Pères et Enfants/24

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Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 263-292).


XXIV


Peu de jours après, à Nikolskoïé, Katia et Arcade se trouvaient assis dans le jardin, sur un banc à l’ombre d’un grand frêne ; Fifi était couchée par terre à côté d’eux, et elle avait imprimé à son long corps cette courbe gracieuse que les chasseurs russes ont baptisée du nom de « pose de roussak[1]. » Arcade et Kalia se taisaient l’un et l’autre ; il tenait à la main un livre entr’ouvert ; elle rassemblait des miettes de pain blanc restées au fond de sa corbeille, et les jetait à une petite famille de moineaux qui venaient, avec la hardiesse peureuse qui les caractérise, sautiller en piaillant jusque sous ses pieds. Un vent léger qui se jouait au milieu du feuillage de l’arbre faisait doucement avancer et reculer tour à tour sur l’allée et sur le dos jaune de Fifi des taches d’une lumière dorée ; une ombre uniforme enveloppait Arcade et Katia ; à de rares intervalles seulement un point lumineux, vif comme une flamme, apparaissait soudain sur les cheveux de la jeune fille. Tous deux se taisaient ; mais la façon dont ils se taisaient, assis l’un près, de l’autre, révélait un accord complet ; chacun d’eux semblait ne faire aucune attention à l’autre, tout en se réjouissant d’être à côté de lui. Leurs traits même avaient changé depuis que nous les avons quittés ; Arcade paraissait plus calme, Katia plus animée, plus hardie.

— Ne trouvez-vous pas, dit Arcade, que le frêne[2] est bien nommé en russe ; je ne connais point d’arbres dont le feuillage ait autant de transparence et de légèreté.

Katia leva lentement les yeux et répondit :

— Oui.

Et Arcade se dit : Celle-là du moins ne me reproche pas de m’exprimer poétiquement.

— Je n’aime Heine, — reprit Katia en montrant des yeux le livre qu’Arcade avait sur les genoux, — ni lorsqu’il rit, ni lorsqu’il pleure. Je l’aime lorsqu’il est triste et rêveur.

— Et moi, je l’aime lorsqu’il rit, répondit Arcade.

— C’est un vieux reste de la direction satirique de votre esprit.

(Un vieux reste ! se dit Arcade. Si Bazarof l’entendait !)

— Attendez un peu, nous vous changerons.

— Qui cela ? Vous ?

— Qui ? Ma sœur, Porphyre Platonitch avec lequel vous ne vous disputez déjà plus ; ma tante, que vous avez accompagnée avant-hier à l’église.

— Je ne pouvais pas m’y refuser ! Quant à Anna Serghéïévna, vous savez qu’elle était d’accord sur beaucoup de points avec Eugène.

— Ma sœur se trouvait alors sous son influence aussi bien que vous.

— Aussi bien que moi ? Avez-vous donc remarqué que je me sois déjà soustrait à cette influence ?

Katia ne répondit point.

— Je sais, reprit Arcade, qu’il vous a toujours déplu.

— Je ne peux pas le juger.

— Savez-vous une chose, Katerina Serghéïévna ? Chaque fois que j’entends cette réponse, je n’y crois pas. Personne, que je sache, n’est au-dessus de notre jugement. C’est tout bonnement une défaite.

— Eh bien, je vous dirai qu’il ne me déplaît pas positivement ; mais je sens que nous appartenons à deux mondes différents, et que vous aussi vous lui êtes au fond parfaitement étranger.

— Pourquoi cela ?

— Comment vous dirais-je… C’est un oiseau de proie ; il est sauvage, lui ; et vous et moi nous sommes apprivoisés.

— Moi aussi, je suis apprivoisé ?

Katia fit un signe de tête affirmatif.

Arcade se gratta derrière l’oreille.

— Savez-vous bien, Katerina Serghéïévna, que c’est un peu offensant ce que vous me dites là !

— Est-ce que vous auriez préféré être un oiseau de proie ?

— Non ; mais j’aurais voulu être fort, énergique.

— Cela ne dépend pas de nous… Votre ami ne le veut pas, et pourtant il l’est.

— Hum ! ainsi vous pensez qu’il aurait une grande influence sur Anna Serghéïevna ?

— Oui, mais personne ne peut la dominer longtemps, ajouta Katia, baissant la voix.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— Elle est très-fière… non, ce n’est pas ce que je voulais dire ; elle tient beaucoup à être indépendante.

— Chacun de nous y tient, répondit Arcade, et il se demanda presque aussitôt : « À quoi bon » ? Katia eut la même pensée. Lorsque des jeunes gens se voient souvent, il leur vient les mêmes idées au même moment.

Arcade sourit, et se rapprochant de Katia, il lui dit :

— Avouez que vous la craignez un peu ?

— Qui cela ?

— Elle, répéta Arcade d’une façon significative.

— Et vous ? dit à son tour Katia.

— Et moi aussi ; remarquez que je dis : Et moi aussi.

Katia le menaça du doigt.

— Cela me surprend, dit-elle ; jamais ma sœur n’a été si bien disposée pour vous que maintenant ; elle l’était beaucoup moins à votre première visite.

— Vraiment ?

— Vous ne l’avez pas remarqué ? Cela ne vous fait pas plaisir ?

Arcade devint pensif.

— Qu’est-ce qui m’a valu les bonnes grâces d’Anna Serghéïevna ? C’est peut-être parce que je lui ai apporté des lettres de votre mère.

