Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 3/Chapitre VII

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Troisième partie : La Poésie et la musique dans le drame de l’avenir





VII



Dans l’exposé qui vient d’être terminé, j’ai indiqué des possibilités d’expression dont une intention poétique peut se servir, et dont la plus haute intention poétique doit se servir pour se réaliser. La réalisation de ces possibilités d’expression n’est conditionnée que par cette intention poétique supérieure ; mais celle-ci ne peut-être saisie que si le poète est conscient de ces possibilités. —

Quiconque au contraire m’aura compris comme s’il m’importait d’exposer un système construit par caprice, et d’après lequel le musicien et le poète devraient travailler, n’aura pas voulu me comprendre. — Mais celui qui voudra bien, au contraire, croire que les choses nouvelles que j’ai dites reposent sur une hypothèse pure et ne sont pas conformes à l’expérience et à la nature du sujet développé, ne pourra me comprendre, même s’il le veut. — Ce que j’ai dit de nouveau n’est autre chose que l’inconscient de la nature des choses, dont je suis devenu conscient, et qui m’est devenu conscient comme artiste pensant, parce que j’ai saisi dans son enchaînement ce que les artistes ne saisissaient jusqu’ici qu’isolément. Je n’ai donc rien inventé de nouveau, mais j’ai tout simplement découvert cet enchaînement.

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Il ne me reste plus qu’à déterminer les rapports entre le poète et le musicien, tels qu’ils résultent de l’exposé qui précède. Afin de le faire succinctement, répondons d’abord à la question suivante : « Est-ce le poète qui doit se fixer une limite à l’égard du musicien, ou le musicien, à l’égard du poète ? »

Jusqu’ici, la liberté de l’individu ne paraissait possible que dans une limitation — sage — par rapport à l’extérieur : la modération de ses instincts et partant de la force de son pouvoir, telle était jusqu’ici la première exigence de l’État par rapport à l’individu. L’affirmation entière d’une individualité devait être considérée comme équivalant à la restriction de l’individualité d’autrui ; limiter sa propre individualité était, au contraire, la plus haute vertu et la suprême sagesse. —

À proprement parler, cette vertu prêchée par des sages, chantée par des poètes didactiques, exigée enfin par l’État comme un devoir de l’humilité, — n’a jamais existé ; elle était voulue mais peu pratiquée, — pensée, mais non réalisée ; car, aussi longtemps qu’une vertu sera exigée, elle ne sera jamais pratiquée réellement. La pratique de la vertu était, ou bien obtenue despotiquement par la force — donc, sans le mérite de la vertu, tel qu’il était conçu ; ou bien, résultant nécessairement de notre volonté libre, elle était irréfléchie et alors, la force qui la rendait possible n’était pas la volonté s’entra-vant elle-même, mais — l’amour. — Ces mêmes sages et ces mêmes législateurs qui exigeaient qu’on pratiquât la limitation de soi-même par la réflexion, ne réfléchissaient pas un instant qu’ils avaient parmi eux des valets et des esclaves auxquels ils ôtaient toute possibilité de pratiquer cette vertu ; et c’étaient eux pourtant les seuls qui s’imposassent une contrainte à cause d’autrui, parce qu’ils y étaient forcés : au sein même de cette aristocratie dirigeante et pensante, la limitation de soi ne consistait que dans l’intelligence de l’égoïsme qui leur conseillait de se tenir à l’écart des autres, de ne pas se soucier d’eux, et ce laisser-aller, pratiqué à l’égard d’autrui, qui savait se donner, par des formes extérieures empruntées au respect et à l’amitié, un aspect tout à fait charmant, ne leur était possible que parce que d’autres hommes étaient précisément à leur disposition, qui, seuls, en qualité de valets et de serfs, fournissaient à leurs maîtres la possibilité de cette indépendance à part et bien délimitée. Nous voyons dans l’épouvantable corruption de notre état social actuel, qui indigne tout homme véritable, la conséquence fatale de cette exigence d’une vertu impossible qui ne peut en fin de compte être maintenue que pu une police barbare. Seule la disparition complète de cette exigence et des motifs qui l’ont engendrée — seule l’abolition de l’inégalité inhumaine des hommes dans leur situation par rapport à la vie, peuvent amener le résultat pensé auquel vise l’exigence de la limitation de soi et notamment, en rendant possible l’amour libre. L’amour conduit à ce résultat pensé dans une mesure accrue sans limite, car il n’est pas une limitation de soi, mais infiniment plus, à savoir, — le développement suprême de notre puissance individuelle joint au besoin le plus nécessaire du sacrifice de soi-même en faveur d’un objet aimé.

Si nous appliquons cette connaissance au cas qui nous occupe, nous voyons que de la limitation de soi-même du poète, aussi bien que du musicien, résulterait en dernière analyse la mort du drame ou, pour mieux dire, elle ne rendrait pas possible de lui insuffler la vie. Si le poète et le musicien s’entretenaient réciproquement, ils ne pourraient viser à rien d’autre qu’à faire briller, chacun, sa capacité spéciale pour elle-même, et comme la chose en faveur de laquelle ils feraient briller cette capacité serait précisément le drame, il en serait de celui-ci comme du malade [placé] entre deux médecins, dont chacun voudrait prouver son habileté dans un sens opposé de la science : quelque bonne que fût la constitution du malade, il y laisserait sa vie. —

Si, par contre, le poète et le musicien ne se limitent pas réciproquement, mais s’ils exaltent dans l’amour leur pouvoir jusqu’à la plus grande puissance, s’ils sont dans l’amour aussi entièrement qu’ils peuvent l’être ; si, dans le sacrifice qu’ils apportent l’un à l’autre, de leur pouvoir le plus élevé, ils se confondent réciproquement l’un dans l’autre — alors, le Drame naît dans sa plénitude. —

Tant que l’intention poétique — comme telle — persiste, et est encore visible, elle n’a pas encore disparu dans l’expression du musicien, c’est-à-dire elle n’a pas encore été réalisée ; si, d’autre part, l’expression du musicien, — comme telle — est encore perceptible, c’est qu’elle n’est pas non plus encore remplie par l’intention poétique ; et ce n’est que lorsque, à réaliser cette intention, elle a disparu complètement comme une chose à part, [une chose] perceptible, qu’il n’y a plus ni intention ni expression, et que le réel, auquel tous les deux aspiraient, est chose ayant pu être faite ; et ce réel, c’est le drame, à la représentation duquel nous ne devons plus subir l’évocation ni de l’intention ni de l’expression, mais dont le contenu doit nous remplir malgré nous comme une action humaine justifiée comme nécessaire devant notre sentiment.

