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LE VICOMTE DE LAUNAY.

rituel et sublime, noble et naïf, cela ne nous est pas possible. Les Confessions de Rousseau peuvent seules vous faire comprendre le parti qu’un écrivain de génie sait tirer des aventures les plus vulgaires de la vie privée, avec la différence cependant qui doit exister entre les mémoires d’un Ruy Blas et ceux d’un ambassadeur. Il doit y avoir encore une autre différence. M. de Chateaubriand, en écrivant ses confessions, a un grand avantage sur Jean-Jacques : M. de Chateaubriand était célèbre dès l’âge de vingt ans. Bien jeune, il sentait déjà qu’il écrirait un jour ses Mémoires, il agissait vaguement avec cette arrière-pensée ; et cette pensée-là pourrait servir de conscience au besoin ; elle gêne pour faire le mal ; on se défie des actions qu’on n’aimerait pas à raconter. Ah ! si Jean-Jacques avait eu ainsi le secret de son avenir, il se serait épargné plus d’un remords ; il aurait vécu tout autrement, il aurait eu des égards pour sa plume, et, moins libre dans ses actions, il se serait refusé bien des chapitres…

Maintenant, nous allons vous dire ce que c’est qu’un jaunting car. Quel dommage que nous ne sachions pas dessiner ! Une invention pareille est difficile à expliquer avec des phrases. Figurez-vous une immense table carrée longue, posée en travers sur quatre roues et traînée par un cheval. À l’un des bouts de cette table est assis le domestique, les pieds suspendus dans l’espace ; à l’autre bout est placé le maître ; ils se tournent le dos, ils se boudent comme les amants de Molière. Cependant le maître fait des avances, c’est évident ; pour conduire le cheval, il se contourne de la façon la plus affreuse ; vous comprenez : il est assis de profil dans la voiture et il faut qu’il mène de face ; alors il se penche gracieusement comme un fleuve sur son urne, ou comme un joueur de billard qui a un coup difficile à exécuter. Sa situation est déplorable, elle contraste avec celle du groom, qui se laisse conduire de côté avec une grande insouciance, et qui, les bras croisés, regarde tranquillement ce qui se passe dans le fond des boutiques. Les badauds du boulevard s’amusent fort de cette singulière façon de voyager ; mais aussi, quelle idée de faire un tilbury parisien d’une voiture de transport qui ne sert en Angleterre que pour aller à la campagne !