— Oui ; mais il y a d’autres raisons que je ne vous dirai pas.

— Pourquoi ?

— Je ne vous les dirai pas.

— Oh ! je n’en doute point ; vous êtes fort entêtée.

— Entêtée ? c’est vrai.

— Et vous savez fort bien observer.

Katia regarda Arcade de côté.

— Quelque chose vous contrarie peut-être ? À quoi pensez-vous ?

— Je me demande d’où peut venir l’esprit observateur que vous avez. Vous êtes si craintive, si méfiante ; vous évitez tout le monde…

— J’ai beaucoup vécu seule ; cela fait réfléchir malgré soi. Mais vous dites que je fuis tout le monde ? Est-ce bien à vous de le dire ?

Arcade jeta sur Katia un regard reconnaissant.

— Vous avez raison, reprit-il ; mais les personnes qui sont dans votre position, je veux dire les gens riches, ont rarement le talent de l’observation ; comme aux têtes couronnées, la vérité ne leur arrive que par hasard.

— Mais je ne suis pas riche…

Arcade resta tout surpris et ne comprit pas d’abord.

« En effet, toute la fortune est à sa sœur, » se dit-il enfin, et cette pensée ne lui fut point désagréable. — Comme vous avez bien dit cela, ajouta-t-il à haute voix.

— Comment l’entendez-vous ?

— Vous l’avez bien dit : sans simplicité, sans fausse honte et sans manières. À propos, j’imagine que toute personne qui sait et dit qu’elle est pauvre doit éprouver une sorte d’orgueil.

— Je n’ai rien éprouvé de semblable, grâce à ma sœur ; je ne sais comment il se fait que je vous aie parlé de ma position.

— Soit, mais avouez que le sentiment en question, je veux dire l’orgueil, ne vous est pas tout à fait inconnu.

— Comment cela ?

— Par exemple, et j’espère que ma demande ne vous fâchera pas, consentiriez-vous à épouser un homme riche ?

— Si je l’aimais beaucoup… mais non ; je crois que même dans ce cas, je ne l’épouserais pas.

— Ah ! voyez-vous ! s’écria Arcade ; puis il ajouta : — et pourquoi n’y consentiriez-vous pas ?

— Parce que les chansons même déconseillent un mariage disproportionné.

— Vous aimez peut-être à dominer, ou…

— Oh non ! à quoi bon ? Au contraire, je serais fort disposée à me soumettre ; mais l’inégalité me semble une chose insupportable. Se respecter soi-même et se soumettre, je comprends cela, c’est le bonheur ; mais une inégalité, mais une existence subordonnée… Non, j’en ai assez.

— Vous en avez assez, répéta Arcade. Ah oui ! ce n’est pas pour rien que vous êtes du même sang qu’Anna Serghéïevna. Vous avez le même esprit d’indépendance, mais vous êtes plus dissimulée. Je suis sûr que vous ne seriez jamais la première à déclarer un sentiment, quelque saint et puissant qu’il fût…

— Mais cela me semble tout naturel, dit Katia.

— Vous êtes intelligentes l’une et l’autre ; vous avez autant et même peut-être plus de caractère qu’elle…

— Ne me comparez pas à ma sœur, je vous en prie, reprit précipitamment Katia, cela m’est trop défavorable. Vous paraissez avoir oublié que ma sœur a tout pour elle, la beauté, l’esprit et… Vous surtout, Arcade Nikolaïtch, il ne vous convient pas de dire de pareilles choses, et avec un tel sérieux encore.

— Qu’entendez-vous par ce « vous surtout ? » et pourquoi supposez-vous que je plaisante ?

— Certainement que vous plaisantez.

— Vous croyez ? Et si j’étais sûr de ce que j’avance ? si je pensais même que je pourrais en dire beaucoup plus ?

— Je ne vous comprends pas.

— En vérité ? Allons, je vois que j’ai beaucoup trop vanté votre esprit d’observation.

— Comment ?

Arcade ne lui répondit pas et se détourna ; Katia trouva encore quelques miettes dans sa corbeille et se mit à les jeter aux moineaux, mais l’élan qu’elle imprimait à sa main était trop fort et les oiseaux prenaient leur vol avant d’avoir rien ramassé.

— Katerina Serghéïevna ! dit tout à coup Arcade, cela vous est sans doute indifférent, mais je vous déclare que je vous préfère non-seulement à votre sœur, mais à qui que ce soit au monde…

Il se leva tout à coup et s’éloigna à grands pas, comme s’il eût été épouvanté des paroles qu’il venait de prononcer.

Katia laissa tomber ses deux mains et la corbeille sur ses genoux, pencha la tête et suivit longtemps des yeux Arcade. Une légère rougeur colora peu à peu ses joues, mais sa bouche ne souriait pas et ses yeux exprimaient une sorte d’étonnement ; elle avait l’air d’éprouver pour la première fois un sentiment dont elle ignorait encore le nom.

— Tu es seule ? dit à côté d’elle madame Odintsof ; je croyais qu’Arcade t’avait accompagnée ?

Katia reporta les yeux sur sa sœur qui habillée avec goût, même avec élégance, se tenait toute droite dans l’allée et touchait du bout de son ombrelle les oreilles de Fifi.

— Toute seule, dit Katia.

— Je le vois bien, reprit sa sœur en riant ; il est donc rentré chez lui ?

— Oui.

— Vous lisiez ensemble ?