Expliquons donc au musicien que chaque élément de son expression, si minime soit-il, dans lequel l’intention poétique n’est pas contenue, et qui n’est pas nécessairement déterminé par elle en vue de sa réalisation, est superflu, troublant et mauvais ; que chacune de ses manifestations est sans effet, si elle reste inintelligible, et qu’elle ne devient intelligible que lorsqu’elle renferme l’intention poétique ; qu’en sa qualité d’exécuteur de l’intention poétique, il s’élève infiniment plus haut que lorsqu’il produisait selon son bon plaisir, sans cette intention, — car, en sa qualité de manifestation satisfaisante déterminée, sa manifestation à lui est même supérieure à celle de l’intention non satisfaite déterminante, prise en soi, qui pourtant, à son tour, est humainement la plus élevée ; qu’enfin, étant déterminé dans sa manifestation 
par cette intention, il est amené à une manifestation de 
son pouvoir beaucoup plus riche que naguère, dans sa
position isolée, quand, — pour être compris dans la mesure 
du possible, — il était obligé de se limiter lui-même,
 c’est-à-dire se contraindre à une activité qui n’était pas la
 sienne propre, comme musicien ; tandis qu’il sera désor
mais nécessairement sollicité à un épanouissement illimité
de son pouvoir, car il ne peut et ne doit plus être que
 musicien.

Quant au poète, nous lui expliquons que son intention, si elle n’a pas pu — dans la mesure où elle doit se manifester à l’oreille, — être complètement réalisée dans l’expression du musicien par lui déterminée, ne saurait être en général une intention poétique complète ; que, partout où son intention est encore perceptible, son oeuvre de poète n’a pas été complète, et que, par conséquent, le caractère poétique suprême de son intention n’a d’autre mesure que sa faculté de le réali er complètement dans l’expression musicale.

Pour conclure, nous caractériserons donc ainsi la mesure de ce qui est digne d’être l’objet de la poésie : — si Voltaire a dit que « ce qui est trop bête pour être dit, on le chante, » nous, nous dirons, au contraire, en parlant de notre drame idéal : ce qui n’est pas digne d’être chanté, n’est pas digne de la poésie.

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Après ce qui a été dit, il pourrait paraître presque superflu de soulever la question [de savoir] si nous devons imaginer le poète et le musicien en deux personnes ou seulement en une seule ?

Le poète et le musicien, tels que nous les concevons, peuvent très bien être imaginés comme deux personnes. Le musicien pourrait même, dans son entremise pratique entre l’intention poétique et sa réalisation effective, être nécessairement déterminé par le poète, comme une personne distincte et notamment comme une personne plus jeune que le poète, sinon par l’âge, du moins par le caractère. Cette personne plus jeune placée, — même dans les moments lyriques, — plus près de la manifestation spontanée de la vie, devra sembler au poète plus expérimenté et réfléchi, plus apte à réaliser son intention qu’il ne l’est lui-même ; et de sa sympathie naturelle pour cette personne plus jeune, plus facile à émouvoir, naîtrait, dès que celle-ci aurait reçu avec un enthousiasme volontaire, l’intention poétique, à elle communiqué par l’aîné, l’amour beau le plus noble, que. nous avons reconnu comme étant la puissance génératrice de l’œuvre d’art. Déjà, le fait pour le poète de savoir que son intention simplement indiquée ici — il ne pourrait en être autrement, — serait parfaitement comprise par son compagnon plus jeune, et que ce compagnon plus jeune serait capable de comprendre son intention, maintiendrait l’union d’amour dans laquelle le musicien deviendrait nécessairement l’accoucheur de ce qu’il a conçu ; car, sa participation à la conception, c’est le besoin de communiquer de toute l’ardeur de son cœur, ce qu’il a reçu. Ce besoin, provoqué chez un autre, ferait trouver au poète lui-même une ardeur croissante pour sa production, et qui le déterminerait à participer le plus activement possible à le faire naître. Ce serait précisément cette action bilatérale de l’amour qui devrait manifester une force artistique à tous égards suggestive, stimulante et génératrice de possibilités.

Si, cependant, nous observons la situation que le poète et le musicien occupent réciproquement, et si nous reconnaissons qu’elle est réglée d’après les principes dî la limitation de soi-même comme un isolateur égoïste, de la même manière que nous le pouvons constater dans les relations entre tous les facteurs de notre société actuelle, basée sur l’Etat, nous sentons, il est vrai, que là où chacun veut briller pour soi même, en face d’un public indigne, il n’est possible qu’à l’individu isolé de recevoir en lui l’esprit de la communauté et de le cultiver et développer selon ses forces, — insuffisantes en tout cas. L’idée de rendre possible en commun le drame parfait ne saurait actuellement venir à l’esprit de deux [personnes], car, pendant qu’elles échangeraient cette idée devant le public, elles seraient obligées toutes deux de s’avouer nécessairement et franchement l’impossibilité de cette réalisation, et cet aveu tuerait par conséquent leur entreprise dans son germe. Seul, un individu isolé est capable, dans son impulsion intérieure, de transformer en lui l’amertume de cet aveu en une jouissance enivrante qui le pousse, avec le courage de l’ivresse, à entreprendre de réaliser l’impossible ; car lui seul est poussé par deux forces artistiques, auxquelles il ne peut résister, et par lesquelles il se laisse mener volontiers au sacrifice de soi-même [1]. —

Jetons maintenant encore un regard sur notre public dramatico-musical, pour bien nous rendre compte que, d’après sa situation, il est impossible que le drame, tel que nous le concevons, puisse aujourd’hui se réaliser, et comment, quand même [il en serait] tenté, il lui serait impossible d’engendrer, non pas la compréhension, mais seulement la confusion la plus grande.

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Nous avons été obligés de reconnaître la langue elle-même comme étant la base indispensable de l’expression artistique parfaite. Nous avons été obligé de considérer le fait d’avoir perdu l’intelligence émotionnelle de la langue comme une perte irréparable pour la manifestation poétique [s’adressant] au sentiment. De sorte que, quand nous exposions la possibilité d’une résurrection de la langue en vue de l’expression artistique, nous nous basions en vérité sur une hypothèse qui ne peut être réalisée que par la vie elle-même et non point par la seule volonté artistique. Mais si nous admettons que l’artiste à qui s’est révélée l’évolution de la vie selon la nécessité, ait, avec une conscience créatrice de forme, à aller au-devant de cette évolution, cette tendance à élever son pressentiment prophétique à la hauteur d’un acte artistique devrait être certainement approuvée comme parfaitement justifiée ; en tout cas, ce serait notre devoir de le louer d’avoir suivi la direction artistique la plus raisonnable.

Si maintenant, nous passons en revue les langues des nations européennes qui ont, jusqu’à présent, pris une part autonome à l’évolution du drame musical, de l’opéra, — et ces nations sont seulement l’Italie, la France et l’Allemagne, — nous trouvons que, de ces trois nations, seule la [nation] allemande possède une langue qui, dans l’usage commun, est encore liée directement et d’une manière reconnaissable, à ses racines. Les Italiens et les Français parlent une langue dont le sens, au point de vue des racines, ne peut leur devenir intelligible qu’à la suite de l’étude de langues plus anciennes dites mortes : on peut dire que leur langue, — comme un sédiment d’une période historique de fusion de peuples et dont l’influence conditionnant ces peuples a complètement disparu, — parle pour eux, et non pas qu’ils parlent eux-mêmes leur langue. Ou si nous admettons que, même pour ces langues peuvent surgir des condi-ditions nouvelles qui échappent à nos prévisions d’une vie libérée de toute pression historique et qui entrerait avec la nature dans une connexité intime et riche en rapports, — et si nous pouvons, en tout cas, être assurés que c’est précisément l’art, à condition d’être dans cette vie ce qu’il doit être, qui exercera sur cette transformation une influence d’une importance capitale, — nous sommes obligés de reconnaître qu’une telle influence doit naître avec une exubérance particulière de l’art qui, dans son expression, est fondé sur une langue dont les liens avec la nature sont déjà, à l’heure actuelle, plus reconnaissables que ce n’est le cas pour l’italien et le français.

