Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/84

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digne de remarque que cette désharmonie entre trois hommes d’un âge raisonnable habitant la même maison, et qui tous avaient exercé des emplois honorables, comparée à ce subit accord de deux jeunes gens que la différence de leur fortune et de leur condition semblait devoir séparer.

M. de Lorville, qui sentait ce jeune homme au même rang que lui, commençait à croire que l’égalité était chose possible, et rêvait aux moyens, aux chances de la voir s’établir un jour partout. Ayant retrouvé le propriétaire au bas de l’escalier, il le suivit dans le jardin ; et, après s’être promené un moment, ils sortirent tous deux par une petite porte qui donnait sur une rue paisible. Edgar s’apprêtait à s’éloigner, croyant les observations de la journée terminées, lorsqu’il aperçut, à quelque distance de là, un savetier dont l’échoppe modeste s’abritait et s’appuyait sur le mur épais du jardin. L’air de mauvaise humeur du brave homme attira son attention, et il voulut savoir pourquoi cet ouvrier d’un état si casanier, si tranquille, paraissait alors si vivement irrité, et menaçait du poing une grosse et belle fille, qu’on reconnaissait pour une marchande de fruits à son éventaire chargé de pêches et de poires. S’étant approché d’eux, il entendit ces mots :

— Je te le dis, moi, Vergénie, que tu ne seras pas sa femme ; que je ne veux pas pour gendre d’un joueux d’orgues, d’un vagabond qui n’a pas de domicile ! que la fille d’un homme qui est en boutique ne peus être l’épouse d’un ixtrion, d’un paladin qui montre la lanterne magique, à qui veut, qui voudra ? je te le jure, moi, vrai comme je m’appelle Grichard, vrai comme voilà une botte, tu ne l’épouseras pas !

Et le savetier, enflammé d’une juste colère et pénétré de la dignité de son état, élevait au ciel son noble ouvrage, cette belle ruine qu’il réparait, comme un auguste témoignage du serment qu’il venait de proférer.

— Ah ! ceci est par trop fort, dit M. de Lorville en éclatant de rire ; adieu mes beaux rêves d’égalité ! Qu’est-ce donc que nos grands philosophes entendent par ce mot ? comment le définir ? ne serait-ce pas ainsi : Mépriser tout ce qui est au-dessous de soi, et ne reconnaître d’égaux que ses supérieurs ?

Depuis ce jour, Edgar ne passa point devant cette maison