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LE VICOMTE DE LAUNAY.

LETTRE DIX-NEUVIÈME.

Légèreté française. — Constance de la mode.
19 juillet 1837.

Quel est le flatteur qui le premier a osé dire que les Français étaient un peuple léger ? Nous, légers ! mais il n’existe pas de peuple plus grave, plus routinier que nous, plus maniaque. Or rien n’est moins léger qu’une manie ; car on peut vaincre quelquefois une passion, mais on ne triomphe jamais d’une manie. Nous, légers ! et pourquoi nous dit-on légers ? parce que nous nous occupons de choses frivoles ? mais si nous nous en occupons sérieusement, ce n’est plus de la légèreté. Un caractère léger est celui qui n’attache d’importance à rien ; nous, au contraire, nous attachons de l’importance à… rien. Qu’on nous permette de jouer ainsi sur les mots, qu’on nous permette aussi cette image pour dépeindre la légèreté française ; nous ne dirons point : C’est un papillon sur une fleur, une mouche sur une plume, un enfant sur une balançoire, une hirondelle sur une girouette, c’est-à-dire un poids insensible sur un corps léger ; nous dirons : La légèreté française, c’est un gros homme en tilbury, c’est-à-dire un poids énorme sur un corps fragile qui ne mérite pas de le porter ; un prix exorbitant sur une chose sans valeur ; une sérieuse application à des niaiseries, de la gravité dans les choses futiles, un grand zèle pour des inutilités. L’esprit français est léger, cela est vrai, mais l’esprit est léger partout ; quand un Français a de l’esprit, il s’exprime avec finesse, avec grâce, il est ingénieux et grave, profond et malin, sage et fou, c’est-à-dire que sa pensée a toutes les conditions de l’esprit ; mais un étranger spirituel est aimable de la même manière. Michel Cervantes, qui n’était pas Français, avait dans l’esprit toutes ces qualités-là ; d’ailleurs la légèreté de l’esprit n’a rien de commun avec la légèreté de caractère, et c’est celle-là que nous n’avons pas et que nous n’avons jamais eue. On dit : Le Français léger meurt en riant. Eh mais ! nous n’appelons pas cela de la légèreté : c’est du courage, c’est de la foi, c’est de l’espérance, c’est une sublime philosophie ; c’est le beau côté du caractère français.