Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/47

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les éperons aigus, la captivité de l’écurie, le fouet, le bâton, les brides, le cavalier, enfin tout ce drame d’une servitude qu’il accepte volontairement, lorsque d’un courage tout humain il se donne entièrement à sa vengeance.

Combien est préférable l’existence des mouches et des oiseaux, livrés au hasard et à l’instinct naturel autant que le permet l’embûche des hommes ! Mis en cage par eux et instruits à imiter leur voix, les oiseaux perdent étrangement de leur beauté native. Tant l’emportent sur les défigurations de l’Art les ouvrages de la Nature ! Aussi ne louerai-je jamais assez ce coq qui faisait le Pythagore en ses métamorphoses ! Ayant été tout : philosophe, homme, femme, roi, particulier, poisson, cheval, grenouille, et je crois même éponge, il jugeait que l’homme était le plus calamiteux des animaux, parce que tous acceptent de vivre dans les limites de leur nature, tandis que seul il s’efforce de les franchir.


XXXV. — Encore préférait-il, à beaucoup d’égards, parmi les hommes, les ignorants aux savants et aux puissants. Gryllus encore fut bien plus sensé qu’Ulysse fécond en conseils, quand il aima mieux grogner dans une étable, plutôt que d’affronter avec lui tant de périls. Tel me paraît être l’avis d’Homère, père des fables, qui appelle tous les mortels infortunés et calamiteux, et donne fréquemment à Ulysse, son modèle de sagesse, l’épithète de gémissant, dont il n’use jamais pour Pâris, Ajax ou Achille. Quelle en est la raison ? C’est que le héros adroit et artificieux ne faisait rien sans le conseil de Pallas, et que sa sagesse excessive le détournait absolument de celui de la Nature.

Les vivants qui obéissent à la Sagesse sont de beaucoup les moins heureux. Par une double démence, oubliant qu’ils sont nés hommes, ils veulent s’élever à l’état des Dieux souverains et, à l’exemple des Géants, munis des armes de la science, ils déclarent la guerre à la Nature. À l’inverse, les moins malheureux sont ceux qui se rapprochent le plus de l’animalité et de la stupidité.

Essayons de le faire comprendre, non par des enthymèmes stoïciens, mais par un exemple grossier. Y a-t-il, par les Dieux immortels ! espèce plus heureuse que ces gens qu’on traite vulgairement de toqués, de timbrés ou d’innocents, de très beaux surnoms à mon avis ? L’assertion paraît d’abord insensée, absurde ; elle est