Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 3/Chapitre I

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Troisième partie : La Poésie et la musique dans le drame de l’avenir





I



Le poète a cherché jusqu’ici de deux côtés à mettre d’accord l’organe de l’entendement, le langage verbal absolu, avec une expression du sentiment dans laquelle [cet organe] devait aider le sentiment à se manifester : du côté de la rythmique, — avec la mesure du vers, du côté de la mélodie, avec la rime finale. —

Pour la prosodie, les poètes du moyen-âge se fiaient encore avec certitude à la mélodie, en ce qui concernait aussi bien le nombre de syllabes que, surtout, l’accentuation. Lorsque la dépendance du vers d’une mélodie stéréotypée, avec laquelle il n’avait plus qu’un rapport purement extérieur, eût dégénéré en pédantisme servile, — comme dans les écoles de maîtres-chanteurs, — on adopta, à des époques plus récentes, une mesure de vers empruntée à la prose absolument indépendante de toute mélodie réelle, en prenant pour type la prosodie rythmique des Latins et des Grecs — ainsi que nous le voyons aujourd’hui dans la littérature. Les essais d’imitation et d’adaptation de ce modèle se bornèrent d’abord à un cercle très restreint et ne progressèrent que peu à peu, de sorte que nous ne pûmes reconnaître entièrement quelle erreur était à la base, que lorsque nous fûmes obligés, d’une part, d’acquérir une connaissance de plus en plus intime de la rhythmique antique, et d’autre part, de reconnaître, en essayant de l’imiter, l’impossibilité et la stérilité de cette imitation. La variété infinie de la métrique grecque, nous le savons maintenant, naquit de la collaboration vivante et indivisible des gestes de la danse avec la parole parlée et chantée ; toutes les formes de vers issues de cette collaboration ne se déterminèrent qu’au moyen d’un langage qui s’était formé, précisément, grâce à cette collaboration, de telle sorte que, du point de vue de notre langue, dont le processus de formation avait été tout autre, nous ne pouvons qu’à peine comprendre sa particularité rhythmique.

Ce qu’il y a de caractéristique dans la culture grecque, c’est que l’importance particulière attachée aux formes purement extérieures de l’homme, était si capitale, que nous pouvons la considérer comme la base de tout l’art grec. L’œuvre d’art lyrique et dramatique était l’exaltation, rendue possible par le langage, du mouvement de cette forme corporelle, et l’art plastique monumental en était enfin la franche déification. Quant à l’art musical, les Grecs ne se sentirent enclins à le cultiver qu’autant qu’il devait servir à souligner les gestes, dont le langage exprimait déjà mélodiquement le sens. Dans l’accompagnement des mouvements de la danse par la parole chantante, celle-ci acquit une mesure prosodique si nette, c’est-à-dire une faculté purement physique, bien déterminée, de peser chaque syllabe, longue et brève, d’après laquelle leurs rapports réciproques, s’ordonnèrent dans la durée, que, contre cette fixation purement physique (et qui n’était pas arbitraire, mais dérivait, même pour la langue, de la propriété naturelle des toniques dans les syllabes racines, ou de la place de ces toniques par rapport aux consonnes renforcées), l’accent tonique spontané, par lequel les syllabes étaient accentuées, et dont la valeur concrète n’avait aucun poids, a dû lui-même s’affaiblir, — recul dans le rhythme que cependant la mélodie compensa en élevant l’accent du langage.

Or, les mètres de la prosodie grecque nous sont malheureusement parvenus sans cette mélodie conciliatrice (comme l’architecture ancienne sans sa parure polychrome), et quant à l’alternance infinie de ces mètres elle-même, nous pouvons encore d’autant moins nous l’expliquer par l’alternance des mouvements de la danse, que nous n’avons pas plus devant nous ces [mouvements], que nous n’avons cette mélodie dans l’oreille. —

