Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 3/Chapitre VI

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Troisième partie : La Poésie et la musique dans le drame de l’avenir





V



Nous possédons maintenant tous les liens de connexité qui contribuent à l’expression une du drame, et nous n’avons plus qu’à rechercher comment ils doivent se réunir pour faire répondre cette forme une à un contenu un, qui puisse, par la seule possibilité de cette forme une, se façonner comme un contenu un. —

Le foyer qui donne la vie à l’expression dramatique, c’est la mélodie du vers de l’acteur : c’est à elle que se réfère, comme un pressentiment, la mélode orchestrale absolue préparatoire ; d’elle dérive comme une réminiscence la « pensée » du motif instrumental. Le pressentiment est la lumière qui se répand, qui, tombant sur l’objet, amène à une évidente vérité, la couleur propre à l’objet et conditionnée par lui-même ; la réminiscence est la couleur acquise elle-même, telle que le peintre l’emprunte à l’objet, pour la transporter à des objets apparentés. Le phénomène présent, perçu par la vue, et le mouvement de celui qui récite la mélodie du vers de l’acteur, c’est le geste dramatique ; il est confirmé à l’oreille par l’orchestre, lequel met un terme à son activité la plus primordiale et la plus nécessaire comme support harmonique de la mélodie du vers.

À l’expression d’ensemble de chaque communication de l’acteur à l’oreille, comme aux yeux, l’orchestre prend une part incessante, en le soutenant et en le fortifiant de tous côtés : il est le giron maternel de la musique d’où naît l’unique lien de l’expression. —

Le chœur de la tragédie grecque a seulement abandonné à l’orchestre moderne son importance nécessaire au sentiment dans le drame, pour atteindre en lui, libre de toute entrave, à une manifestation incommen-surablement variée ; mais en revanche, son apparition humaine, réelle, individuelle est montée de l’orchestre sur la scène, afin de porter la semence de son individualité humaine qui résidait dans le chœur grec, à son épanouissement le plus parfait et le plus indépendant, en tant que collaborateur actif ou passif du drame même.

Observons maintenant comment, de l’orchestre où il est devenu tout à fait musicien, le poète se retourne en arrière vers son intention, qui l’a guidé jusqu’ici, afin de la réaliser complètement par le moyen d’expression infiniment riche qu’il y a acquis.

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L’intention poétique se réalise tout d’abord dans la mélodie du vers ; nous avons appris à reconnaître dans l’orchestre harmonique le soutien et l’élucidation de la mélodie pure. Il nous reste maintenant à considérer dans quel rapport se trouve cette mélodie du vers vis-à-vis du drame même, et quel progrès peut se réaliser dans ces relations.

Nous avons déjà assigné à l’orchestre la faculté d’éveiller des pressentiments et des souvenirs ; le pressentiment, nous l’avons reconnu comme l’annonciateur du phénomène qui finit par se manifester dans le geste et dans la mélodie du vers, — et la réminiscence, comme son dérivé ; nous avons maintenant à déterminer ce qui, selon la nécessité dramatique, remplit en même temps que le pressentiment et le souvenir, l’espace du drame, de façon que pressentiment et souvenir deviennent nécessaires au complément le plus parfait de son intelligence.

Les moments dans lesquels l’orchestre pourrait s’exprimer avec tant d’indépendance doivent être certainement tels qu’ils ne permettent pas encore la pleine ascension de la pensée parlée à l’impression musicale, en ce qui concerne les personnages dramatiques. Nous avons vu la mélodie musicale sortir du vers parlé, et nous avons reconnu que cette évolution est conditionnée par la nature du vers parlé ; de même que nous avons dû comprendre la justification, c’est-à-dire l’intelligence de la mélodie d’après le vers parlé qui la conditionne, non seulement comme une chose à concevoir et à exécuter artistiquement, mais aussi comme quelque chose qui doit nécessairement être réalisé organiquement à notre sentiment et présenté à lui selon un processus de génération : de même, nous avons à nous représenter la situation dramatique d’après les conditions qui s’élèvent sous nos yeux à une hauteur où la mélodie du vers nous apparaît nécessairement comme la seule expression adéquate d’un moment d’émotion qui se manifeste avec décision.