Cette évolution divinatrice de l’influence de l’expression artistique sur celle de la vie ne peut, tout d’abord, émaner d’œuvres d’art dont la base verbale est dans les langues italienne et française ; mais de toutes les langues d’opéra moderne, seule la langue allemande est capable d’être employée à insuffler la vie à l’expression artistique de la manière que nous avons reconnue nécessaire, ne fût-ce que parce qu’elle est la seule qui ait conservé encore dans la vie courante l’accent sur les syllabes radicales, tandis que, dans les autres, l’accent est placé selon, une convention arbitraire et contre nature, sur les. voyelles de flexion, —. sans grande importance en elles-mêmes.

C’est donc l’élément fondamental, important entre tous, de la langue, qui nous désigne la nation allemande pour tenter une expression artistique suprême et parfaitement justifiée dans le drame : et s’il était possible à la seule volonté artistique de donner le jour à l’œuvre d’art dramatique parfaite, cela ne pourrait se faire actuellement qu’en langue allemande. Ce qui détermine les possibilités d’exécution de ce vouloir artistique, doit être recherché tout d’abord dans l’association des exécutants artistiques : considérons donc l’activité de ceux-ci sur les scènes allemandes.

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Les chanteurs italiens et français sont habitées à n’interpréter que des compositions musicales faites pour leur langue maternelle : quelque ténu que puisse être le lien naturel parfait entre cette langue et la mélodie musicale, on ne peut méconnaître une chose dans le débit des chanteurs italiens et français, — l’observation et la manifestation exactes du discours — comme tel. Si cela est encore plus sensible chez les Français que chez les Italiens, chacun doit être frappé de la netteté, de l’énergie avec laquelle ceux-ci prononcent les paroles, et cela surtout dans les phrases nettes et énergiques du récitatif. Mais il faut avant tout reconnaître chez les uns et les autres un instinct naturel qui leur évite de travestir le sens du discours par une expression fausse.

Les chanteurs allemands, au contraire, sont, dans la grande majorité des cas, habitués à ne chanter que dans des opéras traduits de l’italien ou du français en allemand. Jamais n’a présidé à ces traductions un esprit poétique ni musical ; mais elles ont été faites par des gens qui n’entendaient rien ni à la poésie ni à la musique, et sur commande, à peu près comme on traduit des articles de journaux ou des prospectus commerciaux. En général, ces traducteurs étaient surtout dépourvus de tout sens musical : ils traduisaient un livret italien ou français en lui-même, comme un morceau de poésie verbale, dans un mètre appelé ïambique, qui leur paraissait, d’une façon absurde, correspondre au mètre purement arythmique de l’original, et ils faisaient adapter ces vers sur la musique par des copistes de métier, de telle sorte que les notes fussent aussi nombreuses que les syllabes. Le labeur poétique du traducteur consistait à munir de rimes finales la prose la plus banale, et comme ces rimes présentaient souvent de grosses difficultés, on procédait, à leur intention, — bien qu’en musique, on ne les entendît point, — à l’altération de l’ordre des mots, jusqu’à les rendre absolument inintelligibles. C’est donc ce vers, commun, laid et contraire au bon sens, qu’on adaptait à une musique avec les accents toniques de laquelle il ne concordait jamais : sur des notes tenues tombaient des syllabes brèves, sur des syllabes longues, des notes brèves ; sur l’élévation accentuée de la musique tombait la chute du vers, et vice versa [2].

De ces fautes matérielles des plus grossières, la traduction passait à l’altération complète du sens, et elle imprimait en outre, par de nombreuses répétitions, cette altération à l’oreille, au point que, spontanément, celle-ci se dégoûta totalement du texte pour ne plus s’intéresser qu’à la manifestation musicale. —

C’est dans des traductions de ce genre qu’on a présenté à la critique d’art allemande les opéras de Gluck, dont la caractéristique essentielle réside dans la déclamation fidèle du discours. Quiconque a vu une partition berlinoise d’un des opéras de Gluck, et s’est rendu compte dans quelle adaption allemande du texte ces œuvres sont présentées au public, peut se faire une idée du caractère de l’esthétique berlinoise, qui s’est forgée* d’après les opéras de Gluck, un critérium de déclamation dramatique dont on avait tant entendu parler par les littérateurs de Paris, et que, chose curieuse, on reconnut alors, d’après ces représentations qui étaient données dans des traductions faisant fi de toute déclamation exacte [3]. —

Mais l’influence de ces traductions a été de beaucoup plus considérable sur nos chanteurs d’opéra allemands, que sur l’esthétique prussienne. La force des choses eût vite fait de les dispenser de la peine inutile [qu ils se donnaient] pour mettre d’accord le texte avec les notes de la mélodie ; ils prirent l’habitude de prêter de moins en moins d’attention au texte — qui donne un sens, — et par cette indifférence, encouragèrent les traducteurs à être de plus en plus négligents dans leur travail ; celui-ci finit à la longue par ne plus avoir d’autre destination que celle d’un livret imprimé, mis entre les mains du public, comme un programme analytique servant à expliquer une pantomime. Dans ces conditions, le chanteur dramatique finit également par renoncer à [prendre] la peine de prononcer distinctement les voyelles et les consonnes, [peine] qui n’était qu’un obstacle et une aggravation di difficultés pour le chant, qu’il n’exécuta plus que comme celui d’un instrument purement musical.

Pour lui, aussi bien que pour le public, il ne resta donc plus, de tout le drame, que la mélodie absolue, et celle ci, les choses ayant pris une autre tournure, fut également appliquée au récitatif. Comme la raison de celui-ci, en passant par la bouche du chanteur allemand, n’était plus le discours, le récitatif ne tarda pas à acquérir pour lui, qui ne savait qu’en faire, une importance particulière : le récitatif n’étant plus lié à la mesure de la mélodie, mais libre de la férule pénible du chef d’orchestre, le chanteur y trouva l’occasion de faire briller à volonté sa voix. Le récitatif sans discours fut pour lui un chaos de notes incohérentes, d’où il lui était loisible d’extraire, à chaque instant, celles qui se montraient particulièrement favorables à sa voix ; un son de cette espèce, s’offrant toutes les quatre ou cinq notes, était soutenu par lui tant qu’il avait du souffle, à la grande satisfaction de sa vanité de chanteur ; c’est pourquoi tout chanteur adorait paraître en scène avec un récitatif qui lui fournît l’occasion la meilleure de prouver qu’il était — non point quelque chose comme un orateur dramatique, mais — possesseur d’un bon gosier et de poumons puissants.