— Oui.

Madame Odintsof prit Katia par le menton et lui releva la tête.

— J’espère que vous ne vous êtes pas disputés ?

— Non, répondit Katia en écartant doucement la main de sa sœur.

— Comme tu me réponds gravement ! Je croyais le trouver ici et lui proposer de faire un tour de promenade. Il me le demande depuis longtemps. On t’a apporté de la ville tes bottines, va les essayer. J’ai remarqué hier que tu en avais besoin ; les bottines que tu portes sont fanées. Je trouve que tu te négliges beaucoup trop à cet égard, et pourtant tu as un pied charmant ! ta main est belle aussi… mais elle est un peu grande, c’est pourquoi tu devrais donner plus d’attention à tes pieds. Mais tu n’es pas coquette.

Madame Odintsof s’éloigna en faisant légèrement frôler sa robe élégante ; Katia se leva du banc, prit le volume de Heine et retourna à la maison ; elle n’alla pas essayer ses bottines.

— Un pied charmant, pensait-elle en montant lentement et avec légèreté la terrasse dont le soleil avait chauffé les marches. — Eh bien, il sera bientôt à mes pieds charmants.

Mais elle éprouva presque aussitôt un sentiment de honte et rentra à la maison en courant.

Arcade suivait le corridor pour gagner sa chambre ; le maître d’hôtel courut après lui et le prévint que M. Bazarof l’attendait.

— Eugène ! répondit-il presque avec effroi ; est-il arrivé depuis longtemps ?

— Il arrive à la minute, mais il a recommandé de ne pas l’annoncer à Anna Serghéïevna, et s’est fait conduire directement dans votre chambre.

— Serait-il arrivé quelque malheur à la maison ? se dit Arcade, et, montant précipitamment l’escalier, il ouvrit la porte toute grande.

À peine eut-il aperçu Bazarof qu’il se tranquillisa, quoiqu’un œil plus exercé se fût sans doute aperçu que les traits toujours énergiques, mais un peu amaigris de son ami, exprimaient une sorte d’agitation intérieure. Il était assis sur l’appui de la fenêtre, un manteau couvert de poussière sur les épaules et sa casquette sur la tête ; il ne bougea pas, même lorsque Arcade se jeta à son cou en poussant un cri de joie.

— Voilà une surprise ! Par quel hasard ? répétait celui-ci en marchant dans la chambre comme quelqu’un qui se figure qu’il est enchanté et qui veut le donner à penser. — Tout le monde se porte bien à la maison, tout va bien, n’est-ce pas ?

— Tout va bien chez vous, mais tout le monde ne s’y porte pas bien, répondit Bazarof. Voyons, tiens-toi tranquille, fais-moi apporter un verre de kvass[3], assieds-toi et écoute ce que je vais te communiquer en peu de mots, mais en termes qui, je l’espère, te paraîtront suffisamment clairs.

Arcade se calma et Bazarof lui raconta son duel avec Paul Petrovitch. Arcade en fut très-surpris et même très-affecté, mais il ne crut point nécessaire de le manifester. Il se contenta de demander si la blessure de son oncle était vraiment légère, et Bazarof lui ayant répondu qu’elle était fort intéressante, mais nullement au point de vue médical, il s’efforça de sourire, et intérieurement il se sentait de la honte et une sorte d’effroi. Bazarof eut l’air de comprendre ce qui se passait en lui.

— Oui, oui, se dit-il, voilà ce que c’est que de vivre sous un toit féodal ; on prend soi-même des habitudes du moyen âge, on se fait spadassin. Je vais maintenant de nouveau voir les anciens, mais, chemin faisant, je me suis arrêté ici… afin de te rapporter toute l’affaire, pourrais-je te dire, si je ne considérais point un mensonge inutile comme une sottise. Non, je suis venu ici, le diable sait pourquoi ! Vois-tu, il est quelquefois bon de se saisir par le toupet et de se tirer en l’air comme une rave que l’on sort de sa plate-bande, et c’est ce que je viens de faire… Mais il m’a pris fantaisie de revoir une dernière fois la place que j’ai laissée, la plate-bande j’avais pris racine.

— J’espère que ces paroles ne me concernent point, dit Arcade d’un ton ému, j’espère que tu ne songes pas à te séparer de moi ?

Bazarof le regarda d’un œil fixe et scrutateur.

— Toi, en serais-tu vraiment bien chagrin ? Il me semble que tu t’es déjà séparé de moi. Tu es si propret, si frais… Je suppose que tes affaires avec madame Odintsof vont à merveille.

— De quelles affaires parles-tu ?

— N’est-ce pas pour elle que tu as quitté la ville, oisillon ? À propos, qu’y deviennent les écoles du dimanche ? Est-ce que tu n’es pas amoureux ? Ou bien es-tu déjà arrivé à la période de la modestie ?

— Eugène, tu sais que j’ai toujours été franc avec toi. Eh bien, je te jure, je prends Dieu à témoin, que tu es dans l’erreur.

— Hum ! Dieu à témoin… Une nouvelle expression, dit Bazarof à demi-voix. À quel propos le prends-tu si vivement ? Cela m’est absolument indifférent. Un romantique s’écrierait : Je sens que nos routes commencent à s’écarter ; moi je me borne à dire que nous sommes dégoûtés l’un de l’autre.

— Eugène….

