste enchaînement de faits, seul capable de les expliquer séparément, ne peut — comme nous l’avons vu, — être représenté que par la condensation de ces faits ; cette condensation signifie, pour les faits de la vie humaine, simplification et, en vue de cette [simplication ], renforcement des éléments d’action qui. de leur côté, ne pouvaient résulter que d’un renforcement des motifs. Or, un motif ne se renforce que par la fusion des différents éléments d’entendement qu’il contient en un élément émotionnel, décisif, que le poète ne peut réussir à communiquer qu’au moyen de l’organe primitif de la sensibilité intérieure de l’âme, le langage des sons.

Mais le poète s’exposerait à ne pas voir son intention réalisée, s’il la dévoilait complètement, en ne recourant qu’à la dernière extrémité à la traduction libératrice dans le langage des sons. S’il ne voulait mettre d’accord le langage nu des mots avec le langage plein des sons, qu’au moment précis où doit intervenir la mélodie comme L’expression la plus parfaite du sentiment intensifié, il jetterait du même coup le plus grand trouble et dans l’entendement, et dans la sensibilité, trouble dont il ne pourrait les tirer tous deux qu’en mettant son intention entièrement à découvert, — sans en rien cacher, par conséquent, en retirant ouvertement ce qu’il avait avancé dans son œuvre d’art, c’est-à-dire qu’il communiquerait à l’entendement son intention telle quelle et au sentiment une expression émotionnelle qui ne serait pas déterminée par l’intention, sans consistance et superflue, celle de notre opéra contemporain. La mélodie toute faite reste inintelligible à l’entendement qui, jusqu’au moment où elle intervient, devrait être seul occupé, et même à l’interprétation du sentiment en voie de croissance. Il ne peut y participer que dans la mesure où il est lui-même passé dans le sentiment qui, dans son exaltation croissante, parvient jusqu’à réaliser son expression la plus complète. L’entendement ne peut participer à la croissance de cette expression jusqu’à son plein épanouissement, tant qu’il ne se place pas sur le terrain du sentiment. Or, le poète pose le pied avec certitude sur ce terrain dès l’instant où, l’intention du drame formulée, il s’achemine vers sa réalisation, car ce désir de réalisation, c’est déjà l’éveil nécessaire et pressant, en lui, du même sentiment auquel il voudrait communiquer une chose pensée en vue d’une compréhension certaine et libératrice. —

Le poète ne peut espérer réaliser son intention qu’à partir du moment où il la tait et la garde pour lui comme un secret, ce qui équivaut à dire qu’il ne l’énonce plus du tout dans la langue dans laquelle elle pouvait exclusivement être communiquée, comme une intention pure de l’entendement. Son œuvre de libération, c’est-à-dire de réalisation, il ne la commence qu’à partir du moment où il peut se faire connaître dans la langue nouvelle de la libération et de la réalisation ; celle-ci est, en fin de compte, la seule au moyen de laquelle il puisse faire connaître de la manière la plus convaincante le fond même de son intention, — c’est-à-dire à partir du moment où cette œuvre d’art commence son existence, à partir de la première représentation du drame.

Ainsi, c’est le langage des sons employé dès le début qui est l’organe d’expression au moyen duquel est obligé de se faire comprendre le poète qui s’adresse de la part de l’entendement au sentiment et qui, pour cette raison, doit se placer sur le seul terrain où il puisse communiquer avec le sentiment.

Les situations renforcées choisies par l’entendement poétique ne peuvent, en raison du renforcement nécessaire de leur motif, être présentées d’une façon intelligible que sur un fond qui, en soi et pour soi, soit plus vaste que la vie ordinaire et son expression habituelle, et qui dépasse le plan où se manifeste l’expression habituelle, comme ces personnages et ces motifs amplifiés dépassent ceux de la vie ordinaire ; mais cette expression ne saurait être contraire à la nature, non plus que les actions et les personnages en question ne doivent être extra-humains ou contraires à la nature. Les personnages du poète doivent être en ce sens entièrement conformes à la vie réelle, qu’ils ne doivent représenter que dans la connexité la plus compacte et dans la force de sa plus haute exaltation ; c’est pourquoi leur expression ne doit être que celle du sentiment humain au comble de l’exaltation selon son plus grand pouvoir de manifestation au dehors. Les personnages du poète paraîtraient en revanche contraires à la nature, si l’action étant portée à son maximum, ils faisaient connaître les motifs qui les déterminent au moyen des organes de la vie ordinaire : et ils seraient incompréhensibles, voire ridicules, s’ils se servaient alternativement de tels ou tels organes, intensifiés à l’extrême ; de même, s’ils quittaient alternativement, devant nos yeux, le domaine de la vie ordinaire et celui, plus élevé, de l’œuvre d’art poétique [6].