Nonobstant, le public persistait à affirmer que tel ou tel chanteur se distinguait comme chanteur dramatique : on entendait par là exactement la même [qualité] qu’on prisait chez les virtuoses du violon, quand ils savaient, par des gradations et des nuances, rendre captivante et intéressante une exécution purement musicale.

On peut aisément imaginer les conséquences artistiques de cet état de choses, en donnant, sans préparation, à débiter à ces chanteurs la mélodie versifiée au sujet de laquelle nous nous sommes mis d’accord sur tous les points. Us seraient d’autant moins capables de la débiter, qu’ils se sont déjà habitués à se tirer d’affaire dans les opéras composés sur un texte allemand, de la même manière que dans les opéras traduits ; et ils y étaient encouragés par nos compositeurs modernes d’opéras allemands eux-mêmes. —

La langue allemande a été, depuis bien longtemps, maniée par les compositeurs allemands suivant une règle arbitraire, empruntée à la manière de traiter une langue qu’ils rencontraient dans les opéras de la nation d’où l’opéra a été importé chez nous, comme un produit étranger. La mélodie d’opéra absolue, avec ses particularités mélismatiques et rhythmiques déterminées, telle qu’elle s’était développée en Italie, à peu près en harmonie avec une langue susceptible d’être accentuée arbitrairement, avait été également, dès l’abord, la règle pour les compositeurs d’opéra allemands ; cette mélodie avait été imitée et variée par eux, et le caractère propre de notre langue et de son accentuation avait été contraint de se plier à ses exigences. Depuis lors, nos compositeurs ont traité notre langue allemande comme une traduction soutenant la mélodie ; quiconque voudra se convaincre de ce que j’avance, n’aura qu’à étudier de près, par exemple, le Sacrifice interrompu, de Winter [4]. Outre l’emploi tout à fait arbitraire de l’accent verbal ayant un sens, l’accent sensible des syllabes radicales lui-même est souvent travesti, — au gré du mélisme ; certains mots à racine composée, double, ont même été décrétés impropres à la composition ou — si leur emploi ne pouvait être évité, — ils ont été traduits en musique avec une accentuation dénaturée, absolument étrangère à notre langue. Weber lui-même, si consciencieux à l’ordinaire, est souvent, dans l’intérêt de la mélodie, sans aucun scrupule à l’égard de la langue. —

À une époque plus récente, les compositeurs d’opéra allemands ont tout simplement imité l’accent tonique, qui blesse la langue, héritage des traductions, et l’ont conservé comme une extension des facultés de la langue d’opéra, — de sorte que les chanteurs auxquels on donnerait à débiter une mélodie versifiée comme nous l’entendons, deviendraient incapables de l’interpréter. — Le trait caractéristique de cette mélodie réside dans la détermination précise de son expression musicale par le langage du vers verbal, selon ses propriétés sensibles et compréhensibles : ce n’est qu’ainsi déterminée qu’elle peut se constituer telle qu’elle se manifeste sous la forme musicale, et l’élément toujours présent, ressenti par nous, de cette détermination est à son tour la condition nécessaire de son intelligibilité.

Or, cette mélodie détachée de ces conditions, telle que nos chanteurs la détacheraient du vers, resterait inintelligible et incapable de produire une impression ; et même si elle le pouvait, malgré cela, selon son contenu purement musical, elle ne le pourrait du moins dans le sens voulu par l’intention poétique, et cela équivaudrait — même au cas où cette mélodie devrait, prise en elle-même, plaire à l’oreille — à la destruction de l’intention dramatique qui donne à cette mélodie, quand elle revient, reliée par des rapports multiples, dans l’orchestre, la signification d’un souvenir plein de pressentiment, — signification qui ne peut lui appartenir en propre que si elle a été saisie et retenue, non comme une mélodie a bsolue, mais comme correspondant à un sens déterminé, manifesté. Représenté par nos chanteurs aphones, — un drame composé dans la langue des sons parlés, comme nous l’avons qualifiée, ne saurait produire sur l’auditeur nne impression purement musicale, et cette impression, les conditions indiquées pour l’intelligibilité faisant défaut, se présenteraient comme suit. Le chant sans paroles nous mettrait dans des dispositions d’indifférence et d’ennui partout où nous ne le verrions pas s’épanouir en mélodie qui captivât notre oreille et déterminât son intérêt comme mélodie pure, détachée qu’elle serait de la langue versifiée, tant dans sa manifestation que par notre réceptivité. Cette mélodie, rappelée au souvenir par l’orchestre comme un motif dramatique considérable, ne réveillerait plus en nous que le souvenir d’elle-même, mélodie toute nue, mais non pas [le souvenir] du motif qu’elle signale, de sorte que son retour dans un autre passage du drame n’aurait pour effet que de nous détourner du moment présent et non pas de nous le rendre plus intelligible.

Dépouillée de sa signification, cette mélodie ne pourrait guère, par son retour, que fatiguer notre oreille que notre sensibilité intérieure n’excite point, mais en laquelle a été, en revanche, réveillée la soif d’une jouissance extérieure, c’est-à-dire non motivée et, de la sorte, faire apparaître comme une pauvreté d’expression assommante ce qui, en réalité, correspond de la manière la plus sensible et la plus intelligible à un contenu riche d’idées. L’ouïe qui, étant donné une excitation purement musicale, demande également à être satisfaite dans le sens de l’assemblage étroitement limité auquel elle est habituée, se trouverait entièrement déroutée par la grande extension de cet assemblage sur tout le drame ; car cette grande extension de la forme musicale ne peut, elle aussi, être saisie que son unité et dans son intelligibilité que par la sensibilité accordée au ton du vrai drame : mais la grande forme une, aux proportions de laquelle auraient été étendues les petites formes restreintes et sans connexion entre elles, serait, par contre, absolument incompréhensible pour une sensibilité qui ne serait pas accordée au ton de ce drame, et serait encore exclusivement sujette aux impressions auditives sensuelles ; et tout l’édifice musical produirait de la sorte l’impression d’un chaos sans lien, informe, impossible à saisir d’un coup d’ceil, et dont nous ne pourrions nous expliquer l’existence autrement que par le bon plaisir d’un musicien fantaisiste, indécis et impuissant.

Mais ce qui nous confirmerait encore davantage dans cette impression, serait la manifestation, en apparence incohérente, déréglée et chaotique, de l’orchestre, dont l’effet sur le sens absolu de l’ouïe ne peut être satisfaisant que quand elle s’exerce d’une façon conséquente en rhythmes de danse bien articulés et à intonations mélodieuses.

Ce que l’orchestre doit exprimer avant tout, conformément à son pouvoir spécial, c’est — comme nous l’avons vu, — le geste dramatique de l’action. Constatons seulement quelle influence doit avoir sur le geste nécessairement exigible le fait que le chanteur chante sans paroles. Le chanteur qui ne sait pas qu’il représente avant tout un personnage dramatique exprimé et déterminé au moyen du langage, et qui, par conséquent, ne connaît pas les liens qui unissent sa manifestation dramatique et celle de la personnalité qui le touche, — de sorte qu’il ignore lui-même ce qu’il exprime, n’est certes pas non plus en mesure de manifester au regard les gestes nécessaires à l’intelligence de l’action.

