Pères et Enfants/08

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Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 50-61).


VIII


Paul n’assista pas longtemps à l’entretien de son frère avec l’intendant ; ce dernier, homme de haute taille, maigre, à l’œil rusé, à la voix mielleuse et éteinte, répondait aux observations de Nicolas Petrovitch par un éternel : « Assurément ! sans aucun doute ! » tout en s’efforçant de présenter les paysans comme des ivrognes et des voleurs. Le nouveau mode d’administration que l’on venait d’adopter ne fonctionnait encore qu’en criant, comme une roue mal graissée, ou un meuble fait avec du bois humide par un ouvrier de village. Cela ne décourageait nullement Kirsanof, mais il soupirait et demeurait souvent pensif ; il comprenait que sans argent les choses ne marcheraient pas, et l’argent lui manquait : Arcade avait dit vrai : Paul Petrovitch était venu plus d’une fois au secours de son frère, plus d’une fois, le voyant qui se cassait la tête pour trouver un moyen de se tirer d’embarras, il s’était lentement approché d’une fenêtre en marmottant entre ses dents :

« Mais je puis te donner de l’argent. »

Et il lui en donnait effectivement ; mais cette fois il était lui-même à sec, et il avait jugé à propos de s’éloigner. Les discussions domestiques lui causaient un insurmontable ennui ; d’ailleurs, il lui semblait toujours que Kirsanof, avec tout son zèle et tous ses efforts, s’y prenait mal ; mais il lui eût été impossible de montrer lui-même ce qu’il y avait à faire.

« Mon frère manque d’expérience, se disait-il ; on le trompe. »

Kirsanof avait au contraire une très-haute idée de l’esprit pratique de Paul, et toujours il lui demandait conseil.

— Je suis un homme faible, irrésolu ; j’ai passé ma vie loin du monde, avait-il coutume de dire ; tandis que toi qui as longtemps vécu dans ce milieu-là, tu connais bien les hommes ; tu as un regard d’aigle.

Au lieu de lui répondre, Paul se détournait ; mais il ne cherchait point à détromper son frère.

Laissant Kirsanof dans son cabinet, il suivit le corridor qui traversait la maison ; et, arrivé devant une petite porte, il s’arrêta, parut hésiter un moment, se tira la moustache, et frappa légèrement.

— Qui est là ? dit Fénitchka ; entrez !

— C’est moi ; répondit Paul ; et il ouvrit la porte.

Fénitchka sauta de la chaise sur laquelle elle se tenait assise, son enfant dans les bras ; elle remit celui-ci à une femme qui l’emporta aussitôt, et arrangea précipitamment son fichu.

— Pardonnez-moi ; je vous ai dérangée, lui dit Paul sans la regarder ; je voulais simplement vous demander… Je crois que l’on envoie aujourd’hui à la ville ;… faites-moi acheter du thé vert.

— Du thé vert, répéta Fénitchka ; combien en désirez-vous ?

— Une demi-livre me suffira. Mais vous avez fait un changement ici, si je ne me trompe, ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard rapide qui effleura aussi la figure de Fénitchka ; je parle de ces rideaux, reprit-il, voyant qu’elle ne le comprenait pas.

— Oui ; Nicolas Petrovitch a bien voulu m’en faire cadeau ; mais il y a déjà longtemps qu’ils sont placés.

— C’est qu’il y a longtemps que je ne suis venu vous voir. Vous êtes bien logée maintenant.

— Grâce à Nicolas Petrovitch, dit Fénitchka à voix basse.

— Vous êtes mieux ici que dans votre ancien logement au fond de la cour ? lui demanda Paul avec politesse, mais sans rien perdre de son sérieux.

— Certainement ; beaucoup mieux.

— Qui habite maintenant les pièces que vous occupiez dans l’aile ?

— Ce sont les blanchisseuses.

— Oh ! »

Paul se tut. « Il va s’en aller, » pensa Fénitchka ; mais il ne s’en allait pas, et elle se tenait immobile et remuant légèrement les doigts.

