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LETTRES PARISIENNES (1838).

placé dans le monde, que je puis aller le matin chez une duchesse fait comme un voleur… » En revanche, la maîtresse de la maison est charmante. Il faut rendre aux femmes cette justice, qu’elles ne font jamais de la laideur une distinction et qu’elles n’ont jamais fait consister l’élégance à paraître à leur désavantage. La femme qui vous reçoit est donc mise dans le dernier goût. Un superbe bonnet de dentelles cache ses blonds cheveux, elle porte une douillette de gros de Naples façonné, garnie d’une ruche découpée (plus connue sous le nom de chicorée) ; ses bas à jour sont d’une finesse merveilleuse, ses souliers sont irréprochables, on devine qu’ils sont signés Gros ou Muller ; ses manchettes de Valenciennes sont d’une coquetterie irrésistible. Tout en elle est soin et recherche ; la fraîcheur de sa parure semble une épigramme contre la négligence de la vôtre ; on ne comprend pas que cette femme si élégante ait fait tant de frais pour recevoir ce monsieur-là. Et le soir, vraiment, la différence est encore plus grande. Les jeunes gens ne portent plus de bas pour aller dans le monde ; cependant, comme ils n’osent pas encore s’y présenter en bottes, ils ont imaginé d’y venir en brodequins, comme des écoliers. Nous sommes dans le siècle du juste milieu ; et c’est fort bien trouvé. Entre les souliers et les bottes, le brodequin est le juste milieu. Ces hommes si pauvrement vêtus sont entourés de femmes éblouissantes de bijoux, de diamants ; ce sont des diadèmes, des couronnes, des fleurs en rubis, des agrafes en émeraudes, des opales, des turquoises, des perles de toute beauté. Il est impossible de croire que ces êtres si différemment costumés soient du même pays et de la même société ; et, pourtant, tout cela cause et gazouille ensemble ; et quelle singulière conversation ! quel conflit de toutes choses ! quel mélange inexplicable de prévision et d’insouciance, ou plutôt de pressentiment et d’apathie !… « Est-ce que, vous aussi, vous croyez à une révolution, monsieur de P… ? dit une charmante princesse en déployant son éventail. — Certainement, madame ; et j’espère bien que nous en aurons une plus tôt qu’on ne pense. — Que dites-vous, monsieur ? vous me faites frémir ! — Auriez-vous donc peur d’une révolution qui ramènerait ce qu’on désire ?… — Non ; mais il y aura de cruels moments à passer.