Dès que son débit sera devenu celui d’un instrument de musique aphasique, ou bien, il n’emploiera pas du tout le geste, ou bien il l’emploiera à peu près à la façon du virtuose instrumentiste, qui se voit obligé, dans différentes positions et à certains moments, de s’en servir comme d’une faculté physique produisant le son. Ces moments physiquement nécessaires du geste ont été inconsciemment présents à l’esprit du poète et du musicien avisé : ils connaissent à l’avance leur apparition ; mais ils les ont en même temps mis d’accord avec le sens de l’expression dramatique et leur ont ainsi retiré leur caractère de simple adjuvant physique, en faisant concorder exactement un geste déterminé par l’organisme, en vue de l’émission de ce son et de cette expression musicale particulière, avec le geste qui doit correspondre en même temps au sens exprimé dans la manifestation du personnage dramatique, et cela de telle sorte que le geste dramatique qui doit en effet avoir sa raison d’être dans un geste physiquement déterminé, puisse justifier ce geste physique selon un sens plus élevé, nécessaire à la compréhension dramatique et partant, couvrir, abolir son caractère de geste purement physique. Or, il a été inculqué au chanteur de théâtre, instruit conformément aux règles de l’art de chanter absolu, un certain procédé conventionnel d’après lequel il doit, sur la scène, accompagner son débit par le geste. Cette convention n’est autre qu’une adaptation aux règles du maintien, empruntée à la pantomime de la danse, du geste déterminé physiquement par le débit du chanteur, lequel, chez les chanteurs peu cultivés, dégénère en exagération grotesque et en grossièreté.

Ce geste conventionnel qui, pris en soi, ne sert qu’à dissimuler complètement l’insignifiance verbale de la mélodie, ne se rapporte d’ailleurs qu’aux passages du drame où l’acteur chante vraiment : dès qu’il cesse de le faire, il ne se croit plus du tout obligé à aucune manifestation par les gestes. Or, nos compositeurs d’opéra ont rempli les silences du chant par des intermèdes orchestraux destinés à permettre à des instrumentistes de faire montre isolément de leur virtuosité, à moins que le compositeur lui-même ne se les soit réservés pour attirer l’attention du public sur son art de combiner l’orchestre.

Ces intermèdes, les chanteurs, à moins toutefois qu’ils ne soient occupés à exécuter des courbettes pour remercier des applaudissements reçus, les remplissent, de leur côté, selon certaines règles du code des convenances théâtrales : on passe d’un côté à l’autre du proscenium, ou bien on se dirige vers le fond, — comme pour voir si quelqu’un ne vient pas ; après quoi, on revient au premier plan, et on lève les yeux au ciel. Il est considéré comme moins convenable, mais cependant, cela est autorisé et justifié par l’embarras [où l’on se trouve], de se pencher pendant les silences de ce genre, vers ses camarades et de causer aimablement avec eux, de remettre de l’ordre dans les plis de son costume ou, enfin, de ne rien faire du tout en laissant patiemment se dérouler sur soi la fatalité orchestrale [5].

Et maintenant, que l’on compare cette mimique de nos chanteurs d’opéra, qui leur est pour ainsi dire imposée par l’esprit et la forme des opéras traduits qu’ils ont presque exclusivement l’habitude de chanter, avec les exigences du drame tel que nous le concevons, et que l’on conclue du mépris absolu de ces exigences à l’impression de trouble que l’orchestre doit produire sur les auditeurs.

L’orchestre, conformément à la faculté que nous lui avons attribuée, étant capable d’exprimer ce qui est inexprimable en paroles, est destiné notamment à supporter, à interpréter le geste dramatique, voire, dans une certaine mesure, à rendre sa manifestation possible de telle façon que l’élément inexprimable du geste devienne, par son langage, complètement intelligible pour nous. Il prend donc ainsi une part incessante à l’action, ainsi qu’aux motifs et à l’expression de celle-ci ; et sa manifestation doit, en principe, n’avoir en soi aucune forme préconçue, mais ne doit acquérir sa forme unique que par sa signification, par son attitude vis-à-vis du drame auquel il prend part, par son identification avec le drame.

Qu’on s’imagine, par exemple, qu’un geste passionnément énergique de l’acteur qui se manifeste soudain et avec une brusquerie énergique, soit accompagné et exprimé comme il convient par l’orchestre : si la concordance est parfaite, cette simultanéité produira un effet saisissant et déterminé avec certitude. Mais si le geste déterminant fait défaut sur la scène, et que nous remarquions l’acteur dans une pose indifférente quelconque, est-ce que la tempête orchestrale éclatant subitement et disparaissant promptement ne nous apparaîtra pas comme un accès de folie du compositeur ? — Nous pourrions multiplier à l’infini ces exemples : mais de tous ceux qu’on pourrait imaginer, nous ne citerons que les suivants.

Une amoureuse congédie son amant. Elle monte sur un point d’où elle peut l’apercevoir dans le lointain ; ses gestes révèlent involontairement que celui dont elle vient de se séparer se retourne encore une fois de son côté ; elle lui envoie un dernier et muet baiser d’amour. L’orchestre accompagne et interprète ce jeu de scène attrayant de telle sorte qu’il rend présent à notre esprit tout le contenu émotionnel de ce salut muet par le baiser, en jouant une mélodie qui remémore celle que l’actrice nous fit connaître auparavant en exprimant par des paroles réelles l’adieu qu’elle adressait à son amant avant de le renvoyer. Cette mélodie, si elle a été chantée auparavant par une chanteuse qui ne prononce pas, ne produit pas, en elle-même et par elle-même, à son retour, l’impression parlante, génératrice de souvenir, qu’elle devrait produire maintenant ; elle ne nous apparaît que comme une répétition d’un thème peut-être favori, que le compositeur reprend une fois de plus par ce qu’il lui a plu à lui-même, et qu’il se croit en droit de lui faire des politesses. Si la chanteuse ne considère ce postlude que comme une « ritournelle d’orchestre » et, au lieu d’exécuter cette pantomime, reste immobile au premier plan, — à attendre tranquillement la fin de la ritournelle, alors, rien ne deviendra plus pénible pour l’auditeur que cet intermède qui, n’ayant ni rime ni raison, n’est qu’une longueur qui, raisonnablement, devrait être coupée.