— Pourquoi avez-vous fait emporter le petit ? dit enfin Paul. J’aime les enfants ; montrez-le-moi.

Fénitchka rougit de confusion et de plaisir. Elle avait peur de Paul ; il ne lui parlait que très-rarement.

— Douniacha ! cria-t-elle, apportez Mitia (Fénitchka ne tutoyait aucun des gens de la maison) ; au fait, non ; attendez. Il faut l’habiller… Et elle se dirigea vers la pièce voisine.

— C’est inutile, lui dit Paul.

— Cela ne sera pas long, reprit Fénitchka ; et elle sortit précipitamment.

Resté seul, Paul se mit à regarder attentivement autour de lui. La petite chambre dans laquelle il se trouvait était très-propre. On y sentait à la fois la camomille, la mélisse, la menthe et enfin une odeur de vernis, car le plancher était nouvellement peint. Le long des murs se trouvaient des chaises dont le dos était en forme de lyre ; elles avaient été prises en Pologne par le défunt général pendant sa dernière campagne. Au fond de la pièce s’élevait un lit aux rideaux d’indienne, à côté d’un coffre cerclé de fer et dont le dessus était arrondi. Dans l’angle opposé une lampe en cuivre brûlait devant une grande et sombre image de saint Nicolas ; un petit œuf de porcelaine attaché à un ruban rouge passé autour de l’auréole de l’image pendait sur la poitrine du saint ; sur l’appui des fenêtres étaient rangés des pots de confitures préparées l’année précédente et fermés avec soin ; Fénitchka avait écrit de sa main en gros caractères sur le papier qui les couvrait : « casisse. » Kirsanof préférait ces confitures à toutes autres. Du plafond descendait, attachée à une longue corde, une cage dans laquelle se voyait un serin vert à la queue écourtée ; l’oiseau criait et sautait sans cesse, et imprimait à la cage un balancement saccadé ; des grains de chènevis tombaient avec un léger bruit sur le plancher. Entre les deux fenêtres, au-dessus d’une commode, pendaient au mur plusieurs photographies de Kirsanof dans différentes poses ; elles avaient été faites par un artiste de passage. À côté se voyait également une photographie de Fénitchka elle-même ; une figure sans yeux et souriant d’un air contraint s’y détachait sur un fond noir ; c’était là tout ce qu’on pouvait distinguer. Au-dessus de ce dernier portrait, le général Yermolof[1], vêtu d’un manteau tcherkess, fronçait les sourcils en regardant les montagnes qui s’élevaient à l’horizon ; une petite pelote de soie suspendue au même clou lui tombait sur le front.

Pendant près de cinq minutes, un bruit de pas et des chuchotements se firent entendre dans la chambre voisine. Paul prit sur la commode un livre usé ; c’était un volume dépareillé du roman de Massalski, les Strelitz ; il en tourna quelques pages… La porte s’ouvrit, et Fénitchka parut tenant Mitia dans ses bras. L’enfant portait une petite chemise rouge, bordée d’un galon au collet ; sa mère l’avait débarbouillé et peigné ; il respirait avec bruit, se trémoussait et agitait ses bras comme font les enfants bien portants ; tout petit qu’il était, l’élégance de son vêtement agissait sur lui ; ses traits bouffis exprimaient la satisfaction. Fénitchka n’avait pas oublié sa propre chevelure, et elle avait mis une collerette neuve ; mais elle eût pu se dispenser de ce soin.

Est-il, en effet, rien de plus charmant au monde qu’une mère jeune et belle tenant un enfant dans ses bras ?

— Quel luron ! dit Paul d’un air bienveillant, et il chatouilla le double menton de Mitia avec l’extrémité de l’ongle pointu qui terminait son index ; l’enfant regarda le serin et se mit à rire.

— C’est ton oncle, dit Fénitchka en baissant un peu la tête vers lui et le secouant légèrement pendant que Douniacha mettait furtivement sur la fenêtre une pastille odorante allumée, sous laquelle elle plaça une pièce de cuivre.

— Combien a-t-il de mois ? demanda Paul.