— Le mal n’est pas grand, mon cher ; on se dégoûte de bien autre chose dans la vie. Maintenant, je crois que nous pourrions nous quitter. Depuis que je suis ici, je me sens tout écœuré, absolument comme si je m’étais gorgé des lettres de Gogol à la femme du gouverneur de Kalouga. Je n’ai pas fait dételer les chevaux.

— Quelle idée ! c’est impossible !

— Et pourquoi ?

— Je ne parle pas de moi ; mais je suis sûr que madame Odintsof le trouverait souverainement malhonnête, car elle désirera très-certainement te voir.

— Quant à cela, je pense que tu es dans l’erreur.

— Je suis certain, au contraire, que j’ai raison, répondit Arcade. Pourquoi feindre ? Puisque nous sommes sur ce chapitre, est-ce que tu n’es pas venu ici pour elle ?

— Peut-être ; mais tu n’en es pas moins dans l’erreur.

Arcade avait pourtant raison. Madame Odintsof désira voir Bazarof, et le lui fit dire par le maître d’hôtel. Bazarof changea de costume pour se présenter devant elle ; son habit neuf se trouvant emballé de façon à ce qu’on pût le prendre sans rien déranger.

Madame Odintsof ne reçut point Bazarof dans la chambre où il lui avait si inopinément déclaré son amour, mais dans le salon. Elle lui tendit d’un air affectueux le bout de ses doigts, mais sa figure exprimait une contrainte involontaire.

— Anna Serghéïevna, se hâta de dire Bazarof, avant tout, je dois vous tranquilliser. Vous voyez un mortel qui est revenu complètement à la raison, et qui espère que les autres ont oublié ses sottises. Je pars pour longtemps, et quoique je ne sois guère tendre, comme vous le savez, je n’aimerais pas à penser que vous vous souvenez de moi avec déplaisir…

Madame Odintsof respira profondément, comme quelqu’un qui vient d’atteindre le sommet d’une haute montagne, et un léger sourire anima ses traits. Elle tendit une seconde fois la main à Bazarof, et celui-ci l’ayant serrée, elle répondit à cette pression.

— Que celui de nous deux qui rappellera le passé perde un de ses yeux[4], lui dit-elle, d’autant plus que, parlant en conscience, moi aussi j’ai péché alors, si ce n’est par coquetterie, du moins par… d’une autre manière enfin. En un mot, soyons amis comme auparavant. Tout cela n’était qu’un songe, n’est-ce pas ? Et qui se souvient d’un songe ?

— Qui s’en souvient ? D’ailleurs l’amour… c’est un sentiment factice.

— Vraiment ? Je suis charmée de l’apprendre.

Ainsi disait madame Odintsof, ainsi disait de son côté Bazarof ; ils pensaient l’un et l’autre dire la vérité. Combien y avait-il de vérité dans leurs paroles ? Ils ne le savaient probablement pas eux-mêmes, et l’auteur l’ignore aussi. Mais la conversation prit un tour qui semblait indiquer qu’ils s’accordaient réciproquement une pleine confiance.

Madame Odintsof demanda à Bazarof ce qu’il avait fait chez les Kirsanof. Il faillit lui conter son duel avec Paul Petrovitch, mais il se retint en pensant qu’elle pourrait le soupçonner de chercher à se rendre intéressant, et se contenta de lui dire qu’il avait passé le temps à travailler.

— Et moi, reprit madame Odintsof, j’ai d’abord eu le spleen, Dieu sait pourquoi ! C’était au point que je songeais à voyager. Figurez-vous cela ! Mais je me suis remise peu à peu ; votre ami Arcade est arrivé, et je suis rentrée dans mon ornière, dans mon véritable rôle.

— Quel est ce rôle, permettez-moi de vous le demander ?

— Le rôle de tante, de gouvernante, de mère, comme vous voudrez le nommer. À propos, savez-vous que j’ai été longtemps sans comprendre votre étroite amitié pour Arcade ; je le trouvais assez insignifiant. Mais maintenant j’ai appris à le mieux connaître, et je me suis convaincue qu’il est très-intelligent… et surtout jeune, très jeune… Nous n’en sommes plus là, nous autres, hélas ! Eugène Vassilievitch !

— Votre présence l’intimide-t-elle toujours autant ? lui demanda Bazarof.

— Est-ce que ?… commença madame Odintsof, et se reprenant aussitôt, elle ajouta :

— Il est devenu beaucoup plus confiant, et cause volontiers avec moi. Auparavant, il me fuyait. Au reste, je dois avouer que je ne recherchais pas non plus sa société. Katia et lui sont maintenant une paire d’amis.

Bazarof ressentit un mouvement d’impatience. « La femme ne peut pas se passer de ruses, » se dit-il.

— Vous prétendez qu’il vous évitait, reprit-il avec un froid sourire, mais ce timide amour que vous lui avez inspiré n’est sans doute plus un secret pour vous maintenant ?

— Comment ! lui aussi ! s’écria involontairement madame Odintsof.

— Lui aussi, répéta Bazarof avec un respectueux salut. Est-il possible que vous l’ayez ignoré, et que je sois le premier à vous apprendre cette nouvelle ?

Madame Odintsof baissa les yeux.

— Vous vous trompez, répondit-elle.

— Je ne le pense pas ; mais j’aurais peut-être dû me taire.

Bazarof se dit en même temps : « Cela t’apprendra à ruser. »

— Pourquoi n’en auriez-vous point parlé ? Mais je crois que dans cette circonstance aussi vous avez donné une signification beaucoup trop grande à une impression passagère. Je commence à soupçonner que vous êtes enclin à l’exagération.