Un autre cas est celui où un geste, rendu intelligible par l’orchestre, est d’une importance décisive. — Une situation est arrivée à son terme ; les obstacles sont écartés et le sentiment est satisfait. Le poète qui voudrait, comme corollaire nécessaire, faire découler de cette situation une situation conséquente, tient, en raison de cette intention à réaliser, à ce qu’en réalité, ce sentiment ne soit pas entièrement satisfait, et que les obstacles ne soient pas entièrement levés ; il tient à nous faire voir que le calme apparent survenu dans l’attitude des personnages du drame n’est dû qu’à une illusion de la part de ceux-ci et, par conséquent, à accorder nos sentiments de telle sorte que nous déterminions nous-mêmes, du dedans de notre sympathie co-créatrice, un développement ultérieur et différent de la situation ; il fait, à cet effet, apparaître à nos yeux le geste plein de signification d’un personnage mystérieux, geste avec lequel ce personnage, dont les motifs dévoilés jusqu’ici nous font avoir des inquiétudes sur la solution satisfaisante finale, menace le personnage qui tient la décision. Le contenu de cette menace doit faire naître en nous un pressentiment, et c’est à l’orchestre de nous rendre ce pressentiment clair ; il ne le peut complètement qu’en le rattachant à un souvenir ; il emploie donc à ce moment important la répétition nette et fortement accentuée d’une phrase mélodique que nous avons déjà entendue précédemment, comme l’expression musicale d’un vers verbal se rapportant à la menace, et dont la particularité caractéristique est qu’il évoque en nous avec netteté le souvenir d’une situation antérieure et que, jointe au geste menaçant, elle éveille en nous actuellemeut un pressentiment qui s’empare de nous et détermine spontanément notre sentiment. —

Or, ce geste de menace fait défaut maintenant ; la situation produit sur nous l’impression d’une situation tout à fait satisfaisante ; seul l’orchestre s’affirme subitement contre toute attente, par une phrase dont le sens n’a pu nous être communiqué par le chanteur aphasique de tout à l’heure, et dont nous considérons pour cette raison l’apparition en cet endroit comme un acte arbitraire, fantaisiste et blâmable [de la part] du compositeur.

Puissent ces exemples suffire à faire déduire les conséquences humiliantes relatives à l’intelligence de notre drame ! —

J’ai d’ailleurs mentionné ici les erreurs les plus grossières ; mais qu’elles puissent cependant se produire, à chaque représentation d’opéra, même sur les scènes animées du meilleur esprit, aucun de ceux qui, du point de vue des exigences dramatiques, ont observé la tenue de ces représentations, ne le niera ; de même cela peut nous donner une idée de la démoralisation artistique qui s’est déclarée parmi nos chanteurs d’opéra, et surtout pour la raison déjà mentionnée, qu’ils chantent la plupart du temps des opéras traduits. Ainsi que je l’ai dit, en effet, on ne trouve pas du tout, ou du moins à un tel degré, chez les Italiens et les Français, le défaut que je viens de blâmer ici, — pour la raison que les opéras qu’ils ont à chanter ne posent à leur égard d’autres exigences que celles auxquelles ils satisfont pleinement dans leur genre.

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C’est sur les scènes allemandes, donc dans la langue où il pourrait actuellement être rendu possible avec le plus de perfection, que le drame, tel que nous le concevons, provoquerait la plus grande confusion et le malentendu le plus complet. Des acteurs qui n’ont point présente à l’esprit, qui ne sentent pas l’intention du drame dans son organe primordial, — la langue, — ne sont pas non plus capables de saisir cette intention, et s’ils essayaient de la concevoir du point de vue purement musical, — comme cela se produit la plupart du temps, — n’arriveraient qu’à le comprendre de travers et à réaliser sous l’empire de cette erreur, tout, sauf cette intention.

Il ne resterait plus ainsi au public [6] que la musique séparée de l’intention dramatique, et cette musique ne produirait d’impression sur les auditeurs que là seulement où elle paraîtrait s’écarter de l’intention dramatique de façon à provoquer par elle-même un charme agréable à l’oreille.

Quittant le chant en apparence mélodique des chanteurs — je veux dire « amélodique » dans le sens de la mélodie instrumentale habituelle transposée sur le chant, — le public rechercherait une jouissance dans le jeu de l’orchestre et là, il serait peut-être fasciné par une chose, le charme involontaire d’une instrumentation pleine de combinaisons et de variété.

Afin d’élever l’organe d’élocution de l’orchestre, gros de tant de possibilités, à une hauteur telle qu’il puisse, à tout instant, faire connaître à la sensibilité tout ce que la situation dramatique renferme d’inexprimable, le musicien rempli de l’intention poétique n’a pas, — ainsi que nous l’avons déjà expliqué, — à se limiter, mais au contraireà aiguiser son don d’invention, entièrement selon le besoin, par lui ressenti, de l’expression la plus frappante et la plus précise, pour découvrir la faculté d’élocution la plus variée de l’orchestre ; tant que cette faculté d’élocution n’est pas capable d’une manifestation individuelle telle qu’en a besoin la variété infinie des motifs dramatiques, l’orchestre, incapable dans sa manifestation plus monochrome, d’interpréter l’individualité de ces motifs, ne peut faire retentir son accompagnement qu’en produisant la confusion — car il ne le fait que d’une manière insuffisante, — et, comme tout ce qui n’est pas entièrementadéquat, il ne parviendrait ainsi, dans le drame parfait, qu’à attirer, en la détournant, l’attention sur lui. Or. si l’on se conforme à notre intention, il ne saurait attirer sur lui une telle attention ; mais c’est parce qu’il s’ajuste de la manière la plus adéquate à l’individualité la plus subtile du motif dramatique, que l’orchestre doit détourner l’attention de soi-même, comme d’un moyen d’expression, pour la diriger avec une force inconsciente sur l’objet de l’expression, — de telle sorte que ce soit précisément le langage orchestral le plus riche qui puisse se manifester avec l’intention artistique de ne point attirer l’attention sur soi, de ne point être entendu du tout, notamment en ce qui concerne son effet mécanique, mais uniquement dans son effet organique, où il fait un avec le drame.

Quelle serait donc l’humiliation de ce musicien-poète, s’il voyait le public, [mis] en présence de son drame, diriger son attention uniquement sur le mécanisme de son orchestre et ne lui décerner d’éloges que comme « très habile instrumentiste » ? Qu’éprouverait-il, lui qui ne compose que selon l’intention dramatique, s’il voit des critiques d’art écrire, au sujet de son drame, qu’ils ont lu un livret, et, à côté de cela, entendu des flûtes, des violons et des trompettes, jouer pêle-mêle une admirable musique ? —

Mais ce drame, joué dans les conditions indiquées, pourrait-il produire une autre impression ? —

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Et pourtant ! Devons-nous donc cesser d’être artistes ? Ou bien devons-nous renoncer à l’intelligence nécessaire de la nature des choses, sous prétexte que nous n’en pouvons tirer aucun profit ? — Ne serait-ce donc pas un profit d’être non seulement un artiste, mais encore un homme ; et est-ce qu’une ignorance artificielle, est-ce que le fait de repousser la connaissance, à la façon des femmes, nous serait plus avantageux qu’une conscience puissante qui, lorsque nous mettons de côté tout égoïsme, nous donne la gaîté, l’espoir et surtout le courage d’accomplir des actes destinés à nouis réjouir, quelque mince que soit le succès extérieur dont ils sont couronnés ?

Certainement ! Seule, la connaissance est susceptible de nous rendre heureux, dès maintenant, tandis que l’ignorance nous maintient dans un état de fausse création artistique, hypochondriaque, sans joie, fragmentaire, â peine pourvue de volonté, et toujours impuissante, par lequel nous restons sans éprouver de satisfaction intérieure et sans résultat satisfaisant à l’extérieur.

