Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/21

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pénétrer à nouveau ; l’autre étant heureux des occasions que lui donnait le premier de discuter comme avec Proudhon lui-même et de le terrasser par procuration. Fortunati ambo.

Je crois pourtant que c’est à distance égale ou à peu près de ces deux heureux qu’il faut être et tâcher de se maintenir, pour garder cette liberté d’esprit qui est le bonheur intellectuel véritable. En choses intellectuelles, il ne faut ni abdication ni triomphe. L’abdication est toujours un peu déprimante et le triomphe est toujours vain. Se sentir en face d’un penseur, toujours en lutte courtoise et bienveillante, sentir qu’il a raison et n’en convenir qu’à la dernière extrémité, mais en convenir franchement, sentir qu’il a tort et se savoir gré de le sentir, mais à la dernière extrémité encore et en se disant toujours que, s’il était là, il ne nous laisserait pas peut-être en pleine sécurité de victoire et aurait sans doute quelque redoutable retour offensif ; lui prêter, même en les tirant de lui ou de vous, quelque argument de réserve à vous réduire ou à vous embarrasser : voilà l’exercice qui constituera pour vous une bonne hygiène intellectuelle. Avec les philosophes, la lecture est une escrime où, quelques précautions prises, que nous avons indiquées, l’esprit prend incessamment des forces nouvelles qui peuvent être utiles de toutes sortes de façons et qui, par elles-mêmes et pour le seul plaisir de les posséder, valent qu’on les possède.