Une mélodie créée, toute faite, — nous l’avons vu, — nous demeurait incompréhensible, parce qu’elle pouvait être interprétée arbitrairement : une situation toute faite, créée, doit de même rester incompréhensible, comme la nature nous restait incompréhensible tant que nous la considérions comme une chose créée ; au contraire, elle nous est compréhensible, aujourd’hui que nous la considérons comme l’Étant, c’est-à-dire l’éternel Devenant, — comme un Étant dont le devenir nous est toujours présent, dans les sphères les plus proches comme dans les plus éloignées.

Donc, en nous représentant son œuvre d’art dans un devenir organique perpétuel, et en nous rendant le témoin collaborant organiquement à ce devenir, le poète affranchit sa créature de toute trace de son activité créatrice et même, s’il n’efface pas ces traces, il ne peut que nous mettre dans cet état de froideur atroce qui nous remplit au spectacle d’un chef-d’œuvre de mécanique. —

L’art plastique ne peut représenter que ce qui est fini, c’est-à-dire sans mouvement, et ne jamais, par conséquent, faire du spectateur le témoin convaincu du devenir d’un phénomène. Le musicien absolu arrive au comble de son erreur en voulant imiter ici l’art plastique, et donner le fini au lieu du devenant. Le drame seul est l’œuvre d’art qui, dans l’espace et dans le temps, s’adresse à nos yeux et à nos oreilles : aussi pouvons-nous prendre une part active à son devenir, et saisir ce devenir comme la chose nécessaire clairement intelligible à notre sentiment.

Or, le poète qui veut collaborer avec nous, faire [de nous] les seuls témoins rendant possible le devenir de son œuvre d’art, doit bien se garder de faire le moindre pas qui puisse rompre le lien de ce devenir organique, et offenser ainsi notre émotion arbitrairement captive, par une prétention arbitraire : son allié le plus puissant lui deviendrait infidèle à l’instant. Mais la croissance de bas en haut, la poussée d’un organisme inférieur à un [organisme] supérieur, la liaison de moments insuffisants en un moment satisfaisant, tout cela est devenir organique. Or, comme l’intention poétique réunissait, entre autres, les moments de l’action et leurs motifs tels qu’ils existent réellement dans la vie ordinaire, mais seulement dérivés, développés à l’infini et tellement ramifiés qu’on ne peut les embrasser d’un coup d’œil ; comme cette intention resserrait elle-même ces moments et ces motifs, et les fortifiait par cette juxtaposition en vue d’une exposition intelligible : ainsi l’intention poétique doit, pour sa réalisation, se mettre à l’œuvre en suivant le même procédé que dans la conception poétique pensée [1] de ces moments ; car son intention ne peut être réalisée que si notre sentiment collabore avec la pensée poétique. —

La chose que notre sentiment conçoit le plus vite est notre idée de la vie ordinaire où l’inclination et le besoin nous font agir selon notre habitude. Donc, en choisissant ses motifs dans cette vie et dans sa conception vulgaire, le poète doit nous représenter d’abord ses créations sous des dehors qui ne soient pas si étrangers à cette vie, qu’ils puissent être absolument incompris de ceux qu’ils embrassent. Il doit donc d’abord nous les montrer dans les situations de la vie ayant une analogie reconnaissable avec celles où nous nous sommes trouvés ou pouvons nous être trouvés nous-mêmes ; ce n’est que sur de telles bases qu’il peut s’élever, degré par degré, à inventer des situations dont la force et le merveilleux nous dérobent à la vie ordinaire et nous montrent l’homme à la suprême plénitude de ses facultés. Ces situations, grâce à l’élimination de tout ce qui peut paraître accidentel, dans la rencontre d’individualités fortement marquées, atteignent à des hauteurs qui nous les font apparaître au-dessus de la commune mesure humaine, — et c’est ainsi que l’expression des personnages actifs ou passifs doit s’élever à une expression telle, uniquement par une gradation bien établie, connaissable à la vie ordinaire, ainsi que nous l’avons indiqué en parlant de la mélodie musicale du vers, comme expression élevée au-dessus de l’expression vulgaire.