Regardez autour de vous et voyez où vous vivez et pour qui vous créez des œuvres d’art ! — Si nous avons des yeux quelque peu aiguisés par la connaissance artistique, nous devons bien reconnaître que nous manquons des compagnons-artistes qui puissent représenter une œuvre d’art dramatique. Mais combien grande serait notre erreur si nous voulions expliquer ce fait uniquement par la corruption de nos chanteurs d’opéra, [corruption] qu’ils doivent à eux-mêmes ; combien nous nous tromperions si nous voulions considérer ce phénomène comme un accident et non comme une chose conditionnée par un ensemble vaste et général ! —

Admettons que nous donnions d’une manière quelconque le pouvoir d’agir, du point de vue de l’intelligence artistique, sur les acteurs et la représentation, de telle sorte que la représentation soit conforme à une intention dramatique supérieure ; c’est alors que nous nous apercevrions vivement que nous manquions de celui dont la présence est la condition de la possibilité de l’œuvre d’art, le public, qui a besoin de cette œuvre et qui, mû par ce besoin, collabore, tout puissant, à sa formation.

Le public de nos théâtres n’a nul besoin de l’œuvre d’art ; devant la scène, il ne veut que se distraire, et non se recueillir ; et l’homme qui recherche sa distraction n’a besoin que de détails artificiels, mais non d’unité artistique.

Là où nous présenterions un tout, le public dissocierait ce tout avec une force instinctive, en parties hétérogènes ; ou bien, en mettant les choses au mieux, il serait obligé de comprendre une chose qu’il ne veut pas comprendre, et c’est pourquoi, en toute conscience, il tourne le dos à une intention artistique de ce genre. Ce résultat nous démontrerait pourquoi même une telle représentation est impossible actuellement, et pourquoi nos chanteurs d’opéra doivent être ce qu’ils sont aujourd’hui et ne peuvent être autrement.

Afin de nous expliquer cette attitude du public à l’égard de la représentation, force nous est de porter un jugement sur ce public. Nous pouvons, en regard des périodes précédentes de notre histoire théâtrale, considérer avec raison ce public comme se trouvant dans un état de décadence croissante. Ce qui a déjà été créé d’excellent et surtout de raffiné dans notre art, ne saurait être considéré par nous comme une chose tombée du ciel ; mais nous sommes obligés de reconnaître que le goût de ceux auquels ces œuvres devaient être présentées, avait également joué un rôle de stimulant dans leur naissance. Nous rencontrons ce public, à sensibilité raffinée, plein de goût, dans sa participation la plus vive et la plus décisive sur la production artistique, à l’époque de la Renaissance. Nous voyons alors des princes et des nobles qui, non seulement, protègent les arts, mais qui sont en même temps animés d’un tel enthousiasme pour leurs formes les plus fines et les plus audacieuses, que celles-ci doivent être, pour ainsi dire, considérées comme nées de leur besoin enthousiaste. Cette noblesse, dont la situation comme telle n’était contestée de personne, totalement ignorante des misères de la vie du serf, qui rendait sa situation possible, se tenant complètement à l’écart de l’esprit de lucre industriel qui dominait la vie de la bourgeoisie, menant une vie joyeuse dans ses palais et pleine de courage sur les champs de bataille, cette noblesse était douée d’yeux et d’oreilles exercés à percevoir le gracieux, le beau et même le caractéristique, l’énergique ; et, à son commandement, surgissaient les œuvres d’art qui nous montrent cette époque comme la période la plus favorable aux arts depuis la décadence de l’art grec.

La grâce infinie et la finesse des créations musicales de Mozart, qui paraissent languissantes et ennuyeuses au public moderne, habitué au grotesque, étajent goûtées des descendants de cette noblesse, et Mozart se réfugia auprès de l’empereur Joseph pour fuir, échapper aux chanteurs de son Figaro, insolents comme des danseurs de corde ; nous ne saurions en vouloir aux jeunes gentilshommes français qui, par les applaudissements enthousiastes qu’ils prodiguaient à l’air d’Achille dans l’lphigénie en Aulide de Gluck, firent pencher dans le bon sens l’accueil jusqu’alors indécis qu’on faisait à cet ouvrage ; — et ce que nous nous proposons d’oublier le moins, c’est le fait que, tandis que la plupart des cours de l’Europe étaient devenues des bivouacs de diplomates intrigants, une famille princière, à Weimar, écoutait avec attention et enthousiasme les paroles les plus fières et les plus gracieuses des poètes de la nation allemande.

Or, aujourd’hui, le maître du goût public, en fait d’art, c’est celui qui paye les artistes, comme la noblesse avait accoutumé de les payer ; celui qui donne, en échange de son argent, la commande d’une œuvre d’art et qui, en fait de nouveauté, ne veut avoir que des variations sur son thème favori, mais pas de thème nouveau, — ce maître et client qui commande, c’est le philistin. De même qu’il est le produit le plus dépourvu de cœur et le plus lâche de notre civilisation, ce philistin est aussi l’exploiteur d’art le plus cruel et le plus sordide. Certes, tout lui convient ; seulement, il interdit tout ce qui pourrait lui rappeler qu’il devrait être un homme, — aussi bien au point de vue de la beauté que du courage ; il veut être lâche et commun, et l’art doit se plier à sa volonté, — à part cela, tout lui convient, nous l’avons dit. — Détournons-en vite nos regards. —

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Allons-nous conclure des contrats avec ce monde ? — Non ! Car les conventions les plus humiliantes nous mettraient encore dans le cas d’être mis hors la loi. —

Nous ne pourrons puiser de l’espoir, de la force et du courage qu’en reconnaissant que notre moderne philistin d’Etat n’est pas seulement un élément déterminant, mais aussi un élément déterminé de notre civilisatien, et en recherchant également pour ce phénomène ses conditions de détermination dans un ensemble, comme nous l’avons fait pour l’art. Nous n’acquerrons ni force ni courage tant que nous n’aurons pas, en prêtant l’oreille aux battements du cœur de l’histoire, perçu le ruissellement de cette source éternellement vivante qui, cachée sous les décombres de la civilisation historique, coule intarissablement dans sa fraîcheur originelle.

Qui ne sentirait pas aujourd’hui cette lourdeur terriblement blafarde de l’air qui annonce l’approche d’un tremblement de terre ? Et nous, qui entendons le ruissellement de la source, nous devrions avoir peu du tremblement de terre ? Certes non ! Car nous savons qu’il ne fera que disperser l’amas de décombres et préparer, pour l’écoulement de cette source, le lit où nous verron ; en en effet couler ses ondes vives.

Or, là où l’homme d’Etat désespère, où l’homme politique laisse tomber ses bras, où le socialiste se débat dans ses systèmes stériles, où le philosophe lui-même en est réduit à interpréter, sans être à même de prévoir, — parce que tout ce qui nous attend ne peut se manifester
qu’en des phénomènes inconscients, dont personne ne 
peut évoquer dans son esprit la manifestation sensible, — c’est l’artiste qui, d’un regard clair, sait voir des
 formes telles qu’elles se manifestent à ses aspirations
 intenses vers la seule vérité, — l’homme.

