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LETTRES PARISIENNES (1838).

deux ménages quand on habitait en même temps deux pays… Non vraiment, il ne voyait rien de criminel à cela ; bien mieux, il se serait battu pour prouver qu’il avait raison, et il aurait donné des coups de fouet à l’insolent qui l’aurait traité de bigame. Cependant, le mystère qu’il faisait de sa situation aurait dû l’éclairer sur ce qu’il devait penser de sa conduite ; mais il savait répondre à tout. « Je cache cela à cause de ces femmes, se disait-il, qui ne comprendraient pas ; les femmes ont là-dessus des idées si folles !… » Un jour pourtant il commit une imprudence, une très-grande imprudence ! Un de ses amis de Strasbourg étant à Paris, il l’amena dîner chez lui ; l’ami prit Caroline pour une sœur ; il lui parla avec enthousiasme de la belle Alsacienne aux yeux bleus, et des beaux enfants de Strasbourg ; il raconta le jour de la noce et se vanta d’avoir été l’un des témoins. Caroline, en véritable Parisienne, savait son Code civil par cœur. D’abord elle s’indigna, mais elle était mère : l’aîné de ses fils avait treize ans. Elle pressentit un procès scandaleux, une condamnation infamante, un nom taché, et l’avenir de ses deux fils perdu ; elle entrevit le bagne avec horreur ; elle comprit qu’ayant été épousée la première, elle était la seule femme légitime et que cet avantage lui donnait de l’autorité pour agir. Son parti fut bientôt pris : elle prétexta un voyage indispensable, une parente la réclamait, il lui fallait quitter Paris pendant une semaine au moins ; elle dit adieu à son mari, puis elle courut à Strasbourg. Elle alla voir Toinette et lui conta toute la vérité. Toinette pleurait, elle ne voulait rien entendre, elle s’écriait avec douleur : « Il nous a trompées, le monstre ! il faut nous venger ; avoir deux femmes, c’est affreux ! — Sans doute, reprit Caroline impatientée ; mais si vous criez si fort, il y aura deux veuves, et ce sera plus triste encore ; il sera pendu ! nos enfants mourront de faim. » Ces mots furent magiques : « Vous l’aimez, dit Caroline. — Oh ! oui, je l’aimais trop ; mais maintenant… — Maintenant, il faut lui pardonner ; je lui pardonne bien, moi qu’il a trompée pour vous. Soyez donc comme moi généreuse, et entendons-nous pour le sauver. » Et ces deux femmes signèrent un pacte sublime. La justice ignora leur sort, et leur mari lui-même n’apprit que son secret avait été dévoilé et ne connut leur en-