— Six ; il commence son septième le 11 de ce mois.

— N’est-ce pas son huitième, Fedossia Nicolaïevna ? se hasarda de dire Douniacha.

— Non ; son septième ; j’en suis sûre.

L’enfant se mit à rire en regardant le coffre, et saisit tout à coup à pleine main le nez et les lèvres de sa mère.

— Petit polisson ! dit Fénitchka tout en le laissant faire.

— Il ressemble à mon frère, dit Paul.

« À qui pourrait-il donc ressembler, si ce n’est à lui ? » pensa Fénitchka.

— Oui, continua Paul comme s’il se fût parlé à lui-même, la ressemblance est incontestable.

Il se mit à regarder Fénitchka d’un air d’attention, presque avec tristesse.

— C’est ton oncle, répéta-t-elle, mais cette fois d’une voix qu’on entendait à peine.

— Tiens ! Paul ! et moi qui te cherchais ! s’écria tout à coup Kirsanof.

Paul se retourna vivement, et ses traits se contractèrent ; mais la figure de son frère exprimait une telle expression de bonheur et de reconnaissance, qu’il lui fut impossible de ne point répondre par un sourire.

— Ton enfant est superbe, dit-il en regardant à sa montre. J’étais entré ici pour parler du thé…

Paul reprit l’air indifférent qui lui était habituel et sortit immédiatement de la chambre.

— Il est venu de lui-même ? demanda Kirsanof à Fénitchka.

— Oui, il a frappé et il est entré.

— Et Arkacha ? il n’est plus revenu te voir ?

— Non. Peut-être serait-il mieux que je retourne dans mon ancien logement, Nicolas Petrovitch ?

— Pourquoi cela ?

— Je crois que cela serait bon pour quelque temps.

— Mais… non, lui répondit Kirsanof avec hésitation. C’est trop tard, dans tous les cas… Bonjour, mon gros, continua-t-il avec une subite animation ; et, se rapprochant de l’enfant, il le baisa sur la joue ; puis il se pencha davantage et appuya les lèvres sur la main avec laquelle Fénitchka tenait Mitia, et qui, blanche comme du lait, se détachait sur la chemise rouge de l’enfant.

— Nicolas Petrovitch ! que faites-vous ? murmura la jeune femme, et elle baissa les yeux ; puis elle les releva peu à peu… L’expression de ses yeux était charmante quand elle vous regardait un peu en dessous tout en riant d’un air naïf et caressant.

Voici comment Kirsanof avait fait la connaissance de Fénitchka. Trois ans auparavant, il fut obligé de passer la nuit dans une petite ville de province assez éloignée de son bien, et il y coucha à l’auberge. La propreté de la chambre qu’on lui donna et la blancheur des draps lui causèrent une agréable surprise. « L’hôtesse ne serait-elle pas Allemande ? » se demanda-t-il ; mais il se trompait. C’était une Russe âgée d’une cinquantaine d’années, habillée avec soin, dont la figure était intelligente et douce, la parole grave. Il causa avec elle en prenant le thé, et elle lui plut beaucoup. Il venait de s’établir dans sa nouvelle maison, et, ne voulant plus avoir de serfs à son service, il cherchait des serviteurs libres ; l’hôtesse, de son côté, se plaignait du petit nombre des voyageurs, de la dureté des temps ; il lui proposa de remplir les fonctions d’économe dans sa maison : elle y consentit. Son mari était mort depuis longtemps ; il l’avait laissée avec une fille unique qui était Fénitchka. Deux ou trois semaines après le retour de Kirsanof, Arina Savichna (c’était le nom de la nouvelle femme de charge) arriva à Marino avec sa fille et s’installa dans l’aile de la maison. Le hasard avait servi Kirsanof à souhait. Arina mit son ménage sur un excellent pied. Personne ne s’occupait alors de Fénitchka qui avait déjà dix-sept ans accomplis, et on ne la voyait guère ; elle vivait tranquillement comme une souris dans son trou ; le dimanche seulement il arrivait à Kirsanof de remarquer dans un coin de l’église du village le profil délicat d’un blanc visage de jeune fille. Plus d’une année s’écoula ainsi.