L’artiste est à même de voir, formé d’avance, un monde encore informe, de jouir d’avance, de par la force de son aspiration au devenir, d’un monde encore non devenu. Mais sa jouissance, c’est de se communiquer et — s’il se détourne des troupeaux stupides qui paissent sur l’amas de décombres stériles, pour serrer d’autant plus fort contre sa poitrine les bienheureux solitaires qui, avec lui, prêtent l’oreille au ruissellement de la source, — il trouverait du coup aussi les coeurs, les sens même auxquels il peut se communiquer.

Il y a parmi nous des vieux et des jeunes : que le plus vieux ne pense pas à soi, mais qu’il aime le plus jeune, par amour de l’héritage qu’il fait descendre en son cœur afin d’y trouver un nouvel aliment, — et le jour viendra où cet héritage sera ouvert pour le salut de ses frères humains du monde entier !

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Nous avons vu le poète, dans une aspiration nostalgique, poussé vers l’expression sensible parfaite, y parvenir là où il a vu son vers se refléter sous forme de mélodie musicale à la surface de l’océan de l’harmonie : il a été obligé de pousser jusqu’à cet océan, dont seule, la surface pouvait lui montrer l’image tant désirée, et cet océan, il n’a pu le créer par sa seule volonté ; mais c’était son second moi, auquel il devait s’unir, mais qu’il ne pouvait déterminer de soi-même ni appeler à la vie. —

C’est ainsi que l’artiste n’est pas capable de déterminer et d’appeler à l’existence, de sa propre volonté, la vie libératrice de l’avenir dont il a besoin ; c’est l’autre, c’est son contraire, vers lequel il tend, vers lequel il est poussé, et qui n’existe pour lui que s’il lui arrive spontanément d’un pôle opposé, qui absorbe son apparition et la reflète ensuite d’une manière reconnaissable.

Mais ce reflet ne peut produire, non plus, de soi-même, la vie de l’océan de l’avenir : elle n’est que l’élément-mère qui ne peut faire naître que ce qu’il a reçu. Cette semence fécondante qui ne peut germer qu’en lui est fournie par le poète, c’est-à-dire par l’artiste du présent : cette semence est le réceptable de tout le suc vital le plus pur que le passé recueillit en lui pour le transmettre, comme un germe fécondant et nécessaire, à l’avenir, car cet avenir ne saurait être conçu autrement que comme déterminé par le passé. —

Or, la mélodie, qui finit par se refléter à la surface de la mer harmonique de l’avenir, est l’œil divinateur à l’aide duquel cette vie dirige ses regards, des profondeurs de la musique vers le haut, vers, la gaie lumière du soleil : quant au vers, dont elle n’est que l’image réfléchie, il est la création poétique la plus personnelle de l’artiste du présent, qui n’a pu l’engendrer que de l’intimité de son pouvoir le plus personnel, de la plénitude de son désir ; et, de même que ce vers, l’œuvre d’art, déterminative de pressentiment, de l’artiste actuel, plein de désirs, s’unira avec l’océan de l’avenir.

Dans cette vie de l’avenir, cette œuvre sera ce qu’elle ne peut être aujourd’hui qu’en tant qu’objet d’aspirations, et non réellement : et cette vie de l’avenir ne sera ce qu’elle peut être que parce qu’elle aura reçu cette œuvre d’art dans son sein.

Le générateur de l’œuvre d’art de l’avenir n’est autre que l’artiste du présent qui pressent la vie de l’avenir et aspire à y être contenu. Quiconque, de par son pouvoir le plus personnel, nourrit cette aspiration en soi-même, vit, dès aujourd’hui, dans une existence meilleure ; — mais un seul homme le peut :

l’Artiste.
  1. Si je dois, ici, faire expressément allusion à moi-même, c’est simplement pour la raison que les lecteurs ne puissent pas me soupçonner d’avoir exposé ici la théorie du drame complet pour faire comprendre mes propres œuvres artistiques ; car il s’ensuivrait que j’aurais, dans mes opéras, satisfait aux exigences posées par moi, après que j’aurais déjà réalisé ce drame même que je pensais. Personne plus que moi ne peut avoir présent à l’esprit que les conditions dont dépend le drame que je pense ne résident pas dans la volonté, ni dans la faculté de l’individu isolé, même si celle-ci était infiniment plus grande que la mienne, mais seulement dans un état général et dans une connexité sociale réalisante, grâce à cet état, et dont les conditions actuelles sont l’antipode parfait. Toutefois, je confesse que mes travaux artistiques étaient, pour moi du moins, d’une très grande importance, car ils devaient, hélas ! aussi loin que je regarde autour de moi, représenter les uniques témoignages d’un effort dont les résultats, s’ils sont minces, étaient d’apprendre uniquement ce que j’avais appris — en cheminant de l’inconscience à la conscience, — et que — je l’espère pour le salut de l’art, — je puis aujourd’hui exprimer avec une pleine et entière conviction. Ce n’est pas de mes productions, mais de ce qui est venu à ma conscience, par leur intermédiaire, que je suis fier de pouvoir faire cette déclaration comme ma conviction. (Note de Wagner.)
  2. Je relève les fautes les plus grossières, non parce qu’elles se sont toujours rencontrées dans les traductions, mais parce que,— sans troubler ni chanteurs ni auditeurs, — elles ont pu souvent se rencontrer, en conséquence, je me sers du superlatif pour désigner l’objet sous son aspect le plus connaissable. (Note de Wagner).
  3. Cf. l’article de Wagner sur l’ouverture d’Iphigénie (Œuvres en prose, tome VII, p. 160 et suiv.).
  4. Peter von Winter fit représenter cet opéra célèbre à Vienne, en 1796.
  5. Ai-je à faire état d’exceptions qui, parce qu’elles restent sans influence, ne font que confirmer la règle ? (Note de Wagner.)
  6. Par public, je n’entendrai jamais les individus isolés qui se familiarisent, au point de vue de la compréhension abstraite de l’opéra, avec les phénomènes qui ne sont pas réalisés sur la scène. J’entends par public uniquement la collectivité des spectateurs qui, sans avoir une intelligence et une éducation artistiques spéciales, parviennent à une intelligence émotive absolument exempte de fatigue, et qui, par conséquent, ne sont jamais intéressés par la mise en œuvre des moyens artistiques, mais exclusivement par l’objet réalisé de l’art, par le drame en tant qu’action représentée de façon universellement intelligible.
    Le public qui, par conséquent, veut jouir sans aucun effort de l’intellect artistique, porte le plus grand préjudice à ses exigences, quand la représentation — pour les raisons exposées, — ne réalise pas l’intention dramatique, et il est absolument dans son droit, lorsqu’il dédaigne une représentation de ce genre. Au contraire, à celui qui, ayant l’intelligence artistique, s’efforce de supposer réalisée l’intention dramatique non réalisée, au moyen du livret et de l’explication critique de la musique, — telle qu’elle lui parvient à l’oreille habituellement bien exécutée par nos orchestres, — en dépit de la représentation, on exige de lui un effort intellectuel qui doit lui ravir toute jouissance de l’œuvre d’art, et qui transforme en un travail épuisant ce qui devait inconsciemment le réjouir et récréer. (Note de Wagner.)