Pères et Enfants/20

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Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 175-218).


XX


Bazarof s’était penché hors du tarantass ; Arcade éleva la tête par-dessus les épaules de son ami, et aperçut, sur le perron de la maison seigneuriale, un grand homme maigre, aux cheveux hérissés, au nez mince et recourbé, vêtu d’une vieille capote militaire. Il se tenait les jambes écartées, une longue pipe à la main, et clignait des yeux comme pour se préserver du soleil.

Les chevaux s’arrêtèrent.

— Enfin, te voilà ! dit le père de Bazarof tout en continuant à fumer, quoique le tuyau de sa pipe parût danser entre ses doigts. — Allons ! descends ! descends ! que nous nous donnions une bonne accolade !

Il se mit à embrasser son fils.

— Enioucha ! Enioucha[1] ! cria dans la maison une voix tremblante. La porte du vestibule s’ouvrit et laissa paraître une petite vieille en bonnet blanc et en camisole courte à grands ramages. Elle jeta un cri, chancela et serait certainement tombée si Bazarof ne l’eût retenue. Ses petites mains potelées se croisèrent aussitôt autour du cou de ce dernier, et elle posa sa figure sur sa poitrine. Il se fit un grand silence. On n’entendait plus que des soupirs étouffés, des sanglots haletants… Le père de Bazarof clignait des yeux encore plus qu’auparavant.

— Allons ! Aricha ! en voilà assez, finis donc, dit-il enfin à sa femme, tout en échangeant un regard avec Arcade, qui se tenait immobile près du tarantass, tandis que le paysan assis sur le siège, s’était détourné tout ému lui-même ; c’est tout à fait inutile ! finis donc, je t’en prie.

— Ah ! Vassili Ivanovitch, répondit la vieille au milieu de ses sanglots. Dire que le voilà, notre Eniouchenka, notre pigeon chéri ! — Et tout en continuant à le tenir embrassé, elle éloigna de Bazarof sa figure mouillée de larmes, le regarda d’un air comiquement heureux, puis elle se serra de nouveau contre lui.

— Oui, sans doute, tout cela est dans la nature des choses, reprit Vassili Ivanitch, seulement, il vaudrait mieux entrer dans la maison. Eugène nous a amené un visiteur. Excusez-nous, ajouta-t-il, en s’adressant à Arcade avec un léger salut. Vous comprenez, faiblesse de femme… d’ailleurs, le cœur d’une mère…

Tandis qu’il parlait ainsi, il était tellement ému lui-même que ses lèvres, ses sourcils et son menton en tremblaient,… mais il s’efforçait visiblement de garder son sang-froid et même de se donner un air indifférent.

Arcade s’inclina.

— Allons, ma mère, lui dit Bazarof, entrons. Et il conduisit la bonne vieille tout éplorée dans le salon. L’ayant assise dans un fauteuil commode, il embrassa encore une fois rapidement son père, et lui présenta Arcade.

— Enchanté de faire votre connaissance, répondit Vassili Ivanitch, mais ne soyez pas difficile ; tout est ici sans aucune prétention, sur le pied militaire. Arina Vlassievna, calmez-vous au nom du ciel, faites-moi ce plaisir ; quel manque de courage ! notre honorable hôte aura de vous une pauvre idée.

— Mon petit père, dit la vieille d’une voix larmoyante, je n’ai pas l’honneur de savoir votre nom de baptême, ni celui de votre père…

— Arcade Nikolaïtch, répondit Vassili Ivanitch à demi-voix, d’un air digne.

— Pardonnez-moi, bête que je suis. — La vieille se moucha, et, penchant sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche, elle essuya avec soin ses yeux l’un après l’autre. — Pardonnez-moi. C’est que je croyais bien que je mourrais sans avoir revu mon… mon pauvre fils !

— Et voilà que vous l’avez revu, madame, reprit vivement Vassili Ivanovitch. — Tanioucha, ajouta-t-il en s’adressant à une fille de douze à treize ans, qui, pieds nus, en robe d’indienne d’un rouge vif, se tenait à sa porte d’un air craintif, apporte à ta maîtresse un verre d’eau, sur un plateau, tu m’entends ? Et vous, messieurs, continua-t-il avec un certain enjouement qui sentait l’ancienne mode, permettez-moi de vous inviter à passer dans le cabinet du vétéran.

— Laisse-moi t’embrasser une dernière petite fois, Eniouchenka, dit Arina Vlassievna d’une voix gémissante. Bazarof se pencha vers elle. — Comme tu es devenu beau garçon !

— Quant à ça, non, répondit Vassili Ivanovitch, mais il est devenu, comme on dit en français, un hommefé. Mais à cette heure, Arina Vlassievna, j’espère qu’ayant rassasié ton cœur maternel, tu vas t’occuper de la nourriture de nos chers hôtes, car tu dois savoir qu’un rossignol ne se nourrit pas de chansons[2].

La vieille mère se leva.

— La table va être servie à l’instant, Vassili Ivanovitch ; je vais courir moi-même à la cuisine pour faire mettre le couvert. Tout sera prêt à l’instant, tout. Voilà trois ans que je ne l’ai vu, que je ne lui ai donné ni à boire ni à manger. C’est quelque chose !

— Allons, la ménagère, mets-toi en quatre, tâche de t’en tirer à ton honneur. Et vous, messieurs, veuillez me suivre. Voilà Timofèitch qui vient te saluer, Eugène. Lui aussi il doit être content, le vieux barbet. N’est-ce pas, vieux barbet ? Messieurs ayez la bonté de me suivre.

Et Vassili Ivanovitch ouvrit la marche d’un air affairé, en traînant sur le plancher ses vieilles pantoufles.

Toute sa maison se composait de six petites chambres. Celle où Vassili Ivanovitch conduisit nos jeunes amis se nommait le cabinet. Une table en bois massif, couverte de papiers noirs de poussière jusqu’à en paraître enfumés, occupait l’espace que laissaient entre elles deux fenêtres ; aux murs pendaient des fusils turcs, des nagaïkas[3], un sabre, deux grandes cartes, des dessins anatomiques, le portrait de Hufeland, une couronne faite de cheveux placée dans un cadre noir, et un diplôme également sous verre ; entre deux énormes armoires-bibliothèques en racine de bouleau se trouvait un divan de cuir tout bosselé et déchiré en plusieurs endroits ; des livres, des petites boîtes, des oiseaux empaillés, des fioles, des cornues étaient placés pêle-mêle sur les rayons ; enfin, dans un des coins de la chambre se voyait une machine électrique hors de service.

— Je vous ai prévenus, mes chers visiteurs, dit Vassili Ivanovitch, que nous sommes logés ici pour ainsi dire comme au bivac…

— Cesse donc tes excuses ! répondit Bazarof ; Kirsanof sait fort bien que nous ne sommes point des Crésus, et que notre maison n’est pas un palais. Où allons-nous le loger ? Voilà la question.

— Sois tranquille, Eugène, j’ai dans l’aile une chambre excellente : ton ami y sera fort bien.

— Tu as donc bâti une aile en mon absence ?

— Comment donc ! là où est le bain, dit Timofèitch.

— C’est-à-dire à côté du bain, s’empressa d’ajouter Vassili Ivanovitch ; d’ailleurs, en été… Je vais y courir et je donnerai mes ordres ; Timofèitch, tu ferais bien, en attendant, d’aller chercher les effets de ces messieurs. Quant à toi, Eugène, il est bien entendu que je te caserai dans mon cabinet : suum cuique.

— Tiens ! le drôle de corps ! dit Bazarof, lorsque son père se fut éloigné. — Il est aussi curieux que le tien, seulement dans un autre genre. Il bavarde un peu trop.

— Ta mère me paraît aussi une excellente femme, lui répondit Arcade.

— Oui, elle n’est pas maligne. Tu verras quel dîner elle nous servira.

— On ne vous attendait pas aujourd’hui, petit père : nous n’avons pas de viande, dit Timoféitch, qui venait d’apporter la valise de Bazarof.