Mais il importe maintenant de déterminer le point que nous devons considérer comme le plus bas, pour la situation et l’expression, et qui doit nous servir de point initial dans cette progression. Si nous y regardons de près, ce point doit être exactement celui auquel nous devons nous-mêmes nous placer, pour rendre possible en général la réalisation de l’intention poétique ; par la communication de celle-ci, ce point est situé là où l’intention poétique se sépare de la vie ordinaire, où elle a pris naissance, pour lui offrir son image poétique. C’est sur ce point que le poète prend position en avouant ouvertement son intention, vis-à-vis de l’homme enveloppé dans la vie ordinaire, et réclame son attention ; il ne peut être compris tant que cette intention ne s’est pas tournée volontairement vers lui, — tant que nos sensations, distraites par la vie ordinaire, ne se sont pas concentrées en une sensation intense d’attente, de la même manière que le poète a réuni, d’après cette même vie, les éléments et les motifs de l’action dramatique. L’attente volontaire ou la volonté expectante de l’auditeur est le premier moment qui rende possible l’œuvre d’art, et cela détermine l’expression au moyen de laquelle le poète doit lui correspondre, — non seulement pour se faire comprendre, mais aussi pour être comprise comme l’exige l’attente créée par quelque chose d’extraordinaire.

Tout d’abord, le poète doit utiliser cette attente pour manifester son intention, et cela en la guidant — comme une sensation indéterminée, — dans la direction de son intention ; aucun langage, comme nous l’avons vu, n’y est plus apte que celle de l’orchestre, [langage] de la musique pure, qui détermine sans détermination. L’orchestre exprime la sensation même d’attente, qui nous domine avant l’apparition de l’œuvre d’art ; dans le sens où il correspond à l’intention poétique, il guide et éveille notre sensation d’attente générale vers un pressentiment que doit combler finalement un fait nécessaire défini et désiré [2].

Or, si le poète expose sur la scène l’objet de cette attente, sous la forme d’un personnage dramatique, il ne ferait qu’offenser et désillusionner le sentiment d’attente, si ce personnage devait s’exprimer en un langage qui nous rejetât soudain dans l’expression la plus vulgaire de la vie, dont nous venions de nous évader [3].

C’est dans ce langage musical qui éveillait notre sensation, que ce personnage doit aussi se manifester, et cela de telle sorte qu’il détermine notre sensation. Le personnage dramatique doit s’exprimer dans ce langage sonore, et nous devons l’entendre avec une émotion éveillée : il doit parler en même temps de telle sorte ce langage, qu’il puisse déterminer en nous la sensation éveillée ; or notre sensation éveillée d’une façon générale ne se détermine qu’autant qu’il lui est donné un point solide autour duquel elle puisse se recueillir comme une sympathie humaine, et s’y condenser pour déterminer un intérêt particulier pour cet homme placé dans une situation déterminée, influencé par ce milieu, animé par cette volonté, et préoccupé de ce projet. Ces conditions, nécessaires à la manifestation d’un individu au sentiment, ne peuvent être convaincantes que si elles sont remplies au moyen du langage parlé, de ce langage que la vie ordinaire rend inconsciemment intelligible, et dans lequel nous exprimons nos états ou nos volontés ; ceux-là doivent leur ressembler qui ont à nous rendre intelligible le personnage dramatique qui nous est présenté. Mais comme l’état d’âme éveillé en nous exigeait déjà que ce langage parlé qui excitait notre sensibilité ne fût pas absolument différent du langage des sons, mais fût fondu avec lui, — pour ainsi dire, comme l’interprète, mais en même temps comme le participant de l’émotion éveillée, — le contenu de l’individu exposé par le personnage dramatique se détermine ainsi de soi-même, à son tour, comme un [contenu] aussi élevé .m dessus de la vie ordinaire que l’expression est élevée au-dessus de l’expression de la vie ordinaire ; et il suffit au poète de s’en tenir au caractère de cette expression exigée et acquise : — il n’a qu’à veiller à ce que cette expression soit remplie d’un contenu qui la justifie, afin de se rendre un compte exact du point de vue élevé où, grâce au simple moyen de l’expression, il s’est placé pour faire valoir son intention.

