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LETTRES PARISIENNES (1839).

faut des années ; et encore n’est-on pas certain de réussir. Laissez-les venir, sans crainte, ils ne sont pas si dangereux que vous le croyez ; ils ne veulent rien détruire, on les calomnie : votre magnifique hôtel, monsieur le duc, ils ne veulent point le brûler, ils veulent seulement l’habiter ; votre excellent cuisinier, monsieur l’ambassadeur, ils ne veulent pas en faire un homme libre, ils veulent seulement vous le prendre et goûter aussi de ses plats ; vos immenses terres si bien cultivées, monsieur le marquis, ils veulent qu’on les divise, mais c’est sans intentions mauvaises ; ils comprennent mieux qu’on ne le suppose les droits de possession, et s’ils veulent que l’on partage, rassurez-vous, c’est pour avoir ce qui leur manque.

Ô candides républicains de la province ! venez donc un peu visiter vos coryphées de Paris ; car nous vous rendons justice, à vous : la passion du luxe n’est pas votre faiblesse, vos chandelles mélancoliques, vos mouchettes toujours actives, prouvent assez que le progrès des lumières est tout intellectuel chez vous. Le besoin de l’égalité est un de vos rêves, mais le besoin du luxe vous tourmente peu. Venez un jour contempler vos chefs au sein de leur opulence, allez voir dans toute leur gloire les grands hommes de votre parti ; mais ayez soin de vous faire chaudement recommander, sinon ils vous feront faire antichambre chez eux pendant deux heures, après lesquelles on vous fera dire qu’on n’est pas visible pour vous. Ces vertueux citoyens sont les amis du peuple, mais les amis du peuple en masse ! ils n’entrent point dans le détail de l’amitié ; ils ne commencent à être polis envers leurs inférieurs que l’avant-veille d’une émeute. Dans l’habitude de la vie, ils sont d’une dignité exemplaire ; ils traitent leurs fournisseurs comme des manants, leurs domestiques comme des nègres, et leurs solliciteurs comme des chiens. L’homme indépendant est tellement au-dessus des autres hommes, qu’il lui est bien permis de leur faire sentir sa démocratique supériorité ; prodiguer le mépris, cela est si doux pour une âme rongée d’envie ! On a souvent parlé de la morgue des grands seigneurs, de l’insolence des parvenus, de l’outrecuidance des pédants ; eh bien, c’est du mélange heureux de ces qualités-là que se compose la bonhomie patriarcale d’un grand homme républicain.