Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/85

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comptant ; comme le sage méprise l’argent, on a soin d’éviter sa compagnie.

Bien que mon éloge soit inépuisable, il est nécessaire pourtant qu’un discours ait une fin. Je vais donc m’arrêter, mais non sans vous montrer brièvement que de grands auteurs m’ont illustrée par leurs écrits et par leurs actes ; après cela, on ne dira pas que je suis seule à m’admirer et les procéduriers ne me reprocheront pas de manquer de textes en ma faveur. Comme eux, d’ailleurs, j’en citerai à tort et à travers.


LXII. — Il est une maxime universellement admise : « Ce que tu n’as pas, fais semblant de l’avoir » ; d’où l’on tire, pour les enfants, le vers que voici : « La plus grande sagesse est de paraître fou. » Vous en concluez déjà quel grand bien est la Folie, puisque son ombre trompeuse et sa seule imitation suffisent à mériter ces doctes éloges. Plus franchement encore s’exprime ce gras et luisant compagnon du troupeau d’Épicure (Horace), quand il vous recommande de mêler de la folie dans vos desseins, bien qu’il ait tort de la vouloir passagère. Il dit ailleurs : « Il est doux de déraisonner à propos », et, ailleurs encore, il aime mieux paraître fou et ignorant que d’être sage et d’enrager. Homère, qui couvre de louanges Télémaque, l’appelle souvent fol enfant, et sans cesse les poèmes tragiques appliquent l’heureuse épithète aux enfants et aux adolescents. Le poème sacré de l’Iliade, que conte-t-il, sinon les folles actions des rois et des peuples ? « Le monde est rempli de fous », dit Cicéron, et ce mot complète mon éloge, puisque le bien le plus répandu est le plus parfait.


LXIII. — De telles autorités sont-elles de peu de poids auprès des chrétiens ? J’étaierai alors mon éloge, je le fonderai, comme disent les doctes, sur le témoignage des Saintes Écritures. Que les théologiens me le pardonnent, la tâche est difficile, et ce serait le cas de faire de nouveau venir les Muses de l’Hélicon ; mais quel grand voyage pour un objet qui ne les concerne guère ! Il me conviendrait mieux, sans doute, puisque je fais la théologienne et m’aventure parmi ces épines, d’évoquer en mon sein, du fond de sa Sorbonne, l’âme de Scot. Plus épineuse que le porc-épic et le hérisson, elle s’en retournera ensuite où elle voudra, « chez les corbeaux », s’il lui plaît. Que ne puis-je changer aussi de visage et