Un matin Arina entra dans le cabinet de Kirsanof, et, après avoir fait un profond salut, suivant son habitude, elle lui demanda s’il ne pouvait pas indiquer un moyen de soulager sa fille qui venait d’être atteinte à l’œil par une étincelle partie du four. Kirsanof, comme tous les propriétaires vivant sur leurs terres, faisait de la médecine, et s’était même procuré une pharmacie homœopathique. Il dit à Arina de lui amener immédiatement Fénitchka. Celle-ci, lorsqu’elle sut que le maître la demandait, en fut très-effrayée ; pourtant elle suivit sa mère. Kirsanof la conduisit près d’une fenêtre et lui prit la tête à deux mains. Ayant bien examiné son œil rouge et enflammé, il prescrivit de le bassiner avec de l’eau qu’il prépara lui-même ; puis il déchira un morceau de son mouchoir, et montra comment il fallait s’y prendre. Lorsqu’il eut achevé, Fénitchka voulait se retirer. « Baise donc la main du maître, petite sotte, » lui dit Arina. Kirsanof ne la laissa pas faire ; et, tout confus lui-même, il la baisa sur la raie du front tandis qu’elle tenait sa tête penchée en avant. L’œil de Fénitchka ne tarda pas à guérir ; mais l’impression qu’elle avait produite sur Kirsanof ne s’effaça pas aussi promptement. Il lui semblait tenir encore entre ses mains ces cheveux fins et doux ; il croyait toujours voir cette figure blanche et pure, timidement levée en l’air, et ses lèvres entr’ouvertes laissant paraître des dents qui brillaient au soleil comme de petites perles. À partir de ce moment, il se mit à la regarder beaucoup plus attentivement le dimanche à l’église, et cherchait à lui parler. Elle répondit d’abord à ces avances avec sauvagerie ; et une fois, l’ayant rencontré à la tombée du jour dans un sentier étroit qui traversait un champ de seigle, elle se jeta, pour l’éviter, au milieu des grands blés entremêlés de bluets et d’absinthe. Il aperçut sa tête à travers le réseau d’or des épis derrière lesquels elle l’observait comme une petite bête fauve, et lui cria d’un air de bonne humeur :

— Bonjour Fénitchka ! je ne mords pas.

— Bonjour, murmura-t-elle sans quitter son abri.

Cependant elle commençait à s’habituer à lui peu à peu, quand sa mère vint à mourir subitement du choléra. Qu’allait-elle devenir ? Elle avait déjà l’esprit d’ordre et le bon sens qui distinguait sa mère ; mais elle était si seule, et Kirsanof paraissait si bon et si délicat… Il est inutile de rapporter ce qui suivit.

— Tu dis donc que mon frère est entré comme ça, sans façon chez toi, reprit Kirsanof ; il a frappé et il est entré ?

— Oui.

— Allons ! c’est bien. Laisse-moi bercer un peu Mitia.

Et Kirsanof se mit à lancer son fils presque jusqu’au plafond, à la grande joie du bambin et à la grande inquiétude de sa mère qui chaque fois qu’elle le voyait s’élever, tendait les bras vers ses petits pieds nus.

Quant à Paul, il avait regagné son cabinet élégant tapissé d’un beau papier, orné d’un trophée d’armes disposé sur un tapis de Perse, avec des meubles en noyer recouverts d’une étoffe vert foncé, une bibliothèque renaissance en vieux chêne, des statuettes de bronze posées sur une magnifique table à écrire et une cheminée en marbre. Il se jeta sur son divan, mit ses mains sous sa tête et resta immobile, regardant le plafond d’un air presque désespéré. Que ce fût pour cacher dans l’obscurité l’expression qui se lisait sur sa figure ou pour tout autre motif, il se releva presque aussitôt, détacha les lourds rideaux qui pendaient aux fenêtres, et se jeta de nouveau sur le divan…



  1. Général qui commandait au Caucase dans la première année du règne de Nicolas.