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LETTRES PARISIENNES (1837).

y aura encore des entêtés qui, en vous voyant, aimeront mieux vous dire ressuscité que d’avouer qu’ils se trompaient en racontant tous les détails de votre mort. Oh ! Paris est une grande ville pour les vastes imaginations ; en province, on ne jouit pas de tels avantages : on est obligé de faire venir ses fausses nouvelles de Paris, avec ses chapeaux, ses rubans et ses fusils de chasse ; on ne peut pas tuer un habitant d’une petite ville sans qu’il y paraisse. Si vous disiez : « Monsieur un tel est mort, » au bout de cinq minutes, vous le verriez paraître sur la promenade, et cela n’aurait aucun sel ; on en est réduit à broder sur la vérité, ce qui est peu de chose ; car la vérité en province se réduit aux plus simples événements : la mort d’un chat, la naissance de plusieurs serins, une omelette manquée, un dîner que doit donner le sous-préfet, un voyageur inconnu qui a traversé la ville sans s’arrêter, un chien qui est tombé dans une citerne, une dame qui a fait blanchir les rideaux de son salon, une demoiselle qui a paru à l’église avec une robe neuve, les Bourginot qui ont fait venir un piano de Paris, mesdemoiselles de P… qui portent déjà des manches justes, et toutes choses de cette force dont il faut bien parler, puisque ce sont les nouvelles du jour. Les gens de province en rient eux-mêmes et vous disent avec esprit : « Tout cela est un événement chez nous ; nous avons si peu de chose à dire ! » Mais alors pourquoi parlez-vous ? Parler pour parler, c’est de la démence. Vous ne chantez pas quand vous n’avez point de voix, alors pourquoi causer si vous n’avez pas de sujet de conversation ? Ah ! nous avons en France cette manie funeste qui cause une foule de malheurs, ce besoin plus ruineux que le luxe le plus insatiable, cette nécessité fatigante de toujours soutenir la conversation ; une conversation qui languit est un supplice, un déshonneur pour une maîtresse de maison ; il faut qu’elle la réveille à tout prix. Dans un si grand péril tout lui est permis, tout lui devient secours ; elle ira jusqu’à se compromettre, elle racontera ses souvenirs les plus intimes, elle trahira son secret, elle dira ce qu’elle pense… plutôt que de laisser tomber la conversation. Si elle a le malheur de n’avoir pas de secret à elle, elle vous questionnera pour avoir le vôtre ; elle inventera vingt mensonges ; elle fera dire aux personnes