Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/61

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homme, femme, roi, simple particulier, poisson, cheval, grenouille, éponge même, si je ne me trompe, et qui après avoir tout vu, n’en retint pour seule certitude, que de tous les animaux l’homme était le plus mal partagé, parce que les autres se contentent de leur sort, tandis que lui ne cherche qu’à franchir les limites que la nature a tracées à ses facultés. Ce même philosophe ne cachait pas sa préférence pour les ignorants et les idiots ; pour lui, Grillus, lorsque Circé l’eut changé en porc, avait été plus avisé que l’astucieux Ulysse lui-même, puisqu’il avait mieux aimé continuer à grogner tranquillement à l’étable que d’aller avec le héros d’Ithaque courir de nouveaux dangers. Homère, le père des fables, semble partager cette opinion. Il appelle sans cesse les hommes malheureux et infortunés, il ne marchande pas l’épithète de lamentable à Ulysse, qu’il nous donne pourtant comme le type de la sagesse. Cette même épithète, jamais il ne la donne aux Achille, aux Ajax, aux Pâris, qui tous ont l’honneur d’être fous. Et pourquoi, s’il vous plaît, cette différence ? Pourquoi ? c’est qu’Ulysse, si fertile en ruses, ne faisait rien sans Minerve, et que, trop sage, il ne s’abandonnait pas assez à la nature.

Je le répète, les hommes s’éloignent d’autant plus du bonheur qu’ils possèdent plus de sagesse, et, deux fois fous alors, ils oublient leur condition d’hommes, pour entasser leurs sciences les unes sur les autres, et vouloir détrôner les dieux à l’exemple des Titans ; d’où il faut conclure que les moins malheureux