Ce point de vue est déjà si élevé, que le poète peut faire, parce qu’il le doit, que l’insolite et le merveilleux, qui lui sont nécessaires pour réaliser son intention, tirent directement de lui leur développement. Il développe le merveilleux des individualités dramatiques et des situations dans la mesure exacte où il disposa à discrétion de l’expression, c’est-à-dire — dans la mesure où la langue des acteurs, après avoir précisé la base de la situation comme une [situation] empruntée à la vie et intelligible, peut s’élever du langage verbal déjà sonore au véritable langage musical, quand la mélodie paraît comme sa fleur, telle qu’elle est exigée par le sentiment défini, assuré, comme expression du contenu émotionnel purement humain de l’individualité et de la situation définies et assurées. —

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Une situation, fondée sur cette base, et qui s’élève jusqu’à une telle hauteur, constitue par elle-même un anneau nettement différencié du drame qui, au point de vue du contenu et de la forme, est constitué en une chaîne d’anneaux organiques de ce genre se conditionnant, se complétant et se supportant l’un l’autre, de même que font les organes du corps humain, [de ce corps] qui est complet, vivant, quand il est constitué par tous les membres qui, par leurs conditionnements et compléments mutuels, en font un tout où aucun ne manque, mais où aucun n’est de trop.

Mais le drame est un corps toujours nouveau, se renouvelant sans cesse ; il n’a qu’une chose de commune avec le corps humain, c’est qu’il est vivant, et que sa vie est déterminée par les conditions intimes de la vie. Mais ce besoin de vie du drame est tout différent, car il se forme d’une matière qui demeure toujours la même ; il emprunte cette matière aux phénomènes variés à l’infini d’une vie démesurément complexe d’hommes divers [placés] en des circonstances diverses, et qui d’ailleurs n’ont qu’une chose commune, à savoir, qu’il y a des hommes et des circonstances humaines. L’individualité jamais identique des hommes et des circonstances reçoit, par suite de leurs relations mutuelles, une physionomie toujours nouvelle, qui donne constamment à l’intention poétique de nouvelles nécessités à réaliser.

Le drame doit toujours se modifier et se recréer selon ces nécessités, selon ces individualités changeantes, et rien n’a mieux témoigné de l’incapacité des époques artistiques passées et présentes à créer le drame véritable, que [ce fait] que poète et musicien ont cherché et fixé des formes qui ne devaient leur faciliter le drame qu’autant qu’ils auraient rempli ces formes d’une matière dramatique voulue quelconque, pour le réaliser. Aucune forme n’était plus inquiétante et plus impropre à rendre possible le drame véritable que la forme de l’opéra avec sa coupe, adoptée une fois pour toutes, de morceaux de chant absolument étrangers au drame : nos compositeurs d’opéra ont tellement peiné pour les développer et les varier, que leur incohérente rhapsodie, — nous l’avons vu en son lieu, — ne pouvait que tomber au rang d’une friperie immonde.

Représentons-nous maintenant, au contraire, d’un coup d’œil, la forme du drame tel que nous l’imaginons, pour la reconnaître, malgré toutes les modifications fondamentales et nécessaires, toujours renouvelées, comme une forme accomplie selon son essence, bien plus absolument unitaire. Observons ce qui lui facilite cette unité.

