Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/19

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prise à l’envers, quand on voit des gens moins offusqués des plus gros blasphèmes contre Jésus-Christ, que de la plus légère plaisanterie sur un pape ou sur un prince, surtout s’ils mangent son pain.

Critiquer les mœurs des hommes sans attaquer personne nominativement, est-ce vraiment mordre ? N’est-ce pas plutôt instruire et conseiller ? Au reste, ne fais-je pas sans cesse ma propre critique ? Une satire qui n’excepte aucun genre de vie ne s’en prend à nul homme en particulier, mais aux vices de tous. Et si quelqu’un se lève et crie qu’on l’a blessé, c’est donc qu’il se reconnaît coupable, ou tout au moins s’avoue inquiet. Dans ce genre, saint Jérôme s’est montré plus libre et plus âpre, et parfois sans épargner les noms. Je me suis abstenu, pour ma part, d’en prononcer un seul, et j’ai tellement modéré mon style que le lecteur intelligent verra sans peine que j’ai cherché à amuser, nullement à déchirer. Je n’ai pas, comme Juvénal, remué l’égout des vices cachés ; je n’ai pas catalogué les hontes, mais les ridicules. S’il reste un obstiné que ces raisons n’apaisent point, je le prie de songer qu’il est honorable d’être attaqué par la Folie, puisque c’est elle que je mets en scène avec tous les traits de son personnage.

Mais pourquoi tant d’explications à un avocat tel que toi, qui plaides en perfection les causes même médiocres ? Je laisse à ta maîtrise le soin de défendre cette Moria qui est ton bien. Adieu, Morus très éloquent !

À la campagne, le 9 juin 1508.