Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
254
LE VICOMTE DE LAUNAY.

voile transparent que jette entre les saules la nymphe qui se baigne, nuage mystérieux, complice discret qui protège chaque soir, depuis l’éternité, l’éternel amour de l’onde et du rivage ! non, ce n’est plus cela : c’est une nappe humide, épaisse, lourde et grasse, pâle et noire, c’est une pluie pénétrante et perfide, une rosée d’encre et de suie, c’est un brouillard enfin ; mais un brouillard d’ordre composite, d’un style effrayant, c’est une macédoine infâme de tous les miasmes que l’on redoute, c’est la chaîne de vapeurs et de fumée qui marie les pavés aux toits, c’est l’union monstrueuse, fatale, des soupirs de la cheminée et de l’haleine des égouts… Ô Paris ! Paris !

Et des milliers d’hommes vivent, s’agitent, se pressent dans ces ténèbres liquides, comme des reptiles dans un marais ; et ce bruit sale et pauvre, ce clapotement de pas dans la boue vous poursuit de tous côtés ; et l’on marche dans l’ombre sans lanterne, sous prétexte qu’il est midi, et l’on reconnaît son chemin ! Alors on rentre en sa demeure, où le brouillard entre avec vous. Il s’introduit en fraude dans toutes les chambres, mais dans le vestibule il s’établit de droit ; l’escalier lui appartient aussi ; il lutte de fraîcheur avec la cave. La rampe est moite. Les marches mouillées gardent l’empreinte de vos pas ; les murs sont tout en pleurs, des ruisseaux de larmes grisâtres ravinent la poussière des lambris comme les cascades d’un orage sillonnent le sable des coteaux. Quoi ! c’est ici qu’il nous faut vivre !… Ô Paris ! Paris !

Naguère un horizon si vaste s’étendait devant nous ! Que nos regards étaient ravis ! que d’espace ! Comme nous respirions avec confiance ! l’air était si pur, le ciel si haut ! Là, tous les aspects étaient nobles ; là, tous les bruits étaient majestueux. Ah ! ces belles avenues de chênes valaient bien vos longues allées de maisons. Les plaintes du vent dans les feuilles, la voix des écluses béantes valaient bien les cris de vos ramoneurs, le roulement de vos fiacres, de vos dames blanches, de vos augustines, de vos omnibus ! Qui nous rendra ces doux moments ? Quand reverrons-nous nos montagnes ? car nous avons le droit de dire nos montagnes, une partie de ce charmant pays est à nous. Vrai, nous sommes très-riche là-bas. Nous y possédons, non pas une terre, fi donc ! mais cent