— On se passera de viande ; où il n’y a rien le roi ne peut rien. Pauvreté n’est pas vice, dit-on.

— Combien ton père a-t-il de paysans ? demanda Arcade.

— Le bien n’est pas à lui, il appartient à ma mère, et je crois qu’il compte une quinzaine d’âmes au plus.

— Vingt-deux, s’il vous plaît, dit Timoféitch d’un air blessé.

Un bruit de pantoufles se fit de nouveau entendre, et Vassili Ivanovitch reparut dans le cabinet.

— Encore quelques minutes, s’écria-t-il d’un air de triomphe, et la chambre sera prête à vous recevoir. Arcade… Nikolaïtch..? c’est bien votre honorable nom, si je ne me trompe ? Et voici qui vous servira, ajouta-t-il en montrant un domestique qui venait d’entrer avec lui, jeune garçon aux cheveux coupés court, vêtu d’une tunique bleue percée aux coudes et portant des bottes qui n’étaient point à lui. — On le nomme Fedka. Montrez-vous indulgent à notre égard, je crois devoir vous en prier de nouveau, quoique mon fils me l’ait défendu. Au reste, ce garçon sait fort bien bourrer une pipe. Vous devez fumer ?

— Je fume surtout des cigares, répondit Arcade.

— Et vous faites très-sagement. Je donne aussi la préférence aux cigares, mais il est extraordinairement difficile de s’en procurer de bons dans ce pays éloigné de la capitale.

— Finis donc de chanter misère, lui dit Bazarof ; assieds-toi plutôt sur ce divan, et laisse-moi te regarder.

Vassili Ivanovitch s’assit en riant. Il ressemblait beaucoup à son fils ; seulement son front était plus bas et plus étroit, sa bouche un peu plus large, et il avait l’habitude de remuer continuellement les épaules, comme si les entournures de sa redingote le blessaient ; il clignait les yeux, toussait et agitait les doigts ; son fils, au contraire, se distinguait par une sorte d’immobilité insouciante.

— Chanter misère ! répéta Vassili Ivanovitch. Ne te figure pas, Eugène, que je veuille apitoyer notre hôte. Je ne veux pas surtout lui faire entendre que nous sommes réduits à vivre dans un désert. Je pense même, tout au contraire, que pour l’homme qui réfléchit, il n’y a point de désert. En tout cas, je fais mon possible pour ne pas me laisser gagner par la mousse, comme on dit ; pour ne pas rester en arrière du siècle.

Vassili Ivanovitch tira de sa poche un foulard jaune, tout neuf, qu’il avait trouvé moyen de prendre, en se rendant dans la chambre d’Arcade ; et il continua, en l’agitant en l’air :

— Je ne me vanterai pas, par exemple, d’avoir mis mes paysans à la redevance en leur abandonnant la moitié de mes terres, quoique cela me cause des pertes très-considérables. Je le considérais comme un devoir ; le simple bon sens commande d’en agir ainsi ; je m’étonne que tous les propriétaires terriens ne le comprennent pas. C’est des sciences, de l’instruction en général que j’entends parler.

— En effet, je vois que tu as l’Ami de la santé[4], pour l’année 1855, lui dit Bazarof.

— Un de mes vieux amis me l’envoie en marque de souvenir, répondit Vassili Ivanovitch avec précipitation.

— Mais nous avons aussi quelques idées de la phrénologie, par exemple, ajouta-t-il en s’adressant du reste principalement à Arcade, et en montrant sur l’armoire une petite tête en plâtre dont le haut était divisé en une foule de compartiments ; — les noms de Schönlein, de Rademacher ne nous sont point inconnus.

— On croit donc encore à Rademacher dans le gouvernement de X… ? demanda Bazarof.

Vassili Ivanovitch se mit à tousser.

— Dans le gouvernement de X…., reprit-il. Sans doute, messieurs, vous devez en savoir plus long que nous ; il ne faut pas que nous songions à vous rattraper. Vous êtes destinés à nous remplacer. De mon temps, je me souviens que l’humoraliste Hofmann, ou Brown avec son vitalisme, nous paraissaient très-plaisants, et pourtant ils avaient fait du bruit dans leur temps. Quelque nouveau savant aura remplacé Rademacher, et vous l’adoptez, mais il est possible que dans vingt ans on se moque de lui à son tour.

— Je te dirai pour te consoler, ajouta Bazarof, que nous nous moquons maintenant de toute la médecine en général et ne reconnaissons aucun maître.

— Comment cela ? Tu te destines pourtant à la médecine ?

— Oui, mais l’un n’empêche pas l’autre.

Vassili Ivanovitch poussa son doigt dans sa pipe, qui contenait encore un peu de cendres chaudes.

— Peut-être, peut-être, dit-il, je ne veux pas disputer. Après tout que suis-je ? Un aide-major en retraite, volatou. Maintenant me voilà devenu agronome. J’ai servi dans la brigade de votre grand-père, ajouta-t-il en s’adressant de nouveau à Arcade. Oui, oui, j’ai vu bien des choses dans ma vie. Quelles sociétés n’ai-je pas fréquentées, avec qui ne me suis-je pas rencontré ! Moi-même, moi, l’individu qui est maintenant devant vous, j’ai tâté le pouls au prince Witgenstein et à Joukovski ! J’ai connu également, dans l’armée du Sud, les hommes du Quatorze[5] ; vous me comprenez.

Vassili Ivanovitch prononça ces derniers mots en pinçant ses lèvres d’une manière très-significative.

— Je les connaissais tous sur le bout du doigt. Du reste, je ne me mêlais pas de ce qui ne me regardait pas : on connaît sa lancette et rien de plus. Je dois vous dire que votre grand-père était un bien digne homme, un véritable militaire.

— C’était une vraie bûche, avoue-le, dit négligemment Bazarof.

— Ah ! Eugène, comment peux-tu employer de pareils termes ! c’est impardonnable… Sans doute le général Kirsanof n’était pas du nombre…

— Allons ! laisse-le en repos ! reprit Bazarof. En arrivant, j’ai remarqué avec plaisir que ton bois de bouleau a joliment poussé.

Vassili Ivanovitch s’anima subitement.

— Ce n’est encore rien ; il faut voir le jardin. Je l’ai planté de ma main ! Nous avons là des arbres fruitiers, toutes sortes d’arbrisseaux, et des plantes médicinales. Vous aurez beau dire, jeunes gens, mais le vieux Paracelse n’en a pas moins proclamé une grande vérité : In herbis, verbis et lapidibus… Quant à moi, tu sais bien que j’ai renoncé à la pratique ; cependant il m’arrive encore deux ou trois fois par semaine de reprendre mon vieux métier. On vient me demander conseil ; impossible de mettre les gens à la porte. Souvent des pauvres se présentent ; d’ailleurs il n’y a pas de médecin dans le pays. J’ai pour voisin un ancien major qui se mêle aussi de guérir les malades. Je demande un jour s’il a étudié la médecine. On me répond : « non, il n’a pas étudié la médecine, mais c’est par philanthropie… » Ha ! ha ! ha ! par philanthropie ! Ha ! ha ! comment trouves-tu ça ? Ha ! ha ! ha !

— Fedka ! bourre-moi une pipe, cria Bazarof d’un ton rude.

— Nous avons encore un autre docteur, reprit Vassili Ivanovitch d’une voix qui exprimait une sorte d’angoisse. — Figure-toi qu’il arrive chez un malade, lorsque celui-ci était déjà ad patres. Le domestique ne veut pas le laisser entrer, et lui dit : « On n’a plus besoin de vous maintenant. » Le docteur, qui ne s’attendait pas à cette réponse, se trouble et demande au domestique : « Est-ce que le malade a eu le hoquet avant de mourir ? — Oui. — Et très-fort ? — Oui. — Ah ? c’est très-bien ! » Et il repart, ha ! ha ! ha !

Le vieillard fut seul à rire ; Arcade sourit par complaisance, Bazarof se contenta d’aspirer une bouffée de tabac. La conversation dura ainsi près d’une heure ; Arcade s’était rendu dans sa chambre, qui se trouvait servir d’antichambre au bain, mais n’en était pas moins très-convenable. On vit enfin paraître Tanioucha, qui annonça que le dîner était prêt.