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Si, maintenant, nous examinons de plus près l’activité du poète, nous remarquons que la réalisation de son intention consiste uniquement à rendre possible la représentation au sentiment des actions amplifiées de ses personnages imaginés, au moyen de l’exposé de leurs motifs, et à réaliser cet exposé par le secours d’une expression qui occupe son activité, en ce sens que c’est seulement l’invention et la conception de cette expression qui rendent vraiment possible la présentation de ces motifs et de ces actions.

Cette expression est par conséquent la condition de réalisation de son intention qui, sans elle, ne pourrait passer du domaine de la pensée dans celui de la réalité. Mais la seule expression possible ici est tout à fait autre que celle de l’organe de la parole de l’entendement poétique même. L’entendement est, par conséquent, poussé par la nécessité à s’unir à un élément qui soit apte à recevoir son intention poétique dans son sein, comme un germe fécondant, et à nourrir et former ce germe avec ce qui constitue son essence propre et nécessaire, de manière qu’il puisse donner le jour à une expression de sentiments effective et libératrice.

Cet élément, c’est le même élément-mère, du sein duquel naquit la faculté primitive d’exprimer, au moyen d’une mélodie, quand il eût été fécondé par l’objet du dehors, naturel et réel, le mot et le langage des mots, — comme l’entendement naquit du sentiment, ce qui fait qu’il représente la condensation de l’élément femelle en élément mâle, en élément apte à communiquer. D’autre part, de même que l’entendement doit à son tour féconder le sentiment, — de même qu’il est, au moment de cette fécondation, poussé par le besoin de se voir saisi par le sentiment, de s’y voir justifié, d’être reflété par lui et de se trouver reconnaissable dans ce reflet, c’est-à-dire connaissable d’une manière générale, — de même, la parole intellectuelle est poussée à se reconnaître dans le son, et le langage des mots à se voir justifié par celui des sons [7]. Le charme qui éveille ce désir ardent et l’élève jusqu’au comble de l’exaltation, réside hors de celui qui l’éprouve, dans l’objet de son aspiration, lequel lui apparaît d’abord avec tout son charme, grâce à l’imagination — cet intermédiaire tout-puissant entre l’entendement et le sentiment — charme dont il ne peut jouir jusqu’à complète satisfaction que lorsqu’il s’épanche dans la plénitude de sa réalité. Ce charme, c’est l’action exercée par l’« éternel féminin » qui attire l’entendement égoïste mâle hors de lui-même, et qui elle-même n’est possible que parce que l’élément féminin éveille ce qui lui est apparenté : or, ce par quoi l’entendement est apparenté au sentiment, c’est le purement humain, c’est ce qui constitue l’essence du genre humain, comme tel. C’est ce « purement humain », qui est la substance nourricière du « masculin » et du « féminin », dont seule l’union par l’amour est un homme.

C’est donc l’amour qui pousse si irrésistiblement l’entendement poétique, pendant qu’il crée, — c’est l’amour de l’homme pour la femme : non point cet amour frivole et impudique dans lequel l’homme ne veut se satisfaire lui-même que par une jouissance, mais le désir profond de savoir, par la volupté partagée de la femme, libéré de son égoïsme ; et c’est ce désir ardent qui est l’élément poétique de l’entendement. Le germe qu’une nécessité le pousse à prodiguer, qui n’est que la condamnation de produits de ses forces les plus nobles dans l’exaltation amoureuse la plus ardente, — qui ne naît en lui que sous l’impulsion qu’il éprouve à le répandre au dehors, c’est-à-dire à la communiquer à la fécondation ; qui n’est même, pris en soi, que cette impulsion incarnée, — ce germe générateur, c’est l’intention poétique qui apporte à la femme magnifiquement aimante, la Musique, le sujet à enfanter.

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Assistons maintenant à l’acte de l’enfantement de ce sujet.

  1. L’animal qui exprime ses sensations de la façon la plus mélodique, l’oiseau des bois, ne possède aucune faculté d’accompagner son chant par des gestes. (Note de Wagner).
  2. Je conçois l’origine du langage, de la mélodie, non pas selon l’ordre chronologique, mais selon l’ordre architectonique. (Note de Wagner).
  3. Erb’ und eigen. Immer und ewig. (Note de Wagner).
  4. Ross und Reiter, Froh und frei. (Note de Wagner).
  5. Hand und Mund. Recht und Pflicht. (Note de Wagner).
  6. C’est en cela que notre comédie moderne a trouvé un élément extrêment important, en vérité. (Note de Wagner).
  7. Ne me trouvera-t-on pas trivial si, — me référant à la façon dont j’expose le mythe, — je rappelé ici Œdipe, qui, né de Jocaste, engendra avec Jocaste la rédemptrice Antigone ? (Note de Wagner).