Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/81

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Ce rustre mange son morceau de lard rance ; vous avez peine à en supporter l’odeur ; mais lui s’imagine qu’il déguste l’ambroisie ; que lui importe au fond la vérité ? Au rebours, la vue d’un esturgeon donne des nausées à cet autre ; ce poisson, malgré l’estime dont il jouit chez les gourmets, pourra-t-il être pour quelque chose dans son bonheur ? Une femme laide à faire peur paraît à son mari aussi belle que Vénus, en aurait-il plus si elle était véritablement belle à ce point ? Un quidam possède certain méchant tableau et le prend pour un Zeuxis ou un Apelles ; il ne cesse de le regarder, de l’admirer ; ne voilà-t-il pas un homme tout aussi content que le connaisseur qui aura payé au poids de l’or un tableau véritable de ces maîtres, et qui peut-être y trouvera moins de plaisir ? J’ai connu certain personnage (il porte presque mon nom) qui donna de fausses pierreries à sa nouvelle épouse. Comme il aimait la plaisanterie, il s’amusa à lui faire croire qu’elles étaient fines et d’un prix inestimable. En quoi cela, je vous prie, a-t-il touché cette jeune femme, puisque ces petits morceaux de verre charmaient ses yeux et son esprit, et qu’elle les conservait avec soin, comme s’ils eussent été un véritable trésor ? Pour le mari, il y gagnait une grande économie et jouissait, par-dessus le marché, du plaisir de tromper sa femme, qui avait pour lui la même reconnaissance que s’il avait dépensé pour elle une somme fabuleuse.

Trouvez-vous donc qu’il y avait déjà tant de différence entre ceux qui, dans l’antre de Platon, se laissent fasciner par les ombres et