Vassili Ivanovitch se leva le premier.

— Allons, messieurs, pardonnez-moi généreusement, si je vous ai ennuyés. J’espère que ma ménagère vous contentera plus que moi.

Le dîner, quoique préparé à la hâte, fut très-bon, même abondant ; le vin seul laissait un peu à désirer : le xérès, de couleur presque noire, que Timoféitch avait acheté à la ville chez un marchand de sa connaissance, avait un arrière-goût de colophane et de cuivre. On était aussi fort incommodé par les mouches ; ordinairement un petit domestique les chassait avec une branche d’arbre ; mais Vassili Ivanovitch l’avait dispensé de ce soin pour ne pas s’exposer aux critiques des jeunes progressistes. Arina Vlassievna avait trouvé le temps de faire toilette ; elle portait un grand bonnet à rubans et un châle bleu à ramages. Elle se mit de nouveau à pleurer, dès qu’elle eut aperçu son Enioucha, mais il ne fut pas nécessaire que son mari intervînt pour la calmer ; elle essuya elle-même ses yeux au plus vite, de peur d’abîmer son châle. Les jeunes gens firent honneur au repas ; les hôtes, ayant déjà dîné, s’abstinrent de manger. Le service était fait par Fedka, que ses bottes incommodaient beaucoup, et par une femme borgne, aux traits masculins, nommée Anfisouchka, cumulant les fonctions de sommelier, de blanchisseuse et de femme de basse-cour. Durant tout le dîner, Vassili Ivanovitch se promena dans la chambre d’un air heureux et même extatique, tout en exposant les cruelles inquiétudes que lui donnait la politique de l’Empereur Napoléon, et l’obscurité de la question italienne. Arina Vlassievna semblait ne point voir Arcade ; le menton appuyé sur le poignet, elle montrait en plein sa figure ronde, à laquelle de petites lèvres gonflées, rouges comme des cerises, et des grains de beauté répandus sur les joues et au-dessus des sourcils, donnaient une expression toute particulière de bonté naïve. Les yeux fixés sur son fils, elle soupirait continuellement ; elle se mourait d’envie de savoir pour combien de temps il était venu, mais n’osait le lui demander. « S’il allait me répondre pour deux jours seulement ? » se disait-elle, et son cœur battait de peur. Après le rôti, Vassili Ivanovitch disparut pour un moment et revint bientôt tenant une demi-bouteille de vin de champagne qu’il avait débouchée.

— Quoique nous habitions un pays sauvage, dit-il, nous avons de quoi nous égayer dans les grandes occasions.

Il remplit trois grands verres et un petit, déclara qu’il buvait à la santé des « chers visiteurs, » avala son verre d’un trait, à la façon des militaires, et obligea Arina Vlassievna à boire le petit verre jusqu’à la dernière goutte. Lorsqu’on en vint aux confitures, Arcade, qui ne pouvait souffrir les mets sucrés, se crut pourtant obligé de goûter de trois sortes de confitures différentes, nouvellement préparées, d’autant mieux que Bazarof s’y refusa nettement, et se mit à fumer un cigare. Après le dessert vint le thé à la crème, avec des craquelins et du beurre ; puis Vassili Ivanovitch conduisit son monde dans le jardin, pour jouir de la soirée qui était magnifique. En passant devant un banc, il glissa dans l’oreille d’Arcade :

— C’est en ces lieux que j’aime à venir philosopher, tout en contemplant le coucher du soleil ; cela convient au solitaire. Un peu plus loin, j’ai planté des arbres chers à Horace.

— Quels arbres ? demanda brusquement Bazarof.

— Mais… des acacias, je pense…

Bazarof se mit à bâiller.

— Je crois que les voyageurs feraient bien de s’abandonner aux bras de Morphée, dit Vassili Ivanovitch.

— Ce qui veut dire qu’il serait temps de nous coucher, reprit Bazarof. J’approuve la proposition. Allons !

Et disant adieu à sa mère, il la baisa au front ; tout en l’embrassant elle lui fit trois fois le signe de la croix derrière le dos. Vassili Ivanovitch conduisit Arcade dans sa chambre, et le quitta après lui avoir souhaité « le doux repos dont il jouissait lui-même à cet âge heureux. » Effectivement Arcade dormit fort bien dans sa petite chambre ; elle exhalait une odeur de copeaux frais, et deux grillons cachés derrière le poêle y criaient d’une façon qui disposait au sommeil. Vassili Ivanovitch passa de la chambre d’Arcade dans son propre cabinet ; et, s’étant assis sur le pied du lit de son fils, c’est-à-dire sur le divan, il se disposait à bavarder un peu ; mais Bazarof le renvoya immédiatement en lui disant qu’il avait sommeil ; pourtant il ne ferma pas l’œil de la nuit. Il promenait son regard hargneux au milieu de l’obscurité ; les souvenirs de l’enfance n’avaient aucun empire sur lui, et les tristes impressions de la veille agitaient encore son esprit. Arina Vlassievna pria dévotement devant ses images ; puis elle resta longtemps avec Anfisouchka, qui, plantée comme une statue devant sa maîtresse et la regardant de son œil unique, lui confiait mystérieusement, à voix basse, une foule de remarques et de suppositions relativement à Eugène Vassilievitch. La joie, le vin et la fumée du tabac avaient tellement ébranlé le cerveau d’Arina Vlassievna, que la tête lui tournait ; son mari s’était mis à causer avec elle, mais il y renonça bientôt, et s’éloigna en faisant un geste résigné de la main.

Arina Vlassievna était un vrai type de la petite noblesse russe de l’ancien régime ; elle eût dû venir au monde deux cents ans plus tôt, au temps des grands-ducs de Moscou. Très-impressionnable et d’une grande piété, elle croyait à tous les présages possibles, aux divinations, aux sortilèges, aux songes ; elle croyait aux « Iourodivi[6] » aux esprits familiers, à ceux des bois, aux mauvaises rencontres, au mauvais œil, aux remèdes populaires, aux vertus du sel déposé sur l’autel le jeudi saint, à la fin prochaine du monde ; elle croyait que si les cierges de la messe de minuit de Pâques ne s’éteignent pas, la récolte du sarrasin sera bonne, et que les champignons ne poussent plus dès qu’un regard humain s’est arrêté sur eux ; elle croyait que le diable aime les lieux où il y a de l’eau, et que tous les juifs ont une tache de sang sur la poitrine ; elle craignait les souris, les couleuvres, les grenouilles, les moineaux, les sangsues, le tonnerre, l’eau froide, les vents coulis, les chevaux, les boucs, les hommes roux et les chats noirs, et considérait les grillons et les chiens comme des créatures impures ; elle ne mangeait ni veau, ni pigeons, ni écrevisses, ni fromage, ni asperges, ni topinambours, ni lièvre, ni melon d’eau, (parce qu’un melon entamé rappelle la tête coupée de saint Jean-Baptiste), et la seule idée des huîtres, qu’elle ne connaissait même pas de vue, la faisait frémir ; elle aimait à bien manger, et jeûnait rigoureusement ; elle dormait dix heures par jour, et ne se couchait pas du tout, si Vassili Ivanovitch se plaignait d’un mal de tête. L’unique livre qu’elle avait lu, était intitulé : Alexis ou la chaumière dans la forêt ; elle n’écrivait qu’une lettre ou deux tout au plus par an, et se connaissait admirablement en confitures et conserves, quoiqu’elle ne mît elle-même la main à rien et n’aimât pas en général à bouger de place.

