Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 6.djvu/92

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On me pardonnera d’en arrêter le cours.
Je le sens, aujourd’hui, dans ma chute profonde,
C’est un crime d’avoir une idole en ce monde !
Ce crime fut le mien ! Mon jeune âge exalté
Poussa l’amour de l’art jusqu’à l’impiété.
Pour donner la lumière et l’espace à ma toile,
Pour faire enfler la vague et frissonner la voile,
Pour peindre le regard, le sourire, l’éclair,
J’aurais vendu mon âme au démon de l’enfer.
Mon art, c’était ma vie, il avait tous mes rêves,
Et j’aimais mes enfants bien moins que mes élèves :
Mes amis au tombeau, je les pleurai deux jours ;
Mes élèves ingrats, je les pleure toujours !
Dans tous mes sentiments l’art me trouva fidèle.
Une femme !… pour moi ce n’était qu’un modèle ;
Je ne lui demandai ni foi ni pureté,
J’avais mis la vertu dans la seule beauté !
Je contemplais sa joie avec des yeux profanes ;
Cruel, j’étudiais ses larmes diaphanes !
J’étais peintre toujours : sans effroi, sans remord,
Dans ses plus noirs secrets j’interrogeais la mort !
Je luttais avec Dieu… l’auteur de la nature
N’était pour mon orgueil qu’un rival en peinture,
Et je lui reprochais, dans mes jaloux combats,
Les couleurs du soleil que je ne trouvais pas !
Mais Dieu m’a bien puni, sa vengeance fut prompte :
J’ai vécu par l’orgueil… et je meurs par la honte !

(Il sort en cachant sa figure dans ses mains. Au même instant, Valentine paraît au haut de l’escalier.)

Scène IV.

MADAME GUILBERT, VALENTINE.
(Madame Guilbert et Valentine sont en robes du matin très-élégantes.)
Valentine d’abord seule.

Ma mère, suivez-moi, prenez cet escalier ;
J’ai trouvé le chemin, je suis dans l’atelier.

Madame Guilbert.

Que de détours, mon Dieu ! Mais, je ne vois personne.
Morin doit nous attendre, et cet oubli m’étonne.