Une prosodie tirée, dans ces conditions, de la métrique grecque devait donc réunir en soi toutes les contradictions possibles. Pour l’imiter, il fallait avant tout distinguer nos syllabes en longues et en brèves, d’une façon qui lui tout à fait contraire à son génie naturel. Dans une langue qui a dégénéré en une prose absolue, l’élévation et l’abaissement de la voix ne sont plus marqués que par l’accent, que nous plaçons sur le mot ou la syllabe pour nous faire comprendre. Et cet accent n’a pas une valeur constante, [donnée] une fois pour toutes, comme c’était toujours le cas dans la prosodie grecque ; mais il change selon que ce mot ou cette syllabe a, dans la phrase, une importance plus forte ou plus faible pour son intelligence. Nous ne pouvons imiter un mètre grec, dans notre langue, que si, d’une part, nous imprimons à l’accent une valeur prosodique, ou si, d’autre part, nous sacrifions l’accent à une valeur prosodique imaginaire. Dans les essais tentés jusqu’ici, on a employé tour à tour ces deux procédés ; aussi la confusion que créaient dans l’esprit ces vers qui devaient être rhythmiques, ne pouvait disparaître que par une éducation arbitraire de l’entendement qui, pour le faire comprendre, se figurait le schéma grec placé sur le vers ; et il se disait au moyen de ce schéma à peu près ce que disait ce peintre à ceux qui regardaient son tableau au-dessous duquel il avait écrit : « Ceci est une vache. »

Combien notre langue est incapable de se manifester en vers avec une précision rhythmique bien déterminée, on le voit avec la plus grande évidence dans la métrique la plus simple, dont elle a l’habitude de se vêtir, pour se montrer — aussi modestement que possible d’ailleurs, — sous un costume rhythmique quelconque. Nous parlons de ce [mètre] qu’on appelle ïambe, sur lequel elle a l’habitude de s’exhiber le plus fréquemment à nos yeux, et, — malheureusement aussi, — à notre oreille, comme un monstre à cinq pattes. La laideur de ce mètre, dès qu’il est débité sans interruption, — comme dans nos drames, — est par soi-même une offense au sentiment ; or, si — et il est impossible de faire autrement, — par amour de son rhythme monotone, on fait les efforts les plus visibles pour lui donner un accent vivant, alors, ce vers devient un supplice véritable pour l’auditeur ; car, l’accent tonique mutilé l’éloignant de l’intelligence exacte et rapide du sens, l’auditeur est incité avec violence à abandonner uniquement sa sensibilité à la course douloureuse et fatigante de cet ïambe boiteux, dont le trot maladroit finit par lui ravir le sens et l’intelligence. —

Lorsque ces ïambes furent introduits sur la scène par nos poètes, une actrice intelligente en prit une telle peur, qu’elle fit transcrire ses rôles en prose, pour ne pas être tentée, à la vue de ces vers, de perdre l’accent tonique naturel, en les scandant d’une manière dangereuse pour le sens. Grâce à ce procédé plein de bon sens, cette actrice avait découvert tout de suite que ce que l’on croyait un ïambe présomptueux était une illusion du poète, illusion qui s’évanouissait dès que le vers était transcrit en prose, et que cette prose était déclamée avec une expression intelligible ; elle trouvait certainement que chaque vers, quand elle le prononçait avec le sentiment spontané qu’il exigeait, et avec la seule intention de manifester le sens d’une manière intelligible et persuasive, ne contenait guère qu’une syllabe, ou deux au maximum, sur lesquelles il serait nécessaire d’appuyer un moment ; — que les autres syllabes, à côté de celle-ci ou des deux accentuées, ne devaient être modulées qu’en élevant et en abaissant la voix, en la montant et en la descendant, mais seulement d’une façon égale, non interrompue par des pauses, — mais que les longues et les brèves prosodiques ne pouvaient être prises parmi ces [syllabes], qu’en imprimant aux syllabes racines un accent absolument étranger aux habitudes de notre langue moderne, qui trouble, qui détruit même l’intelligence d’une phrase, — un accent, enfin, qui se manifesterait au profit du vers comme une pause rhythmique.

J’admets que les bons versificateurs se distinguent des mauvais en ce qu’ils placent les longues de l’ïambe sur les racines, et les brèves, au contraire, sur la première ou la dernière syllabe d’un mot : mais si les longues ainsi obtenues sont déclamées, comme les lois de l’ïambe l’exigent, avec une grande précision rhythmique, — à peu près dans le rapport d’un temps à un demi-temps en musique, — il en résulte justement une violation des usages de notre langue, qui nous ôte totalement l’expression vraie et intelligible adéquate à nos sentiments. Quand bien même notre sentiment s’accommoderait d’une quantité des racines augmentée prosodiquement, le musicien, lui, serait dans l’impossibilité absolue de faire prononcer ces vers dans un rhythme quelconque, et surtout de traiter chacune des quantités différentes de l’ïambe conformément à sa valeur fictive, c’est-à-dire, une note longue et une note brève pour chaque syllabe longue et brève du vers. Mais le musicien n’est tenu qu’à l’accent ; et c’est seulement dans la musique que ces accents syllabiques qui, dans la langue usuelle, — telle une chaîne de montagnes rhythmiques tout à fait égales, — ont, par rapport à l’accent principal, la valeur d’un temps levé destiné à le renforcer, [que ces accents] acquièrent du relief, par ce qu’ils doivent correspondre ici à la valeur rhythmique des temps forts et faibles et acquérir un caractère distinct par l’élévation ou l’abaissement du son. —