Arina Vlassievna était du reste fort bonne, et ne manquait point d’un certain bon sens. Elle savait qu’il existait au monde des maîtres pour commander, et des hommes du peuple pour obéir, c’est pourquoi elle n’avait rien à redire à l’obséquiosité des inférieurs, à leurs salutations jusqu’à terre ; mais elle les traitait avec une grande douceur, ne laissait point passer un mendiant sans lui donner l’aumône, et ne critiquait personne, quoiqu’elle ne fût pas ennemie des commérages. Elle avait eu dans sa jeunesse une figure agréable ; elle jouait du clavecin et parlait un peu le français. Mais pendant les longs voyages de son mari, qu’elle avait épousé contre son gré, elle avait engraissé et oublié la musique et le français. Tout en adorant son fils, elle le craignait beaucoup ; c’était Vassili Ivanovitch qui administrait son bien, et elle lui laissait à cet égard pleine liberté ; elle soupirait, s’éventait avec son mouchoir, et levait les sourcils de peur, lorsque son vieux mari commençait à lui parler des réformes en voie d’exécution et de ses propres plans. Elle était méfiante, s’attendait perpétuellement à quelque grand malheur et se mettait à pleurer, sitôt qu’elle se souvenait de quelque chose de triste… Les femmes de cette espèce commencent à devenir rares ; Dieu sait s’il faut s’en réjouir !

Aussitôt levé, Arcade ouvrit la fenêtre, et le premier objet qui frappa ses yeux fut Vassili Ivanovitch vêtu d’une robe de chambre tartare, avec un mouchoir de poche en guise de ceinture, qui travaillait dans le potager. Ayant remarqué son jeune hôte, il s’appuya sur sa bêche et lui cria :

— Salut ! comment avez-vous passé la nuit ?

— Fort bien ; répondit Arcade.

— Vous voyez devant vous une sorte de Cincinnatus ; reprit le vieillard ; je prépare une couche pour les raves d’automne. Nous vivons dans un temps (et je suis bien loin de m’en plaindre) où chacun est obligé de se soutenir de ses propres mains ; il n’y a pas à compter sur les autres ; il faut travailler soi-même. On a beau dire le contraire, Jean-Jacques Rousseau avait raison. Il y a une demi-heure, mon cher monsieur, vous m’auriez surpris dans une tout autre position que celle où vous me voyez. Une paysanne était venue me consulter pour une dyssenterie ; je lui ai… comment dirai-je cela ?… je lui ai introduit une dose d’opium ; à une autre j’ai arraché une dent. J’avais proposé à cette dernière de se faire éthériser, mais elle n’y a pas consenti. Il est bien entendu que je fais tout cela gratuitement, — an amater. Au reste, je n’ai pas à en rougir ; je suis un plébéien, homo novus ; je n’ai pas d’écusson, comme mon épouse bien-aimée… Mais ne vous serait-il pas agréable de venir ici à l’ombre, respirer avant le déjeûner la fraîcheur matinale ?

Arcade alla le rejoindre.

— Soyez le bienvenu, continua Vassili Ivanovitch, en portant sa main, comme font les militaires, à la calotte grasse qui lui couvrait la tête ; — je sais que vous êtes habitué à tous les raffinements du luxe, mais les grands de ce monde eux-mêmes ne dédaignent pas de passer quelque temps sous le toit d’une chaumière.

— Comment pouvez-vous m’appeler un grand de ce monde ! s’écria Arcade ; et puis je vous prie de croire que je ne suis pas du tout habitué au luxe.

— Permettez, permettez, reprit Vassili Ivanovitch d’un air gracieux ; quoique je me trouve placé à cette heure sous la remise, je me suis frotté au monde jadis, et je reconnais un oiseau à son vol. Je suis aussi un peu psychologue et un physionomiste. Aussi, si je n’avais point ce don, comme je me permettrai de l’appeler, je serais perdu depuis longtemps ; on m’aurait écrasé, pauvre petit ver de terre que je suis. Je vous le dirai sans compliment : l’amitié qui règne, à ce que je vois, entre vous et mon fils me réjouit extrêmement. Je le quitte à l’instant ; il s’est levé de très-bonne heure, suivant son habitude, que vous devez connaître, et court les environs. Permettez-moi une question : Y a-t-il longtemps que vous êtes lié avec mon fils ?

— Nous avons fait connaissance cet hiver.

— Vraiment ? Permettez-moi encore une question… Mais nous pourrions nous asseoir ? Permettez-moi de vous demander, avec la franchise d’un père, ce que vous pensez de mon Eugène ?

— Votre fils est un des hommes les plus remarquables que j’aie rencontrés, répondit vivement Arcade.

Les yeux de Vassili Ivanovitch s’ouvrirent subitement et une rougeur légère colora ses joues. Il laissa tomber la bêche qu’il tenait à la main.

— Ainsi, vous pensez ?… reprit-il.

— Je suis certain, continua Arcade, qu’un grand avenir attend votre fils ; il illustrera votre nom. J’en suis demeuré convaincu à notre première rencontre.

— Comment… comment cela ?… dit avec effort Vassili Ivanovitch. Un sourire extatique s’épanouit sur ses larges lèvres et ne les quitta plus.

— Vous voudriez savoir comment nous avons fait connaissance ?

— Oui… et en général…

Arcade se mit à parler de Bazarof avec encore plus d’animation que le soir où il dansa une mazourka avec madame Odintsof. Vassili Ivanovitch l’écoutait, se mouchait, pelotonnait son mouchoir à deux mains, toussait, relevait ses cheveux ; et enfin, n’y tenant plus, il se pencha vers Arcade et lui baisa l’épaule.

— Vous m’avez rendu le plus heureux des hommes, dit-il, sans cesser de sourire ; il faut vous confier que je… que j’idolâtre mon fils ! Je ne parle pas de ma pauvre femme, c’est une mère, et elle en a les sentiments. Mais moi, je n’ose pas exprimer à mon fils combien je l’aime, cela lui déplairait. Il ne peut pas supporter les effusions de ce genre ; bien des gens lui reprochent même cette fermeté de caractère, et l’attribuent à un sentiment de fierté ou à de l’insensibilité ; mais les hommes comme lui ne doivent pas être mesurés à la même aune que le commun des mortels, n’est-il pas vrai ? Tenez, par exemple, un autre à sa place aurait fait de continuelles saignées à la bourse paternelle. Eh bien, lui, il ne nous a jamais demandé un kopek de trop, je peux vous l’assurer.

— C’est un homme désintéressé, intègre, dit Arcade.

— Comme vous le dites, monsieur, un modèle de désintéressement. Quant à moi, Arcade Nikolaïtch, je ne me contente pas de l’idolâtrer, j’en suis fier, et ce qui flatte le plus mon orgueil, c’est de penser qu’on lira un jour dans sa biographie les lignes suivantes : « Fils d’un simple aide-major de régiment, qui sut pourtant le deviner de bonne heure, et ne négligea rien pour son instruction… » La voix du vieillard s’éteignit.

Arcade lui pressa la main.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Vassili Ivanovitch, après un moment de silence ; ce n’est pas dans la carrière médicale qu’il arrivera à la célébrité que vous lui prédisez ?

— Non, sans doute, quoique même dans cette partie, il soit destiné à être parmi les plus savants.

— Quelle est donc la carrière où…

— Je ne saurais vous le dire dès à présent, mais il sera célèbre.

— Il sera célèbre ! répéta le vieillard, et il tomba dans une profonde rêverie.

— Arina Vlassievna vous fait prier de venir prendre le thé, lui dit Anfisouchka qui passait avec un énorme plat de framboises.

Vassili Ivanovitch tressaillit et se redressa.

— Aura-t-on de la crème pour les framboises ? dit-il.

— Oui, il y en aura.

— Qu’elle soit bien froide surtout ; tu m’entends ! Ne faites pas de façons, Arcade Nikolaïtch, prenez-en davantage. Pourquoi Eugène ne rentre-t-il pas ?

— Je suis ici, répondit Bazarof de la chambre d’Arcade.

Vassili Ivanovitch se retourna vivement.

— Ah ! tu voulais surprendre notre hôte ; mais tu es en retard, amice, car nous causons ensemble depuis une heure. Maintenant allons prendre le thé, ta mère nous attend. À propos, j’ai quelque chose à te demander.

— Quoi ?

— Il y a ici un paysan qui souffre d’un ictère.

— C’est-à-dire qu’il a la jaunisse.