La forme artistique unitaire n’est convenable que comme l’expression d’un contenu unitaire ; or, nous ne connaissons l’unité du contenu que si celui-ci se fait connaître par une expression artistique au moyen de laquelle ce contenu peut se manifester complètement au sentiment. Un contenu qui exigerait une expression double, c’est-à-dire une expression au moyen de laquelle le communiquant devrait s’adresser alternativement à l’entendement et au sentiment, un tel contenu ne pourrait être, en tout cas, que bilatéral et discordant. —

Toute intention artistique a originellement pour objet une forme une ; car ce n’est que dans la mesure où elle approche de cette forme, qu’une manifestation devient artistique : sa division nécessaire se produit dès l’instant où l’expression mise à la disposition [de l’artiste] ne peut plus manifester pleinement l’intention. Puisque c’est le rôle de la volonté inconsciente de toute intention artistique de se communiquer au sentiment, il ne peut y avoir qu’une expression bilatérale qui soit incapable d’éveiller complètement le sentiment : mais il n’y a qu’une expression qui veuille communiquer complètement le sentiment, qui devra éveiller complètement ce sien contenu.

Cet éveil complet du sentiment par son organe d’expression était impossible au poète purement verbal, et ce qu’il ne pouvait communiquer par lui au sentiment, il était obligé par conséquent de le dire à l’entendement, afin d’exprimer complètement le contenu de son intention : il dut donner à penser à l’entendement ce qu’il ne pouvait faire éprouver au sentiment ; il put enfin, au point de séparation, exprimer sa tendance simplement comme une sentence, c’est-à-dire comme une intention pure et simple, irréalisée ; de sorte qu’il lui fallut pressé par la nécessité même, rabaisser le contenu de son intention en un [contenu] privé de toute valeur artistique.

Si maintenant l’œuvre du poète purement verbal apparaît comme une intention poétique irréalisée, l’œuvre du musicien pur doit être considérée, par contre, comme une œuvre absolument privée de toute intention poétique ; car le sentiment a bien pu être pleinement excité, mais non pas déterminé par l’expression purement musicale. Étant donné l’insuffisance de l’expression, il a fallu que le poète répartît le contenu entre le sentiment et l’entendement, et abandonnât dans une insatisfaction inquiète le sentiment éveillé, tout en plongeant l’entendement dans une réflexion [aussi] insatisfaite sur cette inquiétude du sentiment. Le musicien n’exerçait pas moins de contrainte su l’entendement en lui faisant rechercher un contenu de l’expression, qui excitât aussi complètement le sentiment sans apaiser son excitation la plus intense. Le poète exprimait ce contenu sous forme de sentence ; le musicien, pour exprimer une intention quelconque inexistante en réalité, — sous forme d’un titre [donné] à sa composition. Tous deux s’étaient, en fin de compte, détournés du sentiment vers l’entendement, le poète, pour déterminer un sentiment éveillé incomplètement, le musicien, — pour se faire excuser par le sentiment éveillé sans but.

Si donc, nous voulons caractériser exactement cette expression unitaire, comme étant celle qui rende possible un contenu unitaire, nous définirons cette expression unitaire comme celle qui peut manifester au sentiment,

de la façon la plus adéquate, une intention très étendue de l’intelligence poétique. Une telle expression est [donc] celle qui, en chacun de ses moments, enferme en soi l’intention poétique, mais qui aussi, en chacun [de ces moments], la cache au sentiment, c’est-à-dire, — la réalise. —

Même au langage verbal-musical, cette dissimulation complète de l’intention poétique serait impossible, si un second organe de langage musical résonnant en même temps ne pouvait lui être associé ; [organe] qui, partout où le langage verbal musical, comme dissimulateur le plus immédiat de l’intention poétique, doit nécessairement se plonger si profondément dans son expression, qu’il peut, pour maintenir cette intention indissolublement d’accord avec la vie ordinaire, ne la recouvrir que d’un voile sonore presque diaphane, et que ce second organe puisse maintenir l’équilibre parfait de l’expression émotionnelle.

