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LE VICOMTE DE LAUNAY.

ravages et où nous respirâmes la poussière embaumée du soir. Pendant tout ce trajet, nous n’aperçûmes aucun voyageur sur la route, nous en fûmes surpris. Nous ne pûmes nous expliquer ce phénomène, et nous nous crûmes transporté dans un désert ; mais bientôt nous comprîmes que nous entrions dans le pays des chimères, nous pressentîmes que des choses étranges allaient se passer, et nous nous promîmes d’apporter toute notre attention à les observer.

Une si grande solitude devait en effet nous surprendre. Nous allions à une fête à laquelle tout le monde élégant de Paris était convié, et sur le chemin qui menait à cette fête, pas une voiture, pas la moindre calèche, pas le plus léger cabriolet ! Quels étaient donc ces invités qu’on ne pouvait ni voir ni suivre, et par quelle route ténébreuse, par quels souterrains inconnus devaient-ils arriver au rendez-vous du plaisir ? Ce mystère commençait à nous alarmer ; nos coursiers, effrayés comme nous, semblaient se conformer à nos tristes pensées ; ils hésitaient à nous traîner, ils étaient oppressés, ils respiraient avec peine, ils sentaient que le sable qu’ils foulaient était une terre de prodiges, ils refusaient de marcher : c’étaient des chevaux de remise, et, on le sait, les chevaux de cette espèce sont doués de prudence. S’ils n’ont pas de jambes, ils ont beaucoup d’instinct ; ils seraient incapables de fuir le danger, mais ils savent adroitement l’éviter en n’y courant pas.

Cependant, la curiosité dans notre esprit l’emporte sur la crainte.

Nous continuons notre route avec courage, nous livrant à nos rêveries. Tout à coup des sons harmonieux et lointains viennent nous bercer délicieusement. La brise plus fraîche, et plus coquette nous apporte des parfums choisis. Nous entrons dans une sombre avenue, et à mesure que nous y pénétrons, les sons et les parfums deviennent plus distincts ; nous pouvons déjà les reconnaître et les nommer : voici une valse de Strauss, la Belle Gabrielle ; voici une douce odeur d’oranger…. C’est un air d’Auber qu’on joue maintenant… Ah ! nous venons de passer devant un massif de roses… Dans ce riant séjour, tout n’est plus qu’harmonie et parfum. On écoute, on respire, et l’on est si ravi d’écouter, de respirer, qu’on ne songe pas à