Toujours est-il que, dans l’ïambe, le poète même se vit forcé, lui aussi, de renoncer à faire concorder la syllabe radicale avec la longue prosodique et de choisir arbitrairement au petit bonheur, parmi une série de syllabes également accentuées, celle à laquelle il voulait faire l’honneur d’une longue prosodique, tandis que, par contre, il se voyait obligé, de par les nécessités du sens, d’abaisser une syllabe radicale au rang de brève prosodique. —

Le secret de cet ïambe nous a été révélé dans nos théâtres dramatiques. Des acteurs intelligents, qui voulaient avant tout se faire comprendre de leur auditoire, l’ont récité comme de la simple prose ; les mauvais acteurs, au contraire, qui ne s’en tenaient qu’à la mesure du vers, et non à son sens, l’ont récité comme une mélodie insignifiante et sans musique, aussi vide de sens que de mélodie.

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Là où, basée sur des longues et des brèves, une rhythmique n’a jamais été tentée dans la langue, chez les peuples romans par exemple, et où la ligne du vers ne fut fixée que par le nombre des syllabes, la rime finale devint la condition indispensable du vers.

La rime finale est la caractéristique de la mélodie chrétienne et peut en être considérée comme le résidu linguistique. Son importance nous tombe sous le sens dès que nous entendons le chant choral de l’église. La mélodie de ce chant est d’un rhythme absolument indécis ; elle se déroule pas à pas dans des temps absolument égaux en longueur, et s’arrête seulement à la fin de la respiration pour reprendre haleine. La division de la mesure en temps forts et faibles est une addition d’une époque postérieure ; à l’origine, la mélodie religieuse ignorait absolument une distinction de ce genre : syllabes radicales et syllabes de liaison avaient pour elle la même importance : pour elle, la langue n’avait aucun droit, mais seulement la possibilité de se fondre dans une expression de sentiments où se mélangeaient également la crainte du Seigneur et le désir de la mesure. Ce n’est que lorsque la respiration manquait, à la fin de chaque fragment mélodique, que la langue prenait part à la mélodie, au moyen de la rime de la syllabe finale, et cette rime correspondait à la rime masculine du vers précédent ou suivant : preuve évidente de l’absence de toute rhythmique dans cette mélodie et dans ce vers.

Le vers obtenu par le poète profane en séparant finalement les paroles de cette mélodie, aurait été, sans la rime, absolument méconnaissable en tant que vers. Le nombre des syllabes sur lesquelles on s’arrête indifféremment sans aucune distinction, et d’après lesquelles on a déterminé la ligne du vers, ne pouvait, la longueur de la respiration ne se différenciant pas aussi distinctement que dans la mélodie chantée, marquer nettement les lignes versifiées, si la rime finale indiquait à l’oreille le moment de cette séparation, en sorte qu’elle suppléait le moment de la mélodie absente où l’on reprend haleine. La rime reçut donc une si haute importance pour le vers parlé, car on appuyait en même temps sur elle et sur la pause qui sépare les vers, que toutes les syllabes du vers n’avaient plus guère que la signification d’une préparation à l’attaque de la syllabe finale, qu’une prolongation d’un temps levé, avant le temps frappé de la rime.

