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LETTRES PARISIENNES (1838).

la passion ; mais il n’aime ainsi qu’une heure. Cette tendresse, si noble au fond de son âme, ne s’exprime, hélas ! que dans son misérable langage ; ce foyer si brûlant ne jette qu’une flamme décolorée ; il aime comme un héros de roman, et il agit comme un monstre méprisable, parce qu’il ne sait pas comment on agit dans les nobles choses, parce que ses habitudes d’idiot sont plus fortes que son instinct de générosité ; parce que, nous le disions tout à l’heure, une éducation pernicieuse a souillé son cœur ; et cette passion si belle, si véritable, si puissante, ne se trahit que par une touchante humilité. Pauvre monstre ! il n’imagine rien de plus beau, pour séduire la femme qu’il aime, que de lui amener son rival. Nourri d’humiliations, pour prouver sa tendresse, il s’humilie ; l’abnégation servile pour lui, c’est le dévouement ; et puis quand la passion devient trop forte, quand il veut à tout prix en avoir raison, stupide, il s’y abandonne avec sa brutalité de monstre, et le feu sacré caché dans son âme, qu’une heure d’amour avait fait revivre, s’éteint dans l’horreur et le dégoût.

Le Roi s’amuse nous offre la même étude. Triboulet, homme dégradé par le rire, s’ennoblit une heure à l’aspect de sa fille déshonorée. Le rayon divin jaillit encore de l’être abject. Le bouffon se transforme ; l’amour paternel lui révèle toutes les délicatesses du cœur ; quelques degrés de plus, il serait Virginius ; mais il retombe, et ce n’est plus que Triboulet. Voyez Marion Delorme : même miracle, même subite transformation ; un moment elle comprend la honte, elle apprend à pleurer, à rougir ; une heure elle aime comme Héloïse, elle parle comme Aménaïde… mais sitôt que les grandes terreurs l’éprouvent, elle redevient Marion ; l’affreuse tradition est plus forte qu’elle ; voulant sauver celui qu’elle aime, elle se livre au bourreau, sans comprendre que pour Didier il valait cent fois mieux mourir que d’être sauvé ainsi.

Voyez encore Lucrèce Borgia : elle n’est pas une fille du peuple, elle n’est point difforme, l’humiliation n’a point flétri son cœur ; mais elle est née dans le crime, mais elle a été élevée dans le crime. Dès son enfance, on lui a enseigné à composer des poisons, comme on apprend aux jeunes Anglaises à faire le thé. Aussi, le jour où un beau sentiment l’inspire,