Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/206

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vaient en parler sans rompre la communauté de leurs pensées : Ginevra ne partageait-elle pas leurs passions politiques ? Quoi de plus naturel que l’ardeur avec laquelle ils se réfugiaient dans le cœur de leur unique enfant ? Jusqu’alors, les occupations d’une vie publique avaient absorbé l’énergie du baron de Piombo ; mais en quittant ses emplois, le Corse eut besoin de rejeter son énergie dans le dernier sentiment qui lui restât ; puis, à part les liens qui unissent un père et une mère à leur fille, il y avait peut-être, à l’insu de ces trois âmes despotiques, une puissante raison au fanatisme de leur passion réciproque : ils s’aimaient sans partage, le cœur tout entier de Ginevra appartenait à son père, comme à elle celui de Piombo ; enfin, s’il est vrai que nous nous attachions les uns aux autres plus par nos défauts que par nos qualités, Ginevra répondait merveilleusement bien à toutes les passions de son père. De là procédait la seule imperfection de cette triple vie. Ginevra était entière dans ses volontés, vindicative, emportée comme Bartholoméo l’avait été pendant sa jeunesse. Le Corse se complut à développer ces sentiments sauvages dans le cœur de sa fille, absolument comme un lion apprend à ses lionceaux à fondre sur leur proie. Mais cet apprentissage de vengeance ne pouvant en quelque sorte se faire qu’au logis paternel, Ginevra ne pardonnait rien à son père, et il fallait qu’il lui cédât. Piombo ne voyait que des enfantillages dans ces querelles factices ; mais l’enfant y contracta l’habitude de dominer ses parents. Au milieu de ces tempêtes que Bartholoméo aimait à exciter, un mot de tendresse, un regard suffisaient pour apaiser leurs âmes courroucées, et ils n’étaient jamais si près d’un baiser que quand ils se menaçaient. Cependant, depuis cinq années environ, Ginevra, devenue plus sage que son père, évitait constamment ces sortes de scènes. Sa fidélité, son dévouement, l’amour qui triomphait dans toutes ses pensées et son admirable bon sens avaient fait justice de ses colères ; mais il n’en était pas moins résulté un bien grand mal : Ginevra vivait avec son père et sa mère sur le pied d’une égalité toujours funeste. Pour achever de faire connaître tous les changements survenus chez ces trois personnages depuis leur arrivée à Paris, Piombo et sa femme, gens sans instruction, avaient laissé Ginevra étudier à sa fantaisie. Au gré de ses caprices de jeune fille, elle avait tout appris et tout quitté, reprenant et laissant chaque pensée tour à tour, jusqu’à ce que la peinture fût devenue sa passion dominante ; elle eût été parfaite, si sa