Pères et Enfants/Préface

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Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. i-iv).
Chapitre I  ►

À M. CHARPENTIER

LIBRAIRE-ÉDITEUR



Monsieur,


Le roman que vous allez publier a excité des tempêtes en Russie. Ni les critiques passionnées, ni les calomnies, ni les injures de la presse, rien n’a manqué à son succès, si ce n’est peut-être un mandement pastoral. En Russie, comme ailleurs, on ne dit pas impunément des vérités à ceux qui ne vous en demandent pas. Dans ce petit ouvrage, M. J. Tourguenef s’est montré, comme à son ordinaire, observateur fin et subtil ; mais en prenant pour objet de son étude deux générations de ses compatriotes, il a fait la faute de n’en flatter aucune. Chaque génération trouve le portrait de l’autre fort ressemblant, mais crie que le sien est une caricature.

« Lynx envers nos pareils et taupes envers nous,»


nous ne reconnaissons que les photographies de nos voisins. Les pères ont réclamé, mais les enfants, encore plus susceptibles, ont jeté les hauts cris en se voyant personnifiés dans le positif Bazarof.

Vous savez, monsieur, que depuis longtemps la Russie emprunte à l’Occident ses modes et ses idées : ce sont des modes aussi, bien souvent. La France lui envoie des robes et des rubans, l’Allemagne est en possession de la fournir d’idées. Naguère on pensait à Saint-Pétersbourg d’après Hegel ; présentement, c’est Schopenhauer qui a la vogue. Les adeptes de Schopenhauer prêchent l’action, parlent beaucoup et ne font pas grand’chose, mais l’avenir, disent-ils, leur appartient. Ils ont leurs théories sociales qui effrayent fort les gens de l’ancien régime ; car pour un peu ils vous proposent de faire table rase de toutes les institutions existantes. Au fond, je ne les crois pas dangereux : d’abord parce qu’ils ne sont pas plus méchants que leurs pères, puis ils sont en général paresseux ; enfin, jusqu’à présent, le peuple, seul faiseur de révolutions durables, n’a rien compris à leurs théories, et eux-mêmes n’ont jamais pris la peine de faire son éducation.

À mon avis, cette impartialité de M. Tourguenef est un des mérites de son livre. Il ne s’est pas constitué le juge de la société moderne ; il l’a peinte telle qu’il l’a vue. Sans parti pris, il note ses ridicules, ses travers, ses passions. Il constate que les travers changent, mais que les passions restent les mêmes. En dépit des efforts de tant de philosophes et de réformateurs, le cœur humain n’a pas été modifié depuis le temps où le premier poète, le premier romancier eurent l’heureuse idée d’en faire l’étude. Le socialiste de M. Tourguenef devient amoureux d’une grande dame que sa sauvagerie amuse, et son disciple élevé dans le mépris du mariage épouse une petite provinciale qui le mènera par le bout du nez et le rendra parfaitement heureux.

La traduction, que vous avez bien voulu me communiquer, me paraît fort exacte ; ce n’est pas à dire qu’elle donne une idée complète du style vif et coloré de M. Tourguenef. Traduire du russe en français n’est pas une tâche facile. Le russe est une langue faite pour la poésie, d’une richesse extraordinaire et remarquable surtout par la finesse de ses nuances. Lorsqu’une pareille langue se trouve à la disposition d’un écrivain ingénieux qui se plaît à l’observation et à l’analyse, vous devinez le parti qu’il en peut tirer et les insurmontables difficultés qu’il prépare à son traducteur. Au reste, si les portraits de M. Tourguenef perdent pour nous quelque chose de leur brillant coloris, il leur restera toujours la vérité et la grâce naïve qui caractérisent toute œuvre consciencieuse et d’après nature.

Agréez, etc.

P. Mérimée.