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LETTRES PARISIENNES (1839).

lances d’avance, ou plutôt nous allons les faire scier très-proprement en trois ou quatre endroits ; puis on recollera les morceaux, et l’on cachera les jointures sous des bandes de papier peint de la couleur du bois. » Ils dirent, et leurs lances brisées paisiblement et avec intelligence furent raccommodées aussitôt par un discret écuyer. Mais les vainqueurs, assurés contre les blessures et les revers, ne s’étaient pas fait assurer contre la pluie et le mauvais esprit de leurs coursiers. L’eau qui tombait en abondance avait décollé le papier trempé, et les chevaux, qui ruaient sans cesse, dans leurs brusques mouvements imprimaient aux bras des chevaliers des secousses fatales aux raccommodages de leurs lances. À chaque ruade, un des morceaux se détachait et tombait honteusement dans l’arène, aux applaudissements ironiques des spectateurs. Quand les chevaliers en vinrent à s’attaquer, il ne leur restait plus qu’un tronçon dépareillé dans la main. Leurs lances pipées s’étaient brisées en détail au lieu de se briser en éclats.

Les courses d’hier au Champ de Mars ont été fort brillantes ; tous les vrais amateurs de chevaux y assistaient. La troupe Franconi et Jolibois s’y faisait remarquer. Mesdames Cuzent et Camille étaient en calèche découverte ; Auriol était en tilbury, conduit par le fameux cheval si heureusement apprivoisé, qui agite la sonnette comme un président de Chambre, qui boit du vin par rasades comme un garde champêtre, qui dîne à table avec une serviette attachée autour du cou comme un enfant bien élevé. Ce qui nous étonne, c’est qu’un cheval qui sait faire tout cela sache aussi traîner un tilbury. Il est, de plus, galant comme un marquis… comme un marquis d’autrefois. Une jeune étrangère, une Américaine, ayant laissé tomber son mouchoir, le cheval empressé s’est précipité pour le relever et le lui a rendu avec beaucoup de grâce : « Merci, monsieur, » a dit la jeune fille sans lever les yeux.

Nous avons accusé, il y a quelque temps, les plaisanteries d’Auriol d’être un peu monotones ; nous lui devons la justice de dire qu’il les varie maintenant délicieusement. Il a une manière de jeter des poids de cinquante livres sur la tête des spectateurs qui est tout à fait agréable ; l’illusion est complète, on se croit mort. Un cri d’effroi retentit dans toute la salle.