Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/114

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question ; il est homme qui a fait un livre et qui a désiré très vivement être lu et qui était assez intelligent pour comprendre, mieux encore que tout autre chose, les raisons qu’on pouvait avoir de ne le lire point ou de le lire mal : « Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur ont, ou des passions, ou des besoins qui les distraient ou les rendent froids sur les conceptions d’autrui ; personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage. »

Et c’est-à-dire qu’un des ennemis de la lecture, c’est la vie même. La vie n’est pas liseuse, puisqu’elle n’est pas contemplative. L’ambition, l’amour, l’avarice, les haines, particulièrement les haines politiques, les jalousies, les rivalités, les luttes locales, tout ce qui fait la vie agitée et violente, éloigne prodigieusement de l’idée même de lire quelque chose. Millevoye, dans sa jeunesse, était commis de librairie. Son patron le surprit lisant : « Vous lisez, jeune homme ; vous ne serez jamais libraire. » Il avait raison : l’homme qui lit n’a pas de passions ; c’en est la marque ; et il n’aura pas même la passion de son métier, son métier fût-il de vendre des livres.

La plupart des parents n’aiment pas beaucoup le goût de la lecture chez leurs enfants. Chez les petites filles, c’est une menace qu’un jour elles ne lisent des romans ; et vous ne vous trompez pas beaucoup sur ce point ; elles ne liront guère autre chose. Chez les