— Oui, il est atteint d’un ictère chronique et opiniâtre. Je lui ai prescrit de la centaurée et du chiendent ; je lui ai dit aussi de manger des carottes et de prendre de l’eau de soude. Mais ce ne sont là que des polliatifs ; il faudrait lui administrer quelque chose de plus énergique. Quoique tu te moques de la médecine, je suis certain que tu peux me donner un bon conseil.

— Nous en parlerons plus tard. Allons prendre le thé.

Vassili Ivanovitch sauta lestement du banc et entonna ces vers de Robert le Diable :

Le vin, le vin, le vin, le jeu, les belles,
Voilà, voilà, voilà mes seuls amours.

— Quelle vitalité ! dit Bazarof en quittant la fenêtre.

On était au milieu de la journée. Il faisait une chaleur étouffante, malgré le fin rideau de nuages blanchâtres qui voilaient le soleil. Tout se taisait ; les coqs seuls chantaient dans le village, et leurs voix traînantes causaient à tous ceux qui les entendaient une singulière sensation de paresse et d’ennui. De temps en temps, partant de la cime d’un arbre, s’élevait comme un appel plaintif le cri perçant d’un jeune épervier. Arcade et Bazarof étaient couchés à l’ombre d’une petite meule de foin, sur quelques brassées d’une herbe qui rendait un bruit sec au moindre frottement, quoiqu’elle fût encore verte et odorante.

— Ce tremble-là, dit Bazarof, me rappelle mon enfance ; il s’élève au bord d’un creux, qui s’est formé sur l’emplacement d’une briqueterie. J’étais alors persuadé que cet arbre et ce creux avaient la puissance d’un talisman : jamais je ne m’ennuyais dans leur voisinage. Je ne comprenais pas encore à cette époque que si je ne m’ennuyais pas, c’était parce que j’étais un enfant. Maintenant que j’ai grandi, le talisman a perdu son pouvoir.

— Combien d’années as-tu passées ici en tout ? demanda Arcade.

— Deux années de suite ; puis nous y venions de temps en temps. Nous menions une vie nomade, nous rôdions presque toujours d’une ville à l’autre.

— Cette maison est-elle bâtie depuis longtemps ?

— Oui… c’est mon grand-père qui l’a construite, le père de ma mère.

— Qui était-il, ton grand-père ?

— Le diable m’emporte si je le sais ! Un major en second, à ce que je crois. Il avait servi sous Souvarof et racontait perpétuellement comment ils avaient franchi les Alpes. Il blaguait probablement.

— C’est donc pour cela que vous avez dans le salon un portrait de Souvarof ? Moi, j’aime beaucoup les maisonnettes comme la vôtre, vieilles et chaudes ; elles ont aussi une odeur toute particulière.

— On y sent l’huile[7] et la lessive, répliqua Bazarof. Et que de mouches dans ces gentilles demeures ! Pouah !

— Dans ton enfance, reprit Arcade après un moment de silence, on ne t’a pas mené sévèrement ?

— Tu connais mes parents : ce ne sont pas des croquemitaines.

— Tu les aimes beaucoup, Eugène ?

— Oh oui, Arcade !

— Ils ont tant d’affection pour toi !

Bazarof ne répondit pas.

— Sais-tu bien à quoi je pense ? dit-il enfin en mettant ses bras sous sa tête.

— Non ; parle.

— Je pense que la vie est très-douce pour mes parents ! Mon père s’intéresse à tout, quoiqu’il ait soixante ans ; il parle de moyens polliatifs, traite des malades, fait de la générosité avec les paysans ; il s’en donne à cœur joie. Ma mère ne peut pas se plaindre non plus ; sa journée est tellement remplie de toutes sortes d’occupations, de « oh ! » et de « ah ! » qu’elle n’a pas le temps de revenir à elle ; et moi…

— Et toi ?

— Et moi je me dis : Voici que je suis couché près de cette meule… L’emplacement que j’occupe est si infiniment petit comparativement au reste de l’espace où je ne suis pas, et où l’on n’a que faire de moi, et la durée de temps qu’il me sera donné de vivre est si peu de chose à côté de l’éternité où je n’ai pas existé et où je n’existerai jamais… Et pourtant, dans cet atome, dans ce point mathématique, le sang circule, le cerveau travaille, et voudrait aussi quelque chose… Quel non-sens ! quelle niaiserie !

— Permets-moi de te faire une observation : ce que tu dis s’applique généralement à tous les hommes…

— C’est vrai, reprit Bazarof ; je voulais dire que ces braves gens, j’entends parler de mes parents, s’occupent et ne songent pas à leur néant, il ne les dégoûte pas, il ne leur pue pas au nez, tandis que moi, je ne peux ressentir que de l’ennui et de la haine !

— La haine ! pourquoi cela ?

— Pourquoi ? Quelle question ! tu as donc oublié ?

— Je me souviens de tout, mais je ne pense pas que cela te donne le droit de haïr… Tu es malheureux, j’en conviens, mais…

— Eh ! eh ! Arcade Nikolaïtch, je vois que tu comprends l’amour comme tous les jeunes gens du jour ; tu dis : petit, petit, petit ! à la poule, et sitôt que la poule s’approche, on prend ses jambes à son cou ! Ce n’est pas ma façon d’agir à moi. Mais laissons ce sujet. Lorsqu’on ne peut remédier à une chose, il est honteux de s’en occuper. — Il se tourna sur le côté et reprit : — Ah ! voilà une fourmi qui traîne gaillardement une mouche à demi morte. Traîne-la, ma vieille, traîne ! Ne t’embarrasse pas de sa résistance ; tu peux, en ta qualité d’animal dédaigner tout sentiment de commisération. Ce n’est pas comme nous autres qui nous sommes annulés et brisés volontairement.

— Tu ne devrais point parler de la sorte, Eugène ! quand t’es-tu brisé, comme tu dis ?

Bazarof leva la tête.

— Je crois avoir le droit d’en être fier. Je ne me suis pas brisé moi-même, et ce n’est pas une femmelette qui y parviendra jamais. Amen ! c’est fini ! Tu n’entendras plus un seul mot de ma part sur ce sujet.

Les deux amis restèrent quelques instants couchés sans se parler.

— Oui, reprit Bazarof, l’homme est une étrange créature. Lorsqu’on jette les yeux de côté et de loin sur l’existence obscure que mènent ici les pères, il semble que tout y soit parfait. Mange, bois, et sache que tu te conduis de la façon la plus régulière et la plus sage. Eh bien, non ; l’ennui vous gagne bientôt. On éprouve le désir de se mêler aux autres hommes, ne fût-ce que pour se disputer avec eux, mais enfin il faut se mêler à eux.

— Il faudrait arranger la vie de façon à ce que chacun de ses instants eût une signification, dit Arcade d’un ton pensif.

— Sans doute ! il est toujours doux de signifier quelque chose, même quand on serait dans le faux. On s’accommoderait même à la rigueur de choses insignifiantes… mais les petitesses, les misères… voilà le mal !

— Il n’existe point de petitesses pour celui qui ne veut point les reconnaître.

— Hum ! tu viens de dire là le rebours d’un lieu commun.

— Comment ? Qu’entends-tu par là ?

— Le voici. Affirmer par exemple que la civilisation est utile, c’est émettre un lieu commun ; mais déclarer que la civilisation est nuisible, c’est émettre le rebours d’un lieu commun. Cela semble un peu plus distingué, mais au fond, c’est absolument la même chose.

— Mais la vérité, où faut-il donc la chercher ?

— Où ? Je te répondrai comme l’écho : où ?

— Tu es aujourd’hui disposé à la mélancolie, Eugène.

— Vraiment ? Il faut que le soleil m’ait tapé sur la tête ; et puis, nous avons mangé trop de framboises.

— Alors, il serait bon de faire un somme, dit Arcade.

— Soit ; seulement ne me regarde pas… on a toujours l’air bête quand on dort.

— Ce que l’on pense de toi ne t’est donc pas indifférent ?

— Je ne sais trop comment te répondre. Un homme vraiment digne de ce nom, ne devrait pas s’occuper de ce que l’on pense de lui ; l’homme véritable est celui dont il n’y a rien à penser, mais qui se fait obéir ou détester.

