Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/44

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il s’est fait une âme de tous les temps, excepté du temps où il est. En effet, ce par quoi les anciens ont survécu, c’est ce qu’ils avaient d’éternel, de très général exprimé dans une forme définitive. Or, cela est de tous les temps, excepté de chacun. Je veux dire qu’à chaque époque l’homme de raison, d’imagination, de sensibilité et de goût y trouve son plaisir, à la condition qu’il ne soit pas dominé par le tour d’imagination, de sensibilité, de goût et de raisonnement qui est particulier à son temps même.

Au XVIe siècle, un humaniste est un homme que le problème religieux, ou plus exactement ce qu’il y a de problèmes dans le sentiment religieux et dans la croyance, ne torture pas ; au XVIIe siècle, « le partisan des anciens » est un homme que la gloire de Louis le Grand, encore qu’elle le touche, n’éblouit point et n’hypnotise pas ; au XVIIIe siècle, l’homme de goût (très rare) est celui qui n’est pas très persuadé que l’univers vient pour la première fois d’ouvrir les yeux à la raison éternelle et que le monde date d’hier, d’aujourd’hui ou plutôt de demain ; au XIXe siècle, le classique, vraiment digne de ce nom, est celui qui n’est pas comme subjugué par les Hugo et les Lamartine et qui s’aperçoit, de tout ce qu’il y a, Dieu merci, de classique dans Hugo, Lamartine et Musset, et qui garde assez de liberté d’esprit pour lire Homère pour Homère lui-même et non pas en tant qu’homme qui annonce Hugo et qui semble quelquefois être son disciple.