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INTRODUCTION

Pourquoi donc cette femme, si spirituelle, si amusante, est-elle maintenant toujours triste et inquiète ? — Parce qu’elle est aimée.

Pourquoi donc cette autre jeune femme, qui était si élégante, si coquette, qui donnait la mode, qu’on voyait briller dans toutes les fêtes, cachée maintenant sous de longs voiles, sous de lourdes étoffes, est-elle froide et maussade pour tout le monde ? — Parce qu’elle est aimée.

Pourquoi cette femme, dont la voix est si belle et qui chantait si bien, ne chante-t-elle plus ? — Parce qu’elle est aimée… et cependant c’est pour sa voix qu’on l’a aimée.

Pourquoi cette femme, qui écrivait des pages si pleines de feu et dont l’imagination était si fertile, n’écrit-elle plus ni drames ni romans ? — Parce qu’elle est aimée, et que l’amour, qui est jaloux de ses poétiques pensées, ne lui permet aucunes rivales chimères, parce qu’il a la prétention de réaliser tous ses rêves, et qu’il est envieux de toutes ses créations.

Consentir à être aimée, c’est abdiquer, c’est perdre son libre arbitre, c’est anéantir son individualité.

« L’amour embellit la vie ; quand on aime, le ciel semble plus beau, l’onde a plus de fraîcheur, le soleil a plus d’éclat, les oiseaux ont un plus doux ramage. »

Où donc les poètes ont-ils trouvé cela ? Quand on aime, au contraire, on ne voit que l’objet aimé ; s’il n’est pas là, on ne voit rien, on n’entend rien, on le regrette et on l’attend ; s’il est là, on ne voit que lui, on ne pense qu’à lui, et peu importe alors vraiment que le ciel soit pur, que l’onde soit claire et que les oiseaux chantent bien !

N’est-ce pas, au contraire, l’amour qui vient lui seul gâter tous les autres plaisirs ? Croyez-vous, par exemple, que deux êtres qui s’aiment, le jour où ils sont mécontents l’un de l’autre — et plus on s’aime et plus on est facile à mécontenter — soient très-sensibles aux beautés d’un site agréable et champêtre ? Croyez-vous que le dilettante, jadis le plus passionné, écoute avec le même délire son air favori, quand une pensée jalouse le préoccupe ? Croyez-vous qu’une femme s’amuse d’une conversation spirituelle, quand celui qu’elle aime n’y veut point prendre part ? Est-il une admiration que l’amour permette ?