Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/31

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de Mercure ! Vulcain, à leur banquet, devenu l’habituel bouffon, arrive en claudiquant, débite ses malices et ses énormités, et toute la table crève de rire. Puis Silène, barbon lascif, leur danse la cordace avec le lourd Polyphème, tandis que le chœur des Nymphes les régale de la gymnopédie. Des Satyres, aux jambes de bouc, leur jouent des farces atellanes. Avec quelque chanson idiote Pan les fait tous pouffer, et ils préfèrent son chant à celui des Muses, surtout à l’heure où le nectar commence à leur monter à la tête. Comment conter ce que font, après le repas, des dieux qui ont bu consciencieusement ? C’est tellement fou que je ne pourrais quelquefois m’empêcher d’en rire. Mais mieux vaut, sur ce point, se taire comme Harpocrate, de peur que quelque dieu Corycéen ne nous écoute révéler des choses que Momus lui-même n’a pu dire impunément.


XVI. — Il est temps, à la façon homérique, de quitter les cieux pour revenir sur terre. Vous n’y trouverez ni joie, ni bonheur, si je ne m’en mêle. Voyez d’abord avec quelle prévoyance Dame Nature, génitrice et fabricante de genre humain, a bien soin de laisser en tout un grain de folie. D’après les Stoïciens, la Sagesse consiste à se faire guider par la raison, la Folie à suivre la mobilité des passions. Pour que la vie des hommes ne fût pas tout à fait triste et maussade, Jupiter leur a donné beaucoup plus de passions que de raison. En quelles proportions ? C’est l’as comparé à la demi-once. En outre, cette raison, il l’a reléguée dans un coin étroit de la tête, abandonnant aux passions le corps tout entier. Enfin, à la raison isolée, il a opposé la violence de deux tyrans : la Colère, qui tient la citadelle de la poitrine avec la source vitale qu’est le cœur, et la concupiscence, dont l’empire s’étend largement jusqu’au bas-ventre. Comment la raison se défend-elle contre ces deux puissances réunies ? L’usage commun des hommes le montre assez. Elle ne peut que crier, jusqu’à s’enrouer, les ordres du devoir. Mais c’est un roi qu’ils envoient se faire pendre, en couvrant sa parole d’injures ; de guerre lasse, il se tait et s’avoue vaincu.


XVII. — L’homme, cependant, étant né pour gouverner les choses, aurait dû recevoir plus qu’une petite once de raison. Jupiter me consulta sur ce point comme sur les autres, et je lui donnai un conseil digne de moi :