Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/18

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t’appelle ; tu te fies en ta froideur, tu te reposes en ta faiblesse, tu te nourris de conseils importuns, tu te berces de vérités désagréables qui te rassurent ; et, dans ton erreur raisonnée, tu penses que ta route sera sans abîmes parce que tu la sais sans prestige. Pauvre amitié, la plus amère des déceptions ! Edgar ne connaît déjà plus tes pures et entières jouissances ; il transige avec sa foi, il économise les épreuves ; et tandis qu’il croit s’abandonner aux charmes d’un discours affectueux de son ami, une prudence voilée veille à ses réponses ; la défiance travaille sourdement sa pensée, il met à part les projets dont il ne lui parlera pas, les petites aventures qu’il se promet de lui cacher, et qu’autrefois il lui eût confié de plein cœur. Enfin le doute, l’affreux doute était venu se placer entre eux comme un espion implacable, et les deux amis, sans se rendre compte de leur malaise, ressemblaient à ces prisonniers condamnés à ne recevoir de visites qu’accompagnés d’un geôlier, et qui s’étonnent de ne pouvoir soutenir la conversation avec leurs meilleurs amis.

— Que vois-je, il est six heures ! s’écria M. Narvaux en passant devant l’horloge des Tuileries. Je suis en retard, je dîne chez mon oncle le ministre, et je vous quitte.

— Je te verrai demain, reprit M. de Fontvenel.

— Où donc ?

— Au bal, chez l’ambassadrice de ***.

— Quelle question ! répond Frédéric d’un air important et presque indigné. Tu sais bien que je ne puis y aller.

Il donnait à entendre par ce ton décidé que sa position politique l’empêchait de se permettre un tel plaisir.

Edgar, impatienté de cette grossière minauderie, tira brusquement son lorgnon, et vit clairement que cet obstacle politique si grave, qui forçait M. Narvaux à dédaigner ce grand bal, n’était autre chose qu’un billet d’invitation quémandé depuis quinze jours, et qu’on n’avait point encore obtenu. Un sourire moqueur suivit cette découverte. Frédéric s’éloigna.

Resté seul avec M. de Fontvenel, et tenant entre ses mains ce miroir funeste où la vérité se réfléchit, Edgar ne put résister à la tentation de regarder son ami. Il était d’ailleurs excité par cette indignation vindicative, ce mépris agitant qu’inspire la