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LE VICOMTE DE LAUNAY.

venir. À chaque changement de décoration, le pauvre Abyssin frissonnait : cette maison géante, qui devient naine en un clin d’œil, qui perd subitement ses trois étages ; cette lanterne qui se multiplie par miracle ; cet homme que l’on découpe en morceaux et qui ne s’en porte que mieux un moment après ; toutes ces choses, déjà surprenantes pour nous, étaient pour lui si mystérieusement terribles qu’il n’a pu y tenir, il a poussé des cris d’horreur, et M. d’Abadie a été contraint de l’emmener. Dans un an, ce jeune sauvage aura vu de près ces mensonges d’optique, ces faux prodiges qui l’épouvantent ; il saura comment, sur un théâtre, on imite la foudre, l’éclair, la lueur de l’incendie, la fureur des flots ; comment on singe la douleur, la joie, l’ivresse, la folie et les angoisses de la mort ; alors, loin de s’effrayer de ce spectacle comme d’une vérité menaçante, il s’en amusera et n’y verra plus que des fictions agréables inventées pour l’attirer. Ainsi, aux fictions agréables du journalisme, nous voulons initier l’abonné, qui est de sa nature assez Abyssin ; nous voulons lui apprendre comment, dans les coulisses de ce théâtre, on soulève la tempête populaire, on imite les gémissements de l’opprimé, comment on singe le patriotisme, le désintéressement et la vertu ; afin que lui aussi devienne un spectateur indifférent, amusé par des parades périodiques, au lieu d’être à ses dépens l’instrument involontaire de toutes les ambitions subalternes. Il est temps de répandre les véritables lumières et d’empêcher ce bon peuple de France, si intelligent et si courageux, d’être, malgré lui, métamorphosé en une population de gobe-mouches abyssins qu’exploitent au profit de leur haine et quelquefois de leurs amours les tartuffes de la liberté.

Gloire à l’honorable poëte qui vient de s’insurger contre le tyran ! M. de Chateaubriand avait combattu l’empereur, M. de Lamartine vient d’attaquer le roi du jour ; et il a raison de dire : « Le courage est là. » Ah ! si tous nos hommes de talent avaient la même indépendance, le pays serait bientôt délivré… mais ils ont peur ! Cela est étrange ; quand on a toute la force du génie, quand on appartient déjà à la postérité, comment ose-t-on avoir peur !