Cet appui sur la syllabe finale répondait tout à fait au caractère de la langue des peuples romans qui, après le mélange d’éléments linguistiques caducs les plus divers, s’était formé de telle sorte, que l’intelligence des racines primitives y restait tout à fait privée de sentiment. Nous nous en rendons compte avec la plus grande évidence dans la langue française, où l’accent linguistique est devenu la loi absolue de l’accentuation des syllabes radicales, accentuation qui devrait être naturelle au sentiment, s’il existait encore quelque rapport entre le sentiment et les racines de la langue. Le Français n’accentue jamais que la dernière syllabe d’un mot, même, si, dans les mots composés ou allongés, la racine est éloignée d’elle, ou si la syllabe finale n’est qu’une syllabe accessoire sans importance. Mais, dans la phrase, il concentre tous les mots sur une attaque monotone de plus en plus rapide du mot final, ou mieux — de la syllabe finale, sur laquelle il appuie avec un accent très élevé, même si ce mot final — comme d’ordinaire, — n’a absolument aucune importance dans la phrase —, car, tout à l’inverse de cet accent de langue, le Français construit sa phrase de façon à accumuler d’abord les moments déterminatifs, tandis que l’Allemand, par exemple, rejette ceux-ci à la fin de la phrase. Nous pouvons nous expliquer aisément cette contradiction entre le contenu de la phrase et son expression par l’influence du vers rimé sur la langue vulgaire. Dès que celle-ci prend une exaltation particulière dans l’expression, elle s’exprime spontanément dans le caractère de ce vers, résidu de la mélodie ancienne, archaïque. De même que l’Allemand, dans le même cas, procède en sens inverse, lorsqu’il parle en allitérations, — par exemple : Zittern und Zagen, Schimpf und Schande [1].

Ce qu’il y a de plus caractéristique, dans la rime, est donc que, sans aucune connexité particulière avec la phrase, elle semble aider à la constitution du vers, auquel l’expression de la langue vulgaire se voit obligée de recourir lorsqu’elle veut se communiquer dans une exaltation plus grande. Le vers rimé est, quant à l’expression ordinaire de la langue, l’essai tenté pour manifester un objet élevé de telle sorte qu’il produise sur le sentiment une impression adéquate ; et cela parce qu’il a besoin que l’expression verbale se communique d’une autre manière, et se distingue de celle de tous les jours. —

Mais cette expression de tous les jours est le moyen qu’emploie l’intelligence pour s’adresser à l’intelligence ; par cette expression, différente, plus élevée, celui qui parle voulait en quelque sorte éviter l’intelligence, c’est-à-dire s’adresser à ce qui diffère de l’intelligence, au sentiment. C’était lui qu’il cherchait ainsi à atteindre, en éveillant à la conscience de son activité l’organe sensoriel de la perception du langage, cet organe qui recevait la communication de la raison avec une inconscience indifférente, en cherchant à produire même en lui un plaisir purement sensuel par l’expression même.

Or, le vers qui se termine par la rime peut bien déterminer l’attention de l’organe sensoriel de l’ouïe, autant que celle-ci peut se sentir captivée par l’attente du retour du bout de mot rimé : mais elle n’est cependant que déterminée à l’attention, c’est-à-dire qu’elle est placée dans une position de vive attention qui doit être remplie en satisfaisant la faculté de l’organe auditif, si celui-ci doit permettre un aussi vif intérêt, et finalement être si pleinement satisfait, qu’il puisse communiquer à l’imagination de l’homme la conception qui charme. C’est seulement lorsque toute la faculté de sentiment de l’homme est portée absolument à s’intéresser à un objet qui lui est communiqué par un sens qui conçoit, qu’il acquiert la force de se développer de toute sa concentration vers l’intérieur, de telle sorte qu’elle apporte à l’intelligence un aliment d’une richesse et d’un arôme infinis.

Cependant, comme chaque manifestation ne se fait qu’au profit de l’intelligence, l’intention poétique ne tend qu’à se manifester à l’intellect : mais pour arriver en toute certitude à cet intellect, l’intelligence ne le présuppose pas là vers quoi elle se communique, mais elle ne veut en quelque sorte que le laisser se manifester à son intellect, et l’organe qui produit cette création est, pour ainsi dire, la faculté de sentir de l’homme. Mais cette faculté de sentir ne consent pas à cette création tant qu’une conception ne l’a pas portée au comble de l’excitation ; alors, elle acquiert la force de de création. Cette force cependant ne lui vient que de la nécessité, de cette nécessité de l’exubérance qui fut éveillée en elle par la chose conçue : seul, ce qui remplit trop puissamment un organisme créateur, l’incite à l’acte de création, et l’acte de création de l’intelligence de l’intention poétique est la communication de cette intention à l’intelligence interne, de la part du sentiment qui conçoit ; et nous devons considérer qu’avec elle cesse la nécessité du sentiment créateur.