— C’est étrange ! je ne déteste personne, dit Arcade après un moment de réflexion.

— Et moi je déteste bien des gens ! Tu as l’âme douce, une vraie compote de pruneaux, comment pourrais-tu détester ?… Tu es timide, tu manques de confiance en toi…

— Et toi, reprit Arcade, tu as donc beaucoup de confiance en toi-même ? Tu t’estimes beaucoup ?

Bazarof ne lui répondit pas sur-le-champ.

— Lorsque j’aurai rencontré un homme qui ne baisse pas l’oreille en ma présence, reprit-il avec lenteur, alors je changerai d’opinion sur mon propre compte. — Détester ? poursuivit-il. — Mais, tiens, par exemple, tu as dit tout à l’heure en passant devant l’isba grande et propre de votre starosta Philippe : La Russie n’aura atteint son point de perfection que lorsque le dernier des paysans aura une demeure pareille, et chacun de nous doit y contribuer… Eh bien, moi, je me suis mis aussitôt à détester ce paysan, que ce soit Philippe ou Jacques, pour le bien-être duquel je serais obligé de trimer, et qui ne m’en saurait pas le moindre gré. Pourtant, qu’ai-je à faire de sa gratitude ? Quand il habitera une bonne isba, moi je servirai à faire pousser des orties. Eh bien, après ?

— Tais-toi, Eugène…, en t’écoutant parler aujourd’hui, on serait presque tenté de donner raison à ceux qui nous accusent de manquer de principes.

— Tu parles comme ton digne oncle. Il n’existe point de principes. Tu ne t’en es pas douté jusqu’à présent ? il n’y a que des sensations. Tout dépend des sensations.

— Comment cela ?

— Oui. Tiens, moi, par exemple. Si j’ai l’esprit négatif, contrariant, cela dépend de mes sensations. Il m’est agréable de nier, ma cervelle est ainsi construite, et voilà tout ! Pourquoi la chimie me plaît-elle ? Pourquoi aimes-tu les pommes ? toujours en vertu des sensations. La vérité est là, et jamais les hommes ne creuseront plus loin. On ne se l’avoue pas volontiers, et moi-même, je ne te le répéterai plus.

— Mais, à ce compte, l’honnêteté même ne serait qu’une sensation ?

— Sans aucune doute !

— Eugène ! reprit Arcade d’un ton affligé.

— Ah ! vraiment ? le morceau n’est pas de ton goût ? dit Bazarof. Non mon cher, quand on est décidé à tout faucher, il ne faut pas épargner ses propres jambes. Mais nous avons assez philosophé comme cela. La nature inspire le silence du sommeil, a dit Pouchkine.

— Jamais il n’a rien dit de semblable, reprit Arcade.

— S’il ne l’a pas dit, il aurait pu et dû le faire en sa qualité de poète. À propos, il a donc été militaire ?

— Pouchkine n’a jamais été militaire.

— Allons donc ! il n’y a pas de page où il ne s’écrie : « Aux armes ! aux armes ! pour l’honneur de la Russie ! »

— Où vas-tu prendre toutes ces inventions ? J’appelle cela calomnier.

— Calomnier ? la belle affaire ! Crois-tu m’effrayer par ce mot-là ? Quelle que soit la calomnie que l’on répande sur le compte d’un individu, il en mérite encore vingt fois davantage.

— Tâchons plutôt de dormir, dit Arcade d’un air piqué.

— Avec le plus grand plaisir, répondit Bazarof.

Mais ils ne purent s’endormir ni l’un ni l’autre. Un sentiment qui ressemblait à de l’hostilité se glissait dans leur cœur. Au bout de quelques minutes ils ouvrirent les yeux, et se regardèrent en silence.

— Vois, dit tout à coup Arcade, vois cette feuille desséchée qui vient de se détacher d’un platane et qui tombe à terre ; elle voltige dans l’air absolument comme le ferait un papillon. N’est-ce pas étrange ? Ce qu’il y a de plus triste et de plus mort, est semblable à ce qu’il y a de plus gai et de plus vivant !

— Ô mon cher Arcade Nicolaïevitch ! s’écria Bazarof, je te le demande en grâce : ne parle pas poétiquement.

— Je parle comme je sais… Mais en vérité cela tourne au despotisme. Une pensée me vient, pourquoi ne l’exprimerais-je pas ?

— C’est juste ; mais pourquoi ne dirais-je pas également ce que je pense ? Je trouve qu’il est indécent de parler poétiquement.

— Il est sans doute plus convenable, à ton avis, de dire des grossièretés ?

— Hé ! hé ! je vois que tu es bien décidé à marcher sur les traces de ton oncle. Comme cet idiot serait heureux s’il pouvait t’entendre !

— Comment as-tu appelé Paul Petrovitch ?

— Comme il le mérite : un idiot.

— Cela devient insoutenable ! s’écria Arcade.

— Ah ! le sentiment de la famille s’est réveillé, dit tranquillement Bazarof. — J’ai remarqué qu’il est fortement enraciné chez tous les hommes. Ils sont capables de renoncer à tout, de se dépouiller de tous les préjugés ; mais reconnaître, par exemple, qu’un frère qui a volé des mouchoirs de poche est un voleur, c’est au-dessus de leurs forces. Effectivement, une personne qui me tient de si près, mon frère, peut-il ne pas être un génie ?

— C’est uniquement à un sentiment de justice que j’ai obéi et nullement à celui de la famille, répondit Arcade avec vivacité. Mais comme tu ne comprends pas ce sentiment, comme cette sensation te fait défaut, tu ne devrais pas en parler.

— Ce qui revient à dire que Arcade Kirsanof m’est trop supérieur pour que je puisse le comprendre ; je m’incline et me condamne au silence.

— Cesse donc, Eugène, je t’en prie ; nous finirions par nous quereller.

— Ah ! je t’en supplie, Arcade, querellons-nous, battons-nous bien, jusqu’à extinction de chaleur animale !

— Cela pourrait effectivement finir par…

— Par des coups de poing ? reprit Bazarof ; pourquoi pas ? ici, sur ce foin, avec tout cet entourage idyllique, loin du monde et des regards humains ; rien de mieux. Mais tu n’es pas de force à te mesurer avec moi. Je te saisirai par la gorge…

Bazarof ouvrit ses doigts osseux… Arcade se retourna en riant, et fit mine de vouloir se défendre… Mais la figure de son ami, le ricanement qui contractait ses lèvres, et le feu sombre dont brillaient ses yeux lui parurent exprimer une menace si réelle, qu’il en éprouva un sentiment de crainte involontaire…

— Ah ! je vous trouve enfin, s’écria en ce moment Vassili Ivanovitch, qui parut devant les jeunes gens, en veste de toile blanche tissée à la maison, et coiffé d’un chapeau de paille de la même fabrique.

— Je vous ai cherchés, cherchés… mais vous avez choisi une place admirable, et vous vous livrez à un bien doux passe-temps. Couché sur la « terre », « regarder le ciel »… Savez-vous que cette attitude a une signification toute particulière ?

— Je ne regarde le ciel que lorsque je veux éternuer, dit Bazarof d’un ton bourru, et s’approchant d’Arcade, il ajouta à voix basse : Je regrette qu’il nous ait empêchés.

— Allons, en voilà assez, répondit Arcade, et il lui serra furtivement la main.

— Je vous regarde, mes jeunes amis, continua Vassili Ivanovitch en hochant la tête et en appuyant ses mains jointes sur un bâton qu’il avait même artistement tordu en spirale, et dont l’extrémité supérieure était surmontée d’une tête de Turc ; je vous regarde et ne puis m’en lasser. Combien il y a en vous de force, de jeunesse, de facultés, de talents !… Castor et Pollux !

— Bon ! s’écria Bazarof, voilà qu’il se lance dans la mythologie ! On voit tout de suite qu’il a été fort en latin dans son temps. N’as-tu pas été honoré d’une médaille d’argent pour tes thèmes ?

