Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/162

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On a dit que du plus mauvais livre on peut tirer quelque chose de bon et que par conséquent un livre est toujours un ami et un bienfaiteur, et l’on a pu citer en l’appliquant aux livres, cette ligne de Montaigne : « Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant, il faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise ; car tout sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction : à contrôler les grâces et façons d’un chacun il s’engendrera envie des bonnes et mépris des mauvaises. »

Ce n’est pas tout à fait vrai, ou je n’en suis pas tout à fait sûr. Il est plus facile d’être assoté par un sot livre que de le rendre intelligent ou de le faire servir à son intelligence par la façon dont on le lit. Le sot livre impose, étant très souvent goûté par une multitude de gens dont le nombre fait impression sur vous, et l’on ne sait pas le discuter avec la pleine liberté d’esprit que suppose Montaigne, ce qui est la seule condition à laquelle il deviendrait de profit. Donc le livre n’est pas toujours un bienfaiteur ; il n’est pas, quel qu’il soit, encore un bienfaiteur.

Il est très vrai aussi que la lecture devient une passion et que, comme toute passion, elle a de singuliers excès. À un certain degré de violence, elle empêche toute action, elle s’oppose à tout emploi énergique de la vie. Le livre est un moly qui empêche les hommes de devenir bêtes aux mains des Circé ; mais c’est un lotos, aussi, qui paraît une nourriture