Or, le poète du verbe, qui ne peut manifester son intention aux organes récepteurs de l’ouïe la plus proche, a une force telle que cet organe soit transporté par la communication à cette exaltation suprême, où il serait incité, à son tour, à communiquer cet objet à la faculté de sentir tout entière, — [ce poète, dis-je] ne peut qu’abaisser et assourdir cet organe, s’il veut le captiver de façon durable, en lui faisant oublier en quelque sorte son infini pouvoir de perception, — sinon, il renonce absolument à sa collaboration infiniment puissante, il relâche les liens de sa participation sensible, et ne s’en sert en revanche que comme d’un intermédiaire servile de la manifestation directe de la pensée, de l’intellect à l’intellect ; autant dire que le poète renonce à son intention, refuse d’inventer ; dans l’intelligence qui conçoit, il n’éveille, pour de nouvelles combinaisons, que des choses anciennes, qu’elle connaît déjà, qui lui ont jadis été transmises par le canal des sens, et ne lui fait rien connaître de nouveau. —

Par la simple ascension graduelle de la langue parlée au vers rimé, le poète ne peut réussir qu’à contraindre l’ouïe qui perçoit à accorder, non pas de l’intérêt, mais une attention naïvement superficielle qui ne peut s’élever jusqu’à l’intérêt en faveur de son objet, l’inexpressive rime verbale. Le poète dont l’intention n’était pas exclusivement une provocation à l’attention si peu intéressée, doit finir par se passer de toute collaboration du sentiment, et chercher à dissiper de nouveau sa stérile agitation, afin de pouvoir se manifester sans trouble à la seule raison.

De quelle manière peut se poursuivre cette excitation suprême, forte et féconde du sentiment, c’est ce que nous pourrons apprendre plus en détail quand nous aurons examiné quelle est la situation de notre musique moderne par rapport au vers rhythmique ou rimé de la poésie naturelle, et quelle influence ce vers a pu exercer sur elle.

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Séparée du vers verbal, qui a voulu vivre indépendamment d’elle, la mélodie a suivi une évolution particulière. Nous avons déjà suivi de près cette évolution et reconnu que la mélodie, en tant que surface d’une harmonie indéfiniment développée et portée sur les ailes d’une rhythmique des plus complexes empruntée à la danse corporelle et développée avec la plus grande richesse, a eu la prétention, comme phénomène artistique indépendant, de se conditionner d’après la poésie, et d’ordonner le drame. Le vers, de son côté, perfectionné et émancipé dans son inanité et son impuissance à exprimer le sentiment, ne pouvait cependant exercer d’influence plastique sur cette mélodie, partout où il se trouvait en contact avec elle ; au contraire, dans son contact avec la mélodie, il devait montrer avec évidence toute son insincérité et son néant. Le vers rhythmique fut dissous par la mélodie en ses éléments les moins rhythmiques en réalité, et soumis tout nouvellement au bon plaisir absolu de la mélodie rhythmique : quant à la rime, oscillant avec sa sonorité forte à l’oreille, elle disparut sans laisser ni trace ni son. La mélodie, quand elle s’en tenait exactement au vers verbal et voulait rendre reconnaissable, par sa parure, la charpente construite en vue de sa manifestation matérielle, découvrit précisément dans ce vers ce que le déclamateur intelligent, qui avait à en faire comprendre le sens, croyait devoir en cacher, c’est-à-dire son indigente forme extérieure, qui défigurait l’exacte expression de la langue, et faussait sa signification, — forme qui, tant qu’elle ne fut qu’imaginaire, sans effet appréciable sur le sens, pouvait rechercher le moins possible à troubler, mais qui enleva toute possibilité d’être comprise, dès qu’elle se manifesta au sens de l’ouïe avec une insistance déterminée, et permit ainsi à ce sens d’élever comme une rude barrière entre l’expression et la conception intérieure.

Quand la mélodie se soumettait ainsi au vers, elle se contentait d’adjoindre seulement aux rhythmes et aux rimes de celui-ci la plénitude du son chanté ; cependant, elle ne parvenait ainsi qu’à mettre à nu la fausseté et la laideur de la forme matérielle du vers et en même temps l’inintelligibilité de son contenu, mais se dépouillait elle-même de toute faculté de se présenter dans sa beauté sensible et d’élever le contenu du vers à un moment expressif du sentiment.