— Des Dioscures ! des Dioscures ! répéta Vassili Ivanovitch.

— Allons, père, sois raisonnable ; un peu moins de tendresse.

— Une fois de temps en temps ne fait pas coutume, balbutia le vieillard. Au reste, je ne suis pas venu vous trouver, messieurs, pour vous adresser des compliments, mais premièrement pour vous annoncer que nous allons bientôt dîner, et secondement, pour te prévenir, Eugène… Tu es un garçon d’esprit, tu connais les hommes et les femmes, et par conséquent tu pardonneras… Ta mère tenait à faire dire des prières en action de grâces, à l’occasion de ton arrivée. Ne vas pas te figurer que je veuille t’engager à y assister, la cérémonie est déjà terminée. Mais le père Alexis…

— Le pope ?

— Oui, le prêtre est à la maison… et il restera pour dîner… Je ne m’y attendais pas, et le déconseillai même… mais, je ne sais comment ça c’est fait… il ne m’a pas compris… d’ailleurs, Arina Vlassievna… de plus, c’est un homme très-sensé et très-bien sous tous les rapports.

— Je suppose qu’il ne mangera pas ma portion à table ? demanda Bazarof.

Vassili Ivanovitch se mit à rire.

— Non certainement ! répondit-il.

— C’est tout ce que je demande. Je suis prêt à prendre place à table avec n’importe qui.

Vassili Ivanovitch redressa son chapeau.

— Je savais bien, reprit-il, que tu es au-dessus de tous les préjugés. Cela serait un peu fort ; moi, qui viens d’entrer dans ma soixante-troisième année, je n’en ai pas non plus. (Vassili Ivanovitch n’osait point avouer qu’il avait désiré les prières tout autant que sa femme, car il n’était pas moins religieux qu’elle.) Mais le père Alexis souhaitait beaucoup de faire ta connaissance. Il te plaira, j’en suis sûr. Il aime assez à faire sa partie de cartes, et même… mais c’est entre nous… il fume sa pipe tout comme un autre.

— Eh ! bien, nous ferons après le dîner une partie de ïéralache[8], et je vous gagnerai.

— Hé hé ! hé ! nous verrons ça.

— Comment ? Est-ce que tu mettrais en œuvre certains talents ? dit Bazarof avec une intonation toute particulière.

Une légère rougeur colora les joues bronzées de Vassili Ivanovitch.

— N’as-tu pas de honte, Eugène… Ce qui est passé est passé. Eh bien, oui, je suis prêt à avouer devant notre jeune ami que j’ai eu cette passion dans ma jeunesse, mais je l’ai bien payée ! Comme il fait chaud aujourd’hui ! Permettez-moi de prendre place à côté de vous, à moins que je ne vous dérange ?

— Nullement, répondit Arcade.

Vassili Ivanovitch s’assit sur le foin en geignant.

— Cette couche-là, dit-il, me rappelle, mes chers messieurs, ma vie militaire, les bivouacs, les ambulances ; ça se passait aussi comme cela à côté de quelque meule, lorsqu’il y en avait encore ! — Il soupira. — Ah ! j’en ai vu de cruelles dans ma vie ! Tenez, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous conter un épisode de la peste qui nous a décimés dans la Bessarabie.

— Et qui t’a valu la croix de Saint-Vladimir, dit Bazarof ; connu, connu… À propos, pourquoi ne la portes-tu pas ?

— Je viens de te dire que je n’ai pas de préjugés, répondit Vassili Ivanovitch avec embarras. (Il avait fait découdre la veille seulement le ruban rouge de sa boutonnière.) Et il se mit à raconter l’épisode en question.

— Voyez-le, il s’est endormi ! dit-il tout-à-coup à l’oreille d’Arcade, en montrant Bazarof et en clignant amicalement les yeux.

— Eugène, lève-toi ! ajouta-t-il à haute voix. Allons dîner !

Le père Alexis, homme robuste et de haute taille, à la chevelure épaisse et peignée avec soin, portant sur sa robe de soie lilas une large ceinture brodée, se conduisit avec beaucoup d’esprit et de tact. Il fut le premier à serrer la main aux jeunes gens, comme s’il eût compris d’avance qu’ils ne se souciaient nullement de recevoir sa bénédiction, et tout en demeurant fidèle à son caractère, il sut fort bien ne blesser personne. Il ne craignit point de placer à propos quelques plaisanteries sur le latin qu’on enseigne dans les séminaires, et prit à une autre occasion la défense de son archevêque ; après avoir bu deux verres de vin, il en refusa un troisième ; il accepta le cigare que lui donna Arcade, mais ne le fuma point, disant qu’il l’emporterait chez lui. Il avait pourtant une habitude peu agréable, c’était d’approcher à tout moment la main avec lenteur et prudence de son visage, pour attraper les mouches qui s’y posaient, et il lui arrivait de les y écraser. Il prit place à la table de jeu sans en montrer trop de satisfaction, et finit par gagner à Bazarof deux roubles cinquante kopeks assignats (on n’avait aucune idée du rouble argent dans la maison d’Arina Vlassievna.) Celle-ci, assise à côté de son fils (elle ne jouait jamais), le menton appuyé sur sa main suivant son habitude, ne se levait que pour donner l’ordre d’apporter quelque nouvelle friandise. Elle craignait d’avoir trop d’attentions pour Bazarof, et il ne l’y encourageait nullement ; d’ailleurs Vassili Ivanovitch lui avait bien recommandé de ne pas le tourmenter : « Les jeunes gens n’aiment pas cela, » lui répétait-il. (N’oublions pas de dire que rien ne fut épargné pour le dîner. Timoféitch en personne s’était rendu dés l’aube du jour à la ville afin d’y acheter de la viande de première qualité ; le starosta se transporta sur un autre point à la recherche de nalimes[9], de perches et d’écrevisses ; on donna jusqu’à quarante kopeks aux paysannes pour les champignons.) Mais les yeux d’Arina Vlassievna constamment fixés sur Bazarof, n’exprimaient pas uniquement le dévouement et la tendresse ; on y lisait aussi une tristesse mélangée de curiosité et de peur, et aussi de je ne sais quels humbles reproches. Au reste, Bazarof s’occupait fort peu de ce que pouvaient exprimer les yeux de sa mère, il ne lui parlait presque pas et se bornait à lui adresser des questions très-brèves. Cependant il lui demanda sa main dans l’espoir que cela lui porterait bonheur. Arina Vlassievna mit sa petite main douce et molle dans la large et rude main de son fils.

— Eh ! bien ? lui demanda-t-elle au bout d’un instant, cela a-t-il fait son effet ?

— Cela va encore plus mal, lui répondit-il avec un sourire insouciant.

— Monsieur joue beaucoup trop hardiment, dit le père Alexis d’un ton de compassion et en caressant sa belle barbe.

— C’est à la manière de Napoléon, répondit Vassili Ivanovitch, et il joua un as.

— Et c’est à cette manière que Napoléon doit d’être mort à l’île de Sainte-Hélène, reprit le père Alexis en coupant l’as avec un atout.

— Eniouchenka, veux-tu un verre d’eau de groseilles ? demanda Anna Vlassievna à son fils.

Bazarof se contenta de hausser les épaules.

— Non, dit-il le lendemain à Arcade, je partirai d’ici. Je m’ennuie ici, j’ai envie de travailler et il m’est impossible de rien faire. Je vais retourner chez vous, où j’ai laissé toutes mes préparations. On peut du moins être seul quand on veut dans votre maison. Mais ici mon père me répète continuellement : tu peux disposer de mon cabinet, personne ne viendra t’y déranger ; et lui-même il ne me quitte point d’un pas. D’ailleurs, je me ferais conscience en quelque sorte de lui fermer ma porte. Ma mère n’est guère moins gênante ; je l’entends qui soupire constamment dans sa chambre, et lorsque je vais la rejoindre, je ne sais que lui dire.

— Ton départ l’affligera beaucoup, et ton père aussi, répondit Arcade.

— Je reviendrai.

— Quand ?

— En retournant à Pétersbourg.