L’orchestre, nous l’avons vu, est cet organe parlant qui complète à tout moment l’unité de l’expression ; quand, pour préciser mieux la situation dramatique, l’expression musicale-verbale du personnage dramatique condescend à exprimer son affinité la plus connaissable avec l’expression de la vie ordinaire comme organe de l’entendement, c’est lui qui, grâce à son pouvoir de manifester musicalement le souvenir ou le pressentiment, équilibre l’expression abaissée du personnage dramatique, de façon que le sentiment excité reste toujours dans son atmosphère élevée, et n’ait jamais à se transformer, par un semblable abaissement, en une pure fonction intellectuelle. Cette élévation constante d’où le sentiment, il ne descend jamais, mais où il a toujours à tendre, se détermine par l’élévation constante de l’expression, et, par celle-ci, établit l’égalité, c’est-à-dire : l’unité du contenu.

Observons toutefois que les moments d’expression égalisateurs de l’orchestre ne doivent jamais être déterminés par le caprice du musicien, mais seulement par l’intention du poète, à peu près comme un remplissage purement artificiel. Si ces moments expriment quelque chose qui n’est pas en rapport avec la situation des personnages dramatiques, et qui leur est superflu, alors l’unité de l’expression est détruite par l’affaiblissement du contenu. La parure purement musicale de situations qui vont en s’affaiblissant, ou qui servent de préparation, telles qu’on les aime dans l’opéra, pour la glorification de la musique, dans ce qu’on appelle ritournelles, intermezzi, et aussi dans l’accompagnement du chant, supprime totalement l’unité d’expression, détourne l’attention de l’auditeur sur la manifestation de la musique, — [considérée] non plus comme expression, mais comme en quelque sorte la chose exprimée elle-même. Or, ces moments ne doivent être conditionnés que par l’intention poétique et cela, de manière que, pressentiment ou réminiscence, notre sentiment soit toujours exclusivement intéressé par le personnage dramatique et par ce qui est en relation avec lui ou ce qui provient de lui. Nous ne devrions jamais entendre ces moments mélodiques annonciateurs ou ces réminiscences, excepté lorsqu’ils nous apparaissent comme un complément, pour nous, des manifestations d’un personnage qui ne veut ou ne peut alors exprimer complètement à nos yeux tout son sentiment.

Ces moments mélodiques, appropriés en eux-mêmes à maintenir notre sentiment à une hauteur toujours égale, deviennent pour nous, grâce à l’orchestre, comme un guide de notre sentiment à travers tout l’édifice intérieur si complexe du drame. Par eux, nous nous rendons constamment compte du mystère le plus profond de l’intention poétique, [et devenons] les collaborateurs immédiats de sa réalisation. Au milieu d’eux, pressentiment ou réminiscence, se tient la mélodie du vers comme une individualité qui, tour à tour, est supportée ou supporte, qui est déterminée par un milieu d’ordre sentimental, formée de moments de la manifestation d’élans d’émotion individuels déjà éprouvés, agissants de l’extérieur, ou encore à éprouver.

Ces moments suggestifs qui complètent l’expression du sentiment, disparaissent dès que l’individu agissant bien d’accord avec eux, marche vers l’expression parfaite de la mélodie du vers : alors l’orchestre ne la soutient, selon son pouvoir qui précise, que si l’expression colorée de la mélodie du vers se replonge dans la phrase sonore seulement parlée, afin de suppléer de nouveau à l’expression émotionnelle générale par des réminiscences pleines de pressentiment, et de déterminer, pour ainsi dire par notre propre intérêt, toujours tenu en éveil, les transitions nécessaires du sentiment.

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Ces moments mélodiques, où nous nous remémorons le pressentiment, tandis qu’ils transforment pour nous le souvenir en pressentiment, ne s’épanouiront nécessairement qu’aux motifs les plus importants du drame, et les plus importants d’entre eux correspondront à leur tour, quant au nombre, à ceux des motifs fondamentaux, condensés et renforcés, d’une action également condensée et renforcée, que, de par leur qualité de motifs, le poète destinait à être les piliers de son édifice dramatique, et dont il se servait par principe, non en une multiplicité troublante, mais en nombre plus restreint, strictement déterminé en vue d’une compréhention facile et devant être ordonné d’une manière plastique.