— Parlons d’autre chose, madame.

— Pourquoi donc ? reprit-elle, ce qui ne l’empêcha point de donner un autre cours à la conversation.

Elle se sentait toujours un peu mal à l’aise avec Bazarof, quoiqu’elle se fût persuadée que tout était oublié, comme elle le lui avait dit. Tout en échangeant avec lui les paroles les plus simples, même en plaisantant, elle éprouvait un léger sentiment de crainte. C’est ainsi que sur un bateau à vapeur, en mer, on cause et on rit avec insouciance, absolument comme sur la terre ferme ; mais qu’il arrive le moindre contre-temps, la moindre circonstance imprévue, et aussitôt se laisse lire sur toutes les physionomies une inquiétude particulière, attestant la conscience permanente d’un danger permanent.

La conversation de madame Odintsof et de Bazarof ne dura pas longtemps. Anna Serghéïevna devenait de plus en plus sérieuse ; elle répondit avec distraction, et finit par lui proposer de passer au salon. Ils retrouvèrent la princesse et Katia.

— Où est donc Arcade Nikolaïévitch ? demanda madame Odintsof. Ayant appris qu’il avait disparu depuis une heure, elle l’envoya chercher.

Après avoir couru de tous les côtés, on finit par le trouver, assis sur un banc, au fond du jardin, le menton appuyé sur ses mains et plongé dans ses réflexions. Les pensées qui en faisaient le sujet étaient profondes et sérieuses, mais nullement tristes. Il savait que madame Odintsof était en tête à tête avec Bazarof, et il n’en éprouvait plus la moindre jalousie ; au contraire, sa figure était épanouie ; il semblait décidé à faire une certaine chose qui le réjouissait et l’étonnait en même temps.

Le mari de madame Odintsof n’aimait point les innovations, mais il était toujours prêt à accepter « les sages fantaisies d’un goût épuré, » et en conséquence de cette disposition, il avait fait élever dans le jardin, entre l’orangerie et l’étang une sorte de portique grec bâti en briques. Le mur qui formait le fond de cette construction contenait six niches destinées à des statues, que M. Odintsof voulait faire venir de l’étranger. Ces statues devaient représenter : la Solitude, le Silence, la Réflexion, la Mélancolie, la Pudeur, et la Sensibilité. L’une d’elles, la déesse du Silence, figurée le doigt sur les lèvres, avait été apportée et mise en place ; mais, le jour même de son installation, des gamins lui cassèrent le nez, et quoique un peintre en bâtiments du voisinage se fût chargé de refaire un nez « deux fois plus beau, » M. Odintsof la fit emporter, et on la mit dans le coin d’une grange à battre le blé, où elle demeura longtemps, au grand effroi des paysannes superstitieuses. Depuis bien des années, des buissons touffus avaient couvert le devant du portique. Les chapiteaux des colonnes seulement paraissaient encore au-dessus de ce mur de verdure. Sous le portique, il faisait toujours très-frais, même dans la plus grande chaleur du jour. Anna Serghéïevna n’aimait point ce lieu depuis qu’elle y avait trouvé une couleuvre ; mais Katia venait souvent s’asseoir sur un grand banc de pierre placé sous une des niches. Entourée d’ombre et de fraîcheur, elle lisait, travaillait, ou s’abandonnait à la sensation douce et lente d’un calme profond, sensation que chacun doit connaître, et dont le charme consiste dans l’observation silencieuse et presque machinale du puissant flot de vie qui s’épanche continuellement autour de nous et en nous-même.

Le lendemain de l’arrivée de Bazarof, Katia était assise sur son banc favori, et Arcade se trouvait de nouveau auprès d’elle. Elle avait consenti à se rendre avec lui sous le portique. Il ne restait plus qu’une heure jusqu’au déjeuner ; la chaleur du jour n’avait pas encore remplacé la fraîcheur matinale. La figure d’Arcade conservait la même expression que la veille ; Katia paraissait préoccupée. Sa sœur l’avait appelée dans son cabinet aussitôt après le thé, et l’ayant d’abord caressée, ce qui effrayait toujours un peu Katia, elle lui conseilla d’être plus circonspecte dans sa conduite à l’égard d’Arcade, et surtout d’éviter les tête-à-tête avec lui, sa tante et toute la maison ayant remarqué ces a parte trop fréquents. En outre, déjà, la veille au soir, Anna Serghéïevna avait été mal disposée, et Katia elle-même se sentait agitée, comme si elle eût été coupable. En cédant au vœu d’Arcade, elle s’était promis que ce serait pour la dernière fois.

— Katerina Serghéïevna, dit tout à coup Arcade, avec je ne sais quel mélange d’assurance et de timidité, — depuis que j’ai le bonheur de vivre sous le même toit que vous, j’ai causé avec vous de bien des choses, et pourtant j’ai laissé de côté une question… qui est très-importante pour moi. Vous avez fait hier la remarque que l’on m’avait changé ici, ajouta-t-il en recherchant et en évitant tout à la fois le regard interrogatif de Katia ; — effectivement, je me suis modifié en beaucoup de choses, et vous le savez mieux que personne, vous à qui je dois en réalité ce changement.

— Moi ?… vous… répondit Katia.

