Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/25

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inconnus ; on ne voit aux champs ni asphodèles, ni mauves, ni scilles, lupins ou fèves, ni autres plantes communes ; mais de tous côtés y réjouissent les yeux et les narines le moly, la panacée, le népenthès, la marjolaine, l’ambroisie, le lotus, la rose, la violette, l’hyacinthe, tout le jardin d’Adonis. Naissant dans de telles délices, je n’ai point salué la vie par des larmes, mais tout de suite j’ai ri à ma mère. Je n’envie point au puissant fils de Cronos sa chèvre nourricière, puisque je m’allaitai aux mamelles de deux nymphes très charmantes : l’Ivresse, fille de Bacchus, et l’Ignorance, fille de Pan. Reconnaissez-les ici, dans le groupe de mes compagnes. Je vais vous présenter celles-ci, mais, par ma foi, je ne les nommerai qu’en grec.


IX. — Celle qui a les sourcils froncés, c’est Philautie (l’Amour-propre). Celle que vous voyez rire des yeux et applaudir des mains, c’est Colacie (la Flatterie). Celle qui semble dans un demi-sommeil, c’est Léthé (l’Oubli). Celle qui s’appuie sur les coudes et croise les mains, c’est Misoponie (la Paresse). Celle qui est couronnée de roses et ointe de parfums, c’est Hédonè (la Volupté). Celle dont les yeux errent sans se fixer, c’est Anoia (l’Etourderie). Celle qui est bien en chair et de teint fleuri, c’est Tryphè (la Mollesse). Et voici, parmi ces jeunes femmes, deux dieux : celui de la Bonne Chère et celui du Profond Sommeil. Ce sont là tous mes serviteurs, qui m’aident fidèlement à garder le gouvernement du Monde et à régner, même sur les rois.


X. — Vous connaissez mon origine, mon éducation, ma société. À présent, pour bien établir mes droits au titre divin, je vous révélerai quels avantages je procure aux Dieux et aux hommes, et jusqu’où s’étend mon empire. Ouvrez bien vos oreilles.

On a écrit justement que le propre de la divinité est de soulager les hommes, et c’est à bon droit qu’en l’assemblée des Dieux sont admis ceux qui ont enseigné l’usage du vin, du blé, et les autres ressources de la vie. Pourquoi donc ne pas me reconnaître comme l’Alpha de tous les Dieux, moi qui prodigue tout à tous ?


XI. — Et d’abord, qu’y a-t-il de plus doux, de plus précieux, que la vie elle-même ? Et à qui doit-on qu’elle