C’est dans ces motifs fondamentaux, qui ne sont pas des sentences, mais des éléments d’émotion plastique, que l’intention du poète devient la plus claire, étant réalisée par la sensibilité ; il était donc facile au musicien, exécuteur de l’intention du poète, d’ordonner, en plein accord avec l’intention poétique, ces motifs condensés en éléments mélodiques, de telle manière que, de leur répétition variée et bien déterminée, résultât aussi, toute seule, la forme musicale unitaire supérieure, — forme que le musicien disposait jusqu’ici arbitrairement, et qui ne peut se constituer en une forme vraiment unitaire et nécessaire, c’est-à-dire : intelligible, qu’en partant de l’intention poétique.

Jusqu’à présent, dans l’opéra, le musicien ne cherchait nullement à réaliser une forme unitaire, pour l’ensemble de l’œuvre d’art : chaque morceau de chant séparé constituait une forme complète en soi, qui n’était rattachée aux autres morceaux de l’opéra que par sa structure extérieure, par la similitude et nullement par un contenu déterminatif de leur forme, par un lien réel. Le manque de cohésion était, à proprement parler, la caractéristique de la musique d’opéra. Seul le morceau détaché avait une forme cohérente en soi, et qui, conséquence d’un jugement musical absolu, avait été conservée par l’habitude et imposée au poète comme une contrainte forcée. Ce qu’il y avait de cohérent dans ces formes consistait en ce qu’un thème tout prêt d’avance alternait avec un second thème intermédiaire et se répétait selon un caprice musicalement motivé. La modification, la répétition, l’abréviation et l’allongement des thèmes constituaient le mouvement, déterminé uniquement par eux, du morceau de musique instrumentale pure plus important, du mouvement de symphonie, qui tendait à réaliser une forme d’ensemble pleine d’unité, à l’aide de l’enchaînement des thèmes, et de leur répétition, qu’elle essayait de justifier autant que possible aux yeux du sentiment. Mais la justification de ce retour n’était fondée, chaque fois, que sur une hypothèse pensée, mais jamais réalisée ; or, seule, l’intention poétique est à même de rendre cette justification possible, parce qu’elle l’impose pour ainsi dire comme une condition nécessaire à sa propre compréhension.

Devenus des moments mélodiques qui réalisent pleinement leur contenu, et nettement différenciés, les motifs principaux de l’action dramatique se développent par leur répétition, selon des relations multiples toujours strictement déterminée — semblable à la rime — en une forme artistique unitaire, qui s’étend non seulement sur certaines parties restreintes du drame, mais sur tout le drame [4] comme un enchaînement qui relie, où, non seulement les éléments mélodiques apparaissent comme se rendant intelligibles les uns les autres, et partant, comme constituant une unité, mais aussi où les motifs évocateurs de sentiments et d’images inclus en eux, se font connaître au sentiment, comme les plus forts de l’action, et englobent en eux les plus faibles, — comme se déterminant réciproquement et constituant par l’essence du genre une unité. —

Dans cet enchaînement est réalisée la forme unitaire parfaite et ce n’est que par cette forme qu’est rendue possible la manifestation d’un contenu unitaire, donc, en réalité, ce contenu lui-même.

Pour résumer à nouveau tout ce qui vient d’être exposé, sous ce tapport, en une formule synthétique, nous définirons la forme d’art la plus accomplie comme étant celle dans laquelle un ensemble très vaste de phénomènes de la vie humaine peut, — en tant que contenu, — se communiquer au sentiment au moyen d’une expression si parfaitement intelligible que ce contenu se manifeste dans tous ses éléments comme provoquant une émotion profonde et parfaitement satisfaisante de la sensibilité. Le contenu doit donc être toujours présent dans l’expression et, par conséquent, l’expression artistique toujours être représentative du contenu dans toute son étendue, car le non-présent n’est saisi que par la pensée, mais le présent ne l’est que par le sentiment.

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Dans cette unité de l’expression toujours actualisante et qui englobe le contenu dans son ensemble, est également résolu, et de la seule façon décisive, le problème de l’unité d’espace et de temps.