— C’est surtout ta mère que je plains.

— Pourquoi cela ? Est-ce parce qu’elle t’a fait manger de bons fruits ?

Arcade baissa les yeux.

— Tu ne connais pas ta mère, dit-il à Bazarof, non-seulement elle a le cœur excellent, mais elle est aussi très-intelligente. Nous avons causé ensemble plus d’une demi heure ce matin, et sa conversation est pleine de raison et d’intérêt.

— C’est sans doute moi qui en ai fait le sujet ?

— Nous avons parlé aussi d’autres choses.

— Il est possible que tu aies raison. On voit souvent mieux ces choses-là, de la galerie, comme au billard. Lorsqu’une femme peut soutenir une conversation durant une demi heure, c’est déjà bon signe. Mais tout cela ne m’empêchera pas de partir.

— Je ne sais comment tu t’y prendras pour lui annoncer cette nouvelle. Ils semblent croire que nous serons encore ici dans deux semaines.

— C’est assez embarrassant. De plus j’ai eu aujourd’hui la sotte idée de taquiner mon père, à propos d’un paysan qu’il a fait fouetter dernièrement, et avec raison. Oui, oui, avec raison, ne me regarde pas avec ces yeux-là ; il a très-bien fait de le punir parce que c’est un voleur et un ivrogne incorrigible ; seulement mon père ne croyait point que j’en serais si pertinemment instruit, comme l’on dit. Il en a été tout confus ; et, voilà maintenant que je vais être obligé de lui causer du chagrin… Au reste peu importe ! d’ici au mariage ça se guérira[10].

Quoique Bazarof eut prononcé ces dernières paroles d’un air assez résolu, il ne se décida pourtant à annoncer son départ à son père que dans son cabinet, au moment de lui souhaiter le bonsoir. Il lui dit avec un bâillement forcé :

— Tiens… j’allais oublier de te prévenir… Il faudra faire conduire demain nos chevaux chez Fédote pour le relai.

Vassili Ivanovitch demeura stupéfait.

— Est-ce que M. Kirsanof va nous quitter ? demanda-t-il enfin.

— Oui, et je pars avec lui.

Vassili Ivanovitch recula stupéfait.

— Tu vas nous quitter ?

— Oui… j’ai affaire. Aie l’obligeance d’envoyer les chevaux.

— C’est bon ; balbutia le vieillard, pour le relai… c’est bien… seulement… seulement… est-ce possible ?

— Il faut que je me rende chez Kirsanof pour quelques jours. Je reviendrai ensuite…

— Oui ? pour quelques jours… c’est bien.

Vassili Ivanovitch tira son mouchoir et se moucha en se courbant presque jusqu’à terre.

— Eh bien ! soit !… on le fera. Mais je pensais que tu… plus longtemps. Trois jours… après trois ans d’absence, ce n’est pas… ce n’est pas grand chose, Eugène !

— Je viens de te dire que je reviendrai bientôt. Il m’est indispensable…

— Indispensable… Eh bien ! avant tout il faut remplir son devoir… Tu veux que j’envoie les chevaux ? C’est bon, mais nous ne nous y attendions pas, Arina et moi ! Elle vient de demander à une voisine des fleurs pour orner ta chambre.

Vassili Ivanovitch n’ajouta pas que chaque matin, au point du jour, pieds nus, en pantoufles il allait trouver Timoféitch, et lui remettait un assignat tout déchiré qu’il cherchait au fond de sa bourse de ses doigts tremblants ; cet assignat était destiné à l’achat de diverses provisions, principalement de comestibles et de vin rouge dont les jeunes gens faisaient une grande consommation.

— Il n’y a rien de plus précieux que la liberté ; c’est mon principe… il ne faut pas gêner les gens… il ne faut pas…

Vassili Ivanovitch se tut tout-à-coup et se dirigea vers la porte.

— Nous nous reverrons bientôt, père, je te le promets.

Mais Vassili Ivanovitch ne se retourna pas ; il sortit en faisant un geste de la main. En entrant dans sa chambre à coucher, il trouva sa femme déjà endormie, et se mit à prier à voix basse pour ne point troubler son sommeil ; cependant elle se réveilla.

— C’est toi, Vassili Ivanovitch ? lui demanda-t-elle.

— Oui, ma bonne !

— Tu viens de quitter Enioucha ? Je crains bien qu’il ne se trouve mal couché sur le divan. J’ai pourtant dit à Anfisouchka de lui donner ton matelas de campagne et les nouveaux coussins ; je lui aurais bien cédé aussi notre lit de plumes ; mais je crois me rappeler qu’il n’aime pas à être couché mollement.

— Cela ne fait rien, ma bonne ; ne t’inquiète pas. Il se trouve bien. Seigneur, ayez pitié de nous autres pécheurs ! ajouta-t-il en continuant sa prière. Vassili Ivanovitch n’en dit pas plus long ; il ne voulut point annoncer à sa pauvre femme une nouvelle qui aurait troublé son repos.

Les deux jeunes gens partirent le lendemain. Tout avait pris, dès le matin, dans la maison, un aspect triste ; Anfisouchka laissait tomber les plats qu’elle portait ; Fedka lui-même était tout déconcerté, et finit par quitter ses bottes. Vassili Ivanovitch se donnait plus de mouvement que jamais ; il s’efforçait de cacher son chagrin, parlait très-haut et marchait avec bruit ; mais ses traits étaient creusés et ses yeux avaient toujours l’air d’éviter son fils. Arina Vlassievna pleurait silencieusement ; elle aurait tout à fait perdu la tête, si son mari ne l’eût longuement sermonnée dans la matinée. Lorsque Bazarof, après avoir répété à plusieurs reprises qu’il reviendrait avant un mois, s’arracha enfin aux bras qui le retenaient et s’assit dans le tarantass, lorsque les chevaux partirent, et que le bruit de la clochette se mêla au roulement des roues, lorsqu’il devint inutile de regarder plus longtemps ; lorsque la poussière se fut entièrement abattue, et que Timoféitch, courbé en deux et chancelant, eut regagné son gîte ; lorsque enfin les deux vieillards se retrouvèrent de nouveau seuls dans leur maison qui leur semblait aussi être devenue plus étroite et plus vieille… Vassili Ivanovitch, qui peu de minutes auparavant agitait si fièrement son mouchoir du haut du perron, se jeta sur une chaise et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. « Il nous a abandonnés ! » dit-il d’une voix tremblante : « abandonnés ! il s’ennuyait auprès de nous. Me voilà seul maintenant, seul ! » répéta-t-il à plusieurs reprises, en dressant chaque fois l’index de la main droite[11]. Arina Vlassievna s’approcha de lui, et posant sa tête blanchie sur la tête blanchie du vieillard, elle lui dit : « Qu’y faire, Vassili ! un fils est comme un lambeau qui se détache ; c’est un jeune faucon ; il lui plaît de venir et il arrive ; il lui plaît de repartir et il s’envole ; et nous deux, nous sommes toi et moi comme deux petits champignons dans le creux d’un arbre ; placés à côté l’un de l’autre, nous restons là pour toujours. Moi seule je ne changerai pas pour toi, comme toi tu ne changeras pas pour ta vieille femme ! »

Vassili Ivanovitch se découvrit la figure qu’il avait cachée dans ses mains, et embrassa sa femme, sa compagne, plus étroitement qu’il ne l’avait jamais fait, même dans sa jeunesse ; elle l’avait consolé dans son chagrin.



  1. Enioucha, Eniouchenka, diminutifs d’Ievguéni, Eugène.
  2. Proverbe russe.
  3. Fouets cosaques.
  4. Mauvais petit journal de médecine.
  5. Allusion à la conspiration du 14 décembre 1825.
  6. Les Iourodivi russes ressemblent aux « innocents » du moyen âge.
  7. Employée pour les lampes qui brûlent devant les images.
  8. Espèce de whist.
  9. Poisson d’un goût exquis ; on en fait de l’oukha, sorte de bouillabaisse.
  10. Proverbe russe.
  11. Un proverbe russe dit : « Seul comme un doigt. »