La mélodie qui se rendit compte de sa faculté d’expression sentimentale indéfinie, acquise sur le domaine propre de la musique, ne tenait par conséquent aucun compte de la forme matérielle du vers, lequel devait causer un préjudice sensible à la forme qu’elle pouvait assumer par ses propres moyens ; mais sa tâche consistait, quant à soi, comme mélodie de chant indépendante, à se manifester par une expression qui manifestât le sentiment contenu dans le vers dans sa généralité la plus large ; et cela même, dans une forme spéciale purement musicale, à l’égard de laquelle le vers se comportait simplement comme l’inscription mise au bas d’un tableau. Là où la mélodie n’indiquait pas d’elle-même le sens du vers et qu’elle n’employait pas uniquement les voyelles et les consonnes de ses syllabes comme des éléments purement matériels que le chanteur mâchait dans sa bouche, le lien de connexité entre la mélodie et le vers demeurait l’accent linguistique. —

Gluck, je l’ai déjà démontré, fit porter exclusivement ses efforts sur la justification par l’accent verbal de l’accent mélodique, — qui, la plupart du temps, fut traité avant lui arbitrairement au point de vue du vers. Si le musicien, qui n’avait qu’à rendre fidèlement l’accent verbal naturel, en ne le renforçant que par la mélodie, s’en tenait à l’accent du discours, comme à l’unique moyen qui permît de lier naturellement et intelligiblement la parole à la mélodie, il supprimait complètement le vers ; il était obligé, en effet, d’extraire de [ce vers] l’accent comme la seule chose à marquer, et de laisser tomber toutes les autres accentuations, que ce soit l’accent d’une quantité prosodique imaginaire ou celui de la rime. Il négligea donc le vers pour le même motif qui faisait réciter à l’acteur intelligent les vers comme une prose naturellement accentuée : mais le musicien ne réduisit pas seulement le vers en prose, [il réduisit] aussi sa mélodie, car il ne resta plus rien de la mélodie qu’une prose musicale, qui ne fit que renforcer par l’expression du son l’accent rhétorique d’un vers réduit en prose. —

En fait, toute la controverse sur les manières les plus différentes de concevoir la mélodie se ramène uniquement à [savoir] si et comment la mélodie doit être déterminée par le vers. La mélodie préparée à l’avance, issue, d’après sa nature, de la danse, et la seule dont notre oreille moderne puisse en général concevoir l’essence, ne saurait en aucune façon s’accommoder de l’accent tonique du vers. Cet accent se montre tantôt dans tel membre du vers, tantôt dans tel autre, et ne revient jamais à la même place, parce que nos poètes, en caressant l’imagination avec l’illusion d’un vers rhythmé prosodiquement, ont oublié [de mettre] sur cette image fantaisiste l’accent véritable et vivant de la langue, comme sur le seul élément qui donne le rhythmé et détermine même le vers. Oui, ces poètes n’avaient pas songé, dans leur vers non-prosodique, à placer avec certitude l’accent verbal sur le seul signe reconnaissable de ce vers, la rime finale ; mais, tout mot insignifiant et même, — toute syllabe finale qui ne devait nullement porter d’accent, fut placé par eux à la rime, d’autant plus souvent que la propriété de la rime leur était plus familière. —

Mais une mélodie s’imprime intelligiblement dans l’oreille par cela seul qu’elle contient une répétition d’éléments mélodiques définis dans un rhythmé défini ; si ces moments ne reviennent pas, ou bien s’ils se rendent méconnaissables parce qu’ils reviennent sur des temps de la mesure qui ne se correspondent pas rhythmiquement, la mélodie manque du lien d’union qui seul la fait mélodie, — de même que le vers verbal ne devient réellement vers que par un lien analogue. Or, la mélodie ainsi liée ne s’adaptera pas à un vers qui ne possède pas ce lien dans la réalité, mais seulement en imagination : alors, l’accent verbal qui devait se produire uniquement d’après le sens du vers, ne correspond pas nécessairement aux accents mélismatiques et rhythmiques de la mélodie, quand elle revient, et le musicien qui ne veut pas sacrifier la mélodie, mais la donner avant toute chose, — car il ne peut se faire comprendre au sentiment que par elle, — se voit alors forcé de ne se préoccuper de l’accent verbal qu’au moment où il coïncide accidentellement avec la mélodie. Mais cela équivaut à abandonner tout lien entre la mélodie et le vers, car une fois que le musicien se voit obligé de négliger l’accent verbal, il peut d’autant moins se sentir contraint à tenir compte de l’imaginaire prosodie rhythmique du vers ; et finalement, il ne traite ce vers — qui, à l’origine, fut pour lui une cause de production, — que selon un arbitraire absolument mélodique, qu’il peut croire pleinement justifié, tant qu’il a intérêt à exprimer dans la mélodie le sentiment général contenu dans le vers, avec autant de force que possible.

