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LE VICOMTE DE LAUNAY.

stance donne chaque année un nom nouveau. Plus de rubans, chers ouvriers, croisez-vous les bras et promenez-vous sur votre beau chemin de fer : vous êtes de grands citoyens.

Mais puisque nous supprimons le velours, le satin, le reps, le pékin, etc., etc., les manufactures de Lyon et les rubans de Saint-Étienne, ne pourrions-nous aussi rendre la liberté aux vers à soie ? Les malheureux ! on les étouffe, on les maintient sans pitié dans une température qui est devenue proverbiale pour exprimer une chaleur on ne saurait plus désagréable. Leur sort est vraiment affreux : pauvre reptile, notre luxe implacable te faisait prisonnier ; bénis ce grand siècle d’égalité qui va te rendre à toi-même. Le premier siècle de l’ère vulgaire a vu l’affranchissement de la femme, le douzième siècle a vu l’affranchissement de l’esclave, le dix-huitième a vu l’affranchissement du serf ; le dix-neuvième siècle est destiné à voir l’affranchissement du ver à soie. Mais un scrupule nous arrête : que fera cet intéressant reptile de sa subite indépendance ? n’en serait-il pas d’abord épouvanté ? Passer sans transition de l’esclavage éternel à l’état de ver libre (qu’on nous pardonne cet affreux calembour né de la situation), vivre depuis la renaissance du monde dans l’air étouffé de la servitude, et respirer tout à coup l’air enivrant de la liberté, n’est-ce pas un changement trop brusque pour un être si délicat ? et puis, que fera-t-on de lui quand il sera délivré ? car, il faut être raisonnable, on n’émancipe pas ainsi toute une population de chenilles sans s’inquiéter de son sort ; nous ne voulons plus de la soie, bien, mais alors quel emploi donnerons-nous au ver qui la produit ? en ferons-nous un citoyen ? lui donnerons-nous des droits politiques ? Il n’en voudrait pas. Le cas est difficile. Nous tâcherons de lui trouver quelque place de papillon dans les jardins royaux, ou bien nous le ferons nommer hanneton dans les forêts du gouvernement.

Oui, plus nous y songeons et plus ce système d’économie nous présente d’améliorations. Que de choses ruineuses vont disparaître, grâce à lui ! La parure étant ainsi par le fait d’une égalité généreuse, la parure étant complètement abolie, à quoi serviraient les glaces, les toilettes, les miroirs, les psychés, qui l’encourageaient par leur coupable assistance ?