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LETTRES PARISIENNES (1837).

je vous ai trouvées tout à l’heure, mesdames, bien absorbées par vos lectures. J’ai bonne idée des auteurs qui peuvent vous captiver ainsi. — Oh ! moi, je lis un livre admirable, s’écria la grosse cousine, les Souvenirs du duc de Vicence, par madame de Sor. C’est plein d’intérêt, de vérité. Voici un trait de soldat qu’on ne peut lire sans avoir les larmes aux yeux. J’en étais là quand vous êtes arrivé : « L’empereur s’approche d’un maréchal des logis à la mine rébarbative : — Tu as servi en Égypte ?

» — Je m’en flatte, répondit-il en se redressant fièrement. Vous ressouvenez-vous d’Aboukir ? il faisait rudement chaud aussi là.

» — Tu n’es pas décoré ?

» — Ça viendra, dit-il d’un ton bourru.

» — C’est venu, je te donne la croix.

» Le pauvre diable, stupéfait de bonheur, attache sur l’empereur un regard dont on ne peut peindre l’expression, des larmes coulent sur sa noble figure balafrée. — Je me ferai tuer aujourd’hui pour lui, c’est sûr, balbutie-t-il dans son ivresse. Il saisit un pan de la fameuse redingote grise, en déchire avec les dents un morceau, qu’il passe à sa boutonnière : — En attendant la rouge, notre empereur !

» L’empereur, ému, lança son cheval au galop. »

— Ma cousine, dit la jeune femme, vous me citez à chaque instant un passage de ces mémoires ; quand je les lirai, je ne trouverai plus rien, de nouveau. Moi, je suis très en retard, j’en suis encore aux Voix intérieures, de Victor Hugo. Oh ! que j’aime ces jolis vers à ses enfants, qui ont jeté au feu une de ses odes, et qu’il est si malheureux d’avoir grondés. Quelle charmante poésie ! Vous aimez les grands beaux vers, vous ; moi je préfère ceux-là. Mais que lit donc mon oncle, lui qui ne parle pas ? — Je lis le récit du duel de Jollivet, dans les Impressions de voyage de votre M. Dumas. Ma foi, c’est bien conté ; je n’aime pas les romantiques, mais il y a du vrai là dedans. Ce commis voyageur est parfait. — Eh bien, mon cousin nous empêche de commencer ce volume depuis deux jours ! il dit que c’est l’histoire de Guillaume Tell, et qu’il l’a déjà vue a l’Opéra. Là-dessus il nous chante le grand air de Duprez : Asile héréditaire, et on ne peut plus le faire lire.