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LE VICOMTE DE LAUNAY.

peut-on vous émouvoir ? Vous parlera-t-on de la petite une telle ?… Vous ne la quittez pas ; là, point de mystère, pas la moindre prétention d’amour. Vous dira-t-on qu’elle vous trompe ?… vous le savez ! là, point de jalousie, il n’y a pas même prétention de propriété. Quant aux autres liens, ce sont des arrangements de convenances, si froids, si indifférents, auxquels vous attachez si peu d’importance, qu’on ne songe pas à vous en plaisanter. Un amour maintenant est une affaire d’occasion ; on aime celui ou celle qu’on voit naturellement le plus souvent, sans difficulté : on choisit dans son petit cercle, on ne se hasarde pas à chercher plus loin. Deux personnes qui se plairaient passionnément, qui se sentiraient attirées l’une vers l’autre par une tendre sympathie, mais qui seraient chacune d’une société différente, resteraient toute leur vie séparées, parce que leurs relations ne seraient ni commodes ni convenables. Nous avions les mariages d’intérêt ; aujourd’hui nous avons de plus les amours de convenances, ce qui est fort triste, et ce qui fait aussi que l’on n’a rien à dire aux jeunes gens au bal de l’Opéra ; car on ne saurait les agiter en leur parlant d’une personne qui leur est presque indifférente. Le premier aliment d’un bal masqué, c’est, non pas l’esprit, c’est l’imagination ; c’est cette belle faculté de l’intelligence de s’enflammer pour une idée, c’est cette action de la pensée qui donne de la vie à tout. Figurez-vous un bal où chacun arriverait avec une brûlante préoccupation de colère, de bonheur, d’ambition, d’amour, n’importe ; mais enfin, figurez-vous une foule de cerveaux en travail, de cœurs en émoi, d’esprits en fermentation, et figurez-vous un petit domino venant dire à chacun un mot, un seul mot sur le sujet qui le préoccupe : oh ! vous verriez alors tous ces êtres immobiles s’agiter soudain comme des fous, s’attacher à ce domino, le tourmenter, le poursuivre, l’assaillir de questions : « Qui t’a dit cela ? Comment le sais-tu ? — Est-ce que tu l’as vue ? Es-tu venue avec elle ? Sont-ils ici ? — Quel jour ? — À quelle heure ? — Depuis quand ? » Et on ne lui laissera pas un moment de repos. Certes on ne s’ennuierait pas. — Eh bien, au lieu d’un seul, figurez-vous trois cents dominos produisant le même effet, et vous aurez l’idée de ce que doit être un véritable bal de l’Opéra.