— Je ne suis plus le garçon présomptueux que j’étais, à mon arrivée ici, reprit Arcade ; ce n’est pas pour rien que j’ai accompli ma vingt-troisième année. Je pense toujours à être utile et à consacrer toutes mes forces à… au triomphe de la vérité ; mais je ne cherche plus mon idéal là où je le cherchais auparavant ; il me paraît… beaucoup plus rapproché. Jusqu’à présent je ne me comprenais pas, je m’imposais des problèmes au-dessus de mes forces… Mes yeux se sont enfin ouverts, grâce à un sentiment… Je ne m’exprime peut-être pas très-clairement, mais j’espère que vous me comprendrez…

Katia ne répondit point, et elle cessa de regarder Arcade.

— Je pense, reprit-il d’une voix plus émue, tandis qu’un pinson chantait son insouciante chanson au-dessus de sa tête dans le feuillage d’un bouleau ; je pense que le devoir de tout honnête homme est de se montrer franc à l’égard de ceux… de ceux qui… en un mot, avec ceux qui lui sont chers, et c’est pourquoi… je suis décidé…

Mais ici l’éloquence fit défaut à Arcade ; il s’embrouilla dans ses phrases, perdit contenance, et fut obligé de s’interrompre, Katia tenait toujours les yeux baissés ; elle ne comprenait point où il voulait en venir et pourtant elle semblait attendre quelque chose.

— Je prévois que je vais vous surprendre, reprit Arcade dès qu’il eut recouvré des forces, — d’autant plus que ce sentiment se rapporte en quelque façon… en quelque façon… remarquez-le bien… à vous. Je crois me rappeler que vous m’avez reproché hier de manquer de sérieux, ajouta-t-il de l’air d’un homme qui, entré dans un marais, sent qu’il s’enfonce de plus en plus à chaque pas, et n’en continue pas moins à avancer, dans l’espoir de s’en tirer plus promptement. — Ce reproche est souvent adressé… aux jeunes gens même lorsqu’ils cessent de le mériter… et si j’avais plus de confiance en moi-même… « Viens donc à mon aide ! viens donc ! » pensait Arcade avec désespoir ; mais Katia restait toujours immobile. — Et si je pouvais espérer…

— S’il m’était permis d’avoir confiance dans vos paroles, dit tout à coup près d’eux madame Odintsof de sa voix claire et calme.

Arcade se tut immédiatement et Katia pâlit. Un petit sentier passait près des buissons qui cachaient le portique ; madame Odintsof le suivait avec Bazarof. Ni Katia ni Arcade ne pouvaient les voir, mais ils entendaient leurs paroles et jusqu’à leur respiration. Les promeneurs firent encore quelques pas et s’arrêtèrent tout juste devant le portique, comme avec intention.

— Voyez-vous, continua madame Odintsof, vous et moi, nous nous sommes trompés ; nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre de la première jeunesse, moi surtout ; nous avons vécu, nous sommes fatigués tous deux, nous sommes, pourquoi ne point l’avouer ? intelligents tous deux, nous avons commencé par nous intéresser réciproquement, notre curiosité fut éveillée… ensuite…

— Ensuite, j’ai fait le sot, dit Bazarof.

— Vous savez que ce ne fut pas là la cause de notre rupture. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’avions pas besoin l’un de l’autre ; nous avions trop de… comment dirais-je ? trop de traits communs. Nous ne l’avons pas compris tout de suite. Au contraire, Arcade…

— Vous aviez besoin de lui ? demanda Bazarof.

— Cessez donc, Eugène Vassilievitch ! Vous prétendez que je ne lui suis pas indifférente, et en effet, il m’a toujours semblé que je lui plaisais. Je sais que je pourrais être… sa tante ; mais je ne veux pas vous cacher que je pense plus souvent à lui, depuis quelque temps. Sa jeunesse et sa naïveté ont pour moi un certain attrait.

— Un certain charme… ; c’est le mot dont on se sert en pareil cas, reprit Bazarof d’une voix sourde et tranquille, mais qui laissait percer les bouillonnements de la bile. — Arcade faisait hier encore le mystérieux, et il ne m’a parlé ni de vous, ni de votre sœur… c’est un grave symptôme !

— Il est à l’égard de Katia absolument comme un frère, dit madame Odintsof, et cela me plaît, quoique je ne dusse peut-être pas permettre une telle intimité entre eux.

— Est-ce bien la sœur qui parle en vous dans ce moment ? répondit lentement Bazarof.

— Sans doute… Mais pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? Continuons notre promenade. Quelle étrange conversation nous avons, n’est-ce pas ? Je n’aurais jamais cru que je viendrais à vous dire de pareilles choses ! Vous savez que… tout en vous craignant, j’ai en vous une grande confiance, parce que, au fond, je vous sais très-bon.

— D’abord, je ne suis pas bon du tout ; et en second lieu, je suis devenu pour vous fort insignifiant, et vous me dites que je suis bon !… C’est comme si vous mettiez une couronne de fleurs sur la tête d’un mort.

— Eugène Vassilievitch, nous ne sommes pas maîtres…, reprit madame Odintsof.

Mais en ce moment une bouffée de vent agita les feuilles et emporta ses paroles.

— Mais vous êtes libre ?… dit quelques instants après Bazarof.

C’est tout ce que l’on put encore entendre de leur conversation. Le bruit de leurs pas s’éloigna de plus en plus… et le silence se rétablit.

Arcade se tourna vers Katia. Elle avait toujours la même attitude ; seulement sa tête était encore plus baissée.