Si jamais un poète avait eu vraiment le désir de renforcer l’expression verbale mise à sa disposition jusqu’à la plénitude convaincante de la mélodie, il aurait dû commencer par s’efforcer d’utiliser l’accent verbal comme le seul moment capable de régenter le vers ; de sorte qu’il aurait nettement déterminé dans son retour adéquat, un rhythme sain, nécessaire au vers même comme à la mélodie. Mais nous ne voyons trace nulle part de cela, ou si nous découvrons cette trace, c’est lorsque le faiseur de vers renonce de prime abord à une invention poétique, et veut non pas créer, mais seulement faire des combinaisons, en serviteur soumis et, fournisseur de paroles du musicien absolu, [donner] un certain nombre de syllabes à faire rimer ; dans son très profond mépris pour les paroles, le musicien en fait alors ce que bon lui semble.

Combien est-il significatif par contre, que certains beaux vers de Gœthe, — c’est-à-dire des vers dans lesquels le poète s’est efforcé, autant qu’il lui était possible, d’atteindre à un certain élan mélodique — aient été généralement trouvés par les musiciens trop beaux, trop parfaits pour être mis en musique ! La vérité en cette affaire est qu’une composition musicale parfaitement adéquate au sens de ces vers les résoudrait en prose, et que de cette prose, elle devrait renaître comme mélodie indépendante, parce qu’il se présente spontanément à notre sentiment musical que cette mélodie du vers n’est jamais que pensée, que son phénomène est une fantaisie charmante de l’imagination, qu’elle est donc tout autre que la mélodie musicale, laquelle doit se manifester avec une réalité nettement matérielle. Si donc nous jugeons ces vers trop beaux pour être mis en musique, nous voulons dire par là qu’il nous est pénible d’avoir à détruire ces vers, chose que nous nous permettons d’un cœur plus léger, lorsque nous sommes en présence d’un effort moindre du poète ; — nous avouons ainsi d’ailleurs, qu’il ne nous est pas possible de nous représenter des rapports corrects entre le vers et la mélodie.

Le mélodiste de l’époque moderne, qui a passé en revue toutes les tentatives infructueuses [faites] pour unir le vers à la mélodie musicale par un lien créateur et qui les émancipât l’une de l’autre, [le mélodiste] qui s’aperçut surtout de l’influence pernicieuse qu’exerçait une fidèle reconstitution de l’accent verbal sur la mélodie, jusqu’à faire d’elle une prose musicale, — se vit engagé, dès l’instant qu’il se refusait, d’autre part, à altérer ou à nier entièrement le vers au moyen de la mélodie frivole, à composer des mélodies où il évita absolument tout contact gênant avec le vers, qu’il respectait en soi, mais qui eût été une charge pour la mélodie. C’est ce qu’il dénomma Lieder sans paroles, et fort justement, ces lieder sans paroles furent l’origine de dissensions dont il ne pouvait rien résulter de décisif si l’on s’en tenait, sans solution, au résultat obtenu. —

Ce Lied ohne Worte, si en faveur aujourd’hui, est la traduction fidèle de toute notre musique de piano à l’usage facile de nos commis-voyageurs en art ; en lui, le musicien dit au poète : « Fais ce que tu voudras, je fais de même ce que je veux ! Nous nous entendrons bien mieux, si nous n’avons rien à créer en commun ! » —

Voyons maintenant comment nous parviendrons à faire en sorte que ce « musicien sans paroles », sous l’influence de la force de l’idée poétique la plus haute, descende de son tranquille tabouret de piano, et à le placer dans le monde des plus hautes facultés artistiques, qui lui ouvrira la puissance persuasive du Verbe, — de ce Verbe, dont il s’est débarrassé avec une aisance toute féminime, — de ce Verbe, que Beethoven fit naître de ces douleurs formidables de la musique en travail !

  1. Trembler et avoir peur ; honte et ignominie.