L’espace et le temps étant des produits de l’abstraction des particularités corporelles réelles de l’action, ne pouvaient attirer l’attention de nos poètes constructeurs de drames que parce que ceux-ci ne disposaient pas d’une expression unitaire réalisant pleinement le contenu poétique voulu. L’espace et le temps sont des propriétés pensées des phénomènes sensibles réels, lesquels, dès qu’on les pense, ont déjà perdu la puissance de se manifester à la connaissance : le corps de ces abstractions est ce qui est réel et sensible dans une action, qui se manifeste dans une ambiance spatiale donnée et dans une durée de mouvement conditionnée par cette ambiance. Placer l’unité du drame dans une unité d’espace et de temps équivaut à ne la placer en rien, car, pris en soi, l’espace et le temps ne sont rien, et ils ne deviennent quelque chose que parce qu’ils sont niés par quelque chose de réel, par une action humaine et son milieu naturel. Cette action humaine doit constituer ce qui est un en soi, c’est-à-dire ce qui s’enchaîne ; l’espace de temps qu’on admet pour elle est déterminé selon la possibilité de rendre son enchaînement clair et son extension dans l’espace se détermine par la possibilité d’une exposition adéquate de la scène ; car elle n’aspire qu’à une chose : se rendre intelligible au sentiment. — Dans l’espace le plus uni et dans le temps le plus réduit, peut s’étaler, à volonté, une action totalement dépourvue d’unité et sans aucune cohésion, ainsi que nous le voyons à satiété dans nos pièces soumises à l’unité. L’unité d’action se détermine au contraire elle-même par son enchaînement intelligible ; or, elle ne peut rendre cet enchaînement intelligible que par un moyen, et ce moyen n’est ni le temps ni l’espace, mais l’expression.

Dès l’instant que nous avons bien qualifié, dans ce qui précède, cette expression comme une [expression] une, c’est-à-dire comme s’enchaînant et rendant cet enchaînement constamment présent à l’esprit ; dès que nous l’avons désignée comme contenant les possibilités voulues, nous retrouvons également dans cette expres-l’m, réuni de nouveau, et là où cela est nécessaire pour l’intelligence, ce qui était précisément séparé, dans le temps et l’espace. Le présent ne réside ni dans l’espace ni dans le temps, mais dans l’impression que nous recevons dans l’espace et dans le temps. Les circonstances surgies à défaut de cette expression, telles qui se rattachaient au temps et à l’espace, sont supprimées du fait de sa découverte et le temps et l’espace détruits par la réalité du drame.

C’est ainsi que le véritable drame n’est plus influencé par rien venant du dehors, mais qu’il constitue un être et un devenir organique évoluant et se formant selon ses conditions intérieures, sous l’action du seul contact avec l’extérieur qui le détermine à son tour, à savoir de la nécessité de rendre intelligible sa manifestation, — et notamment sa manifestation comme tel qu’il est et devient — et il acquiert cet aspect intelligible en tirant lui-même du plus profond de ses besoins intimes l’expression de toutes les possibilités de son contenu.

  1. In der gedachten Dichtuttg, dans la poétisation pensée.
  2. Comme je ne parle pas ici des ouvertures d’opéra actuelles, je n’ai qu’à y faire une brève allusion en ce moment ; tout homme intelligent sait que ces morceaux de musique, — dès qu’il y a quelque chose à y comprendre, — devraient être joués non pas avant, mais après le drame pour être compris. La vanité a inspiré aux musiciens la volonté de remplir dès l’ouverture, — et cela dans les cas les plus heureux, — le pressentiment avec une certitude musicale absolue, quant à la marche du drame. (Note de Wagner).
  3. La musique d’entr’acte, qui subsiste encore dans les drames, est un témoin éloquent de l’absence d’intelligence artistique de nos poètes et directeurs de théâtre. (Note de Wagner).
  4. L’enchaînement unitaire des thèmes, que le musicien s’efforçait jusqu’ici d’effectuer dans l’ouverture, doit être donnée dans le drame même. (Note de Wagner).