— Katerina Serghéïévna, dit-il d’une voix tremblante et les mains jointes ; je vous aime avec passion et pour la vie, et n’aime que vous seule au monde. Je voulais vous l’avouer, et si votre réponse m’était favorable, je voulais demander votre main… parce que je ne suis pas riche et que je me sens prêt à tous les sacrifices… Vous ne répondez pas ? Vous ne me croyez pas ? Vous pensez que je parle avec étourderie ? Mais rappelez-vous ces jours derniers. Pouvez-vous douter que tout le reste, comprenez-moi bien, tout, tout le reste ait disparu sans laisser de traces ? Regardez-moi ; dites-moi un seul mot… J’aime… je vous aime… croyez-moi donc !

Katia jeta sur Arcade un regard sérieux et limpide ; après avoir longuement réfléchi, elle lui répondit avec un imperceptible sourire : — Oui.

Arcade sauta du banc.

— Oui ! vous avez dit oui, Katerina Serghéïévna ! que signifie ce mot ? Faut-il entendre par là que vous croyez à la sincérité de mes paroles… ou bien… ou bien… je n’ose pas achever…

— Oui ! répondit Katia, et cette fois il la comprit.

Il saisit ses grandes et belles mains, et les pressa sur son cœur ; la joie le suffoquait. Il chancelait sur ses jambes et répétait continuellement : Katia ! Katia ! Et elle se mit à pleurer aussi, tout en riant elle-même de ses larmes. Celui qui n’a point vu de ces larmes là dans les yeux d’une femme aimée, ne sait pas à quel point, anéanti par la reconnaissance et par la passion, un homme peut être heureux.

Le lendemain de bonne heure madame Odintsof fit prier Bazarof de venir la voir dans son cabinet, et lui tendit avec un rire contraint une feuille de papier à lettres pliée en deux. C’était une lettre d’Arcade ; il demandait la main de Katia.

Bazarot parcourut rapidement la lettre, et fit un effort sur lui-même pour contenir un sentiment de satisfaction méchante.

— À merveille ! dit-il ; pourtant vous prétendiez, hier encore, qu’il ne ressentait pour Katerina Serghéïevna qu’un amour fraternel ? Que comptez-vous lui répondre ?

— Que me conseillez-vous de faire ? répondit madame Odintsof en continuant à rire.

— Je suppose, reprit Bazarof en riant aussi, quoiqu’il ne s’en souciât pas plus qu’elle, je suppose, qu’il faut leur donner votre bénédiction. Le parti est bon sous tous les rapports ; la fortune des Kirsanof est assez considérable ; Arcade est fils unique, et son père est un brave homme qui ne le tracassera en rien.

Madame Odintsof fit quelques pas dans la chambre ; elle rougissait et pâlissait tour à tour.

— Vous croyez ? reprit-elle ; je n’y vois pas d’inconvénient moi-même. Cela me fait plaisir pour Katia… et pour Arcade Nicolaïévich. J’attendrai, bien entendu, la réponse de son père, je l’enverrai lui-même pour la chercher. Mais tout cela prouve bien que j’avais raison hier soir, quand je vous disais que nous sommes vieux, vous et moi… Comment ne me doutais-je de rien ? cela me confond !

Madame Odintsof se mit de nouveau à rire et se détourna immédiatement.

— La jeunesse d’aujourd’hui est diantrement rusée, dit Bazarof en riant à son tour. — Adieu, ajouta-t-il après un moment de silence. Je vous souhaite de terminer cette affaire le plus agréablement possible, je m’en réjouirai de loin.

Madame Odintsof se tourna vivement de son côté.

— Est-ce que vous partez ? Pourquoi ne resteriez vous pas maintenant… Restez donc… votre conversation est amusante… on croit marcher sur le bord d’un précipice. On a peur dans le premier moment, puis on se sent une audace qui surprend. Restez.

— Je suis sensible à votre invitation, ainsi qu’à la bonne opinion que vous avez de mes petits talents de conversation. Mais je trouve que je hante déjà depuis trop longtemps un monde qui n’est pas le mien. Les poissons volants peuvent bien se tenir pendant quelque temps en l’air, mais ils finissent par retomber dans l’eau ; permettez-moi de replonger aussi dans mon élément naturel.

Madame Odintsof regarda Bazarof. Un rire amer contractait son pâle visage. « Celui-ci m’a aimée ! » se dit-elle, et elle lui tendit la main avec une pitié affectueuse.

Mais il l’avait aussi comprise.

— Non ! dit-il en faisant un pas en arrière. Quoique pauvre, je n’ai encore jamais accepté d’aumône. Adieu, et portez-vous bien.

— Je suis sûre que nous ne nous voyons pas pour la dernière fois, reprit madame Odintsof avec un mouvement involontaire.

— Que n’arrive-t-il pas en ce monde ! répondit Bazarof.

Puis, ayant salué Anna Serghéïevna, il sortit.

— Tu songes donc à te faire un nid ? dit-il à Arcade, tout en faisant sa malle. Tu as raison ! c’est une bonne idée. Seulement, tu as eu tort de finasser. J’attendais de toi une tout autre direction. Mais tu en as peut-être été tout ébahi toi-même ?

— Je ne m’y attendais nullement en effet, lorsque je t’ai quitté, répondit Arcade. Mais tu n’es guère franc en me disant « c’est une bonne idée, » comme si je ne connaissais pas ton opinion sur le mariage !

— Eh ! mon très-cher, reprit Bazarof, comme tu t’exprimes aujourd’hui ! Ne vois-tu pas ce que je fais là ? J’ai découvert une place vide dans ma malle, et je la bouche comme je peux avec du foin ; c’est ainsi qu’il faut en agir avec la malle de la vie ; il faut la remplir avec tout ce qui vous tombe sous la main, pourvu qu’il ne reste pas de vide. Ne te formalise pas, je t’en prie ; tu te souviens probablement de l’opinion que j’ai toujours eue de Katérina Serghéïevna. Il y a des jeunes filles chez nous qui passent pour des merveilles uniquement parce qu’elles soupirent à propos ; mais la tienne saura se faire valoir par d’autres mérites, et elle le saura si bien que tu seras son très-humble serviteur ; au reste, c’est dans l’ordre des choses.

Bazarof referma avec force le couvercle de la malle et se redressa.

— Maintenant je te répéterai, pour nos adieux (car il ne faut pas nous abuser, nous nous séparons pour toujours, et tu dois en être aussi certain que moi…) : tu agis sagement ; notre existence vagabonde, rude et triste ne te convient pas. Tu manques de hardiesse, de méchanceté, mais en revanche tu es doué d’une audace juvénile et d’une fougue juvénile ; cela ne suffit pas pour l’œuvre que nous poursuivons, nous autres. Et puis, vous messieurs les gentilshommes, vous ne pouvez aller au delà d’une généreuse indignation ou d’une généreuse résignation, ce qui ne signifie pas grand’chose. Vous croyez être de grands hommes, vous vous croyez au pinacle de la perfection humaine, quand vous avez cessé de battre vos domestiques, et nous, nous ne demandons qu’à nous battre et à battre. Notre poussière te rougirait les yeux, notre boue te salirait ; tu n’es vraiment pas à notre hauteur ; tu t’admires avec complaisance, tu prends plaisir à t’adresser des reproches ; tout cela nous ennuie ; nous avons bien autre chose à faire qu’à nous admirer ou à nous adresser des reproches : il nous faut d’autres hommes à mater. Tu es un excellent garçon ; mais tu n’en es pas moins toujours un gentillâtre doucereux, un petit seigneur libéral, et vola tou, pour parler comme mon noble père.

— Tu me dis adieu pour toujours, Eugène ? lui demanda tristement Arcade. — Et c’est là tout ce que tu trouves à me dire ?

Bazarof se gratta la nuque.

— Je pourrais ajouter quelque chose de senti, Arcade, mais je ne le ferai pas. Cela serait faire du romantisme, sucer des bonbons. Voici un dernier conseil : marie-toi au plus vite ; dispose bien ton nid et fais beaucoup d’enfants ! Ce seront certainement des gens d’esprit, parce qu’ils viendront à temps, non pas comme toi et moi. Eh ! je vois que les chevaux sont prêts… En route ! J’ai dit adieu à tout le monde… Allons ! nous embrasserons-nous ?

Arcade se jeta au cou de son ancien maître et ami, et un flot de larmes inonda ses joues.

— Voilà bien la jeunesse ! dit tranquillement Bazarof ; mais je compte sur Katérina Serghéïevna ! Elle te consolera en moins de rien.

— Adieu, frère ! dit-il à Arcade lorsqu’il était déjà grimpé dans la téléga, et lui montrant deux corbeaux assis côte à côte sur le toit de l’écurie, il ajouta : Voilà un bon exemple ! ne manque pas de le suivre.

— Que veux-tu dire ? lui demanda Arcade.

— Comment ! je te croyais plus fort que cela en histoire naturelle. Ne sais-tu pas que le corbeau est le plus respectable des oiseaux ? il aime la vie de famille. Prends-le pour modèle ! Adieu, signor !

La téléga s’ébranla et partit.

Bazarof avait dit vrai. Arcade, en causant ce même soir avec Katia avait complétement oublié son maître. Il commençait déjà à se soumettre à elle, et Katia n’en était nullement surprise. Le lendemain il devait se rendre à Marino, auprès de Nikolaï Pétrovitch. Pour ne pas gêner les jeunes gens, que seulement, par convenance, elle ne laissait pas trop longtemps seuls, madame Odintsof éloigna généreusement la princesse, jetée par la nouvelle du prochain mariage dans un état d’irritation larmoyante. Quant à elle-même, Anna Serghéïevna craignit un moment que le spectacle du bonheur des deux jeunes gens ne lui parût un peu pénible ; mais il en fut tout autrement. Au lieu de la fatiguer, ce spectacle l’intéressa et l’attendrit même. Elle en fut à la fois réjouie et attristée.

« Il parait que Bazarof avait raison, se dit-elle, il n’y a en moi que de la curiosité, seulement de la curiosité, et l’amour du repos, et l’égoïsme… »

— Enfants ! dit-elle en forçant sa voix, est-ce que l’amour est un sentiment factice ?

Mais Katia ni Arcade ne comprirent la question. Madame Odintsof leur inspirait une certaine crainte ; la conversation qu’ils avaient fort involontairement entendue ne leur sortait pas de la tête. Au reste elle les tranquillisa bientôt ; et fort naturellement, car elle se tranquillisa elle-même.



  1. Grand lièvre de la Steppe.
  2. Iassen, le nom de cet arbre, en russe, ressemble à ïassni, clair, transparent.
  3. Boisson faite avec